Mémoires de Casanova partie 1

CHAPITRE VI

Je deviens un vrai garnement. Un grand bonheur me tire d’un état avilissant. Je deviens seigneur riche.

a. 1746a

Après une éducation faite pour m’acheminer à un état honorable, et convenable à un jeune homme qui unissait à un bon fondsb de littérature les heureuses qualités de l’esprit, et les accidentelles de la personne, qui en imposent toujours et partout, me voilà malgré cela, à l’âge de vingt ans, devenu vil suppôt d’un art sublime, dans lequel si on admire l’homme qui excelle, on méprise à juste titre le médiocre. Je me suis fait membre de l’orchestre d’un théâtre, où je ne pouvais exiger ni estime, ni considération, et où même je devais m’attendre aux risées de ceux qui m’avaient connu docteur, puis ecclésiastique, puis militaire, et vu accueilli, et fêté dans les belles, et nobles assemblées.

Tout cela m’était connu ; mais le mépris, auquel je n’aurais pas pu me maintenir indifférent, ne se laissait pas voir. Je le défiais, parce que je savais qu’il n’était dû qu’à la lâcheté, et je ne pouvais m’en reprocher aucune. Pour ce qui regardait l’estime, je laissais dormir mon ambition. Content de n’appartenir à personne, j’allais en avant sans m’embarrasser de l’avenir. Obligé à devenir ecclésiastique, et dans l’impuissance de parvenir par un chemin différent de celui de l’hypocrisie, je me serais méprisé ; et poursuivant dans le métier des armes j’aurais dû avoir une patience, dont je ne me connaissais pas susceptible. Il me semblait que l’état qu’on embrassait devait produire un gain suffisant aux besoins de la vie, et les appointements que j’aurais reçusc servant dans les troupes de la république n’auraient pas pu me suffire, car mes besoins étaient, à cause de mon éducation plus grands que ceux d’un autre. En jouant du violon je gagnais assez pour pouvoir m’entretenir sans avoir besoin de personne. Heureux ceux qui peuvent se vanter de se suffire. Mon emploi n’était pas noble ; mais je m’en moquais. En traitant tout de préjugé, j’ai pris en peu de temps toutes les habitudes de mes vils camarades. J’allais après le spectacle [70v] au cabaret avec eux, d’où nous ne sortions qu’ivres pour aller passer la nuit dans des mauvais lieux. Lorsque nous les trouvions occupés, nous obligions les occupants à décamper, et nous frustrions du pauvre salaire que la loi leur assigne les malheureuses qui s’étaient soumises à notre brutalité. Par ces violences nous nous exposions souvent aux risques les plus évidents.

Nous passions souvent les nuits en parcourant les différents quartiers de la ville inventant, et exécutant toutes les impertinences imaginables. Nous nous divertissions à délier des rivages des maisons particulières les gondoles, qui après allaient toutes seules au gré du courant de l’eau d’un côté, ou de l’autre du grand canal, nous faisant un sujet de joie des malédictions que les barcarols devaient nous donner le matin ne trouvant pas leurs gondoles là où ils les avaient attachées.

Nous allions souvent réveiller des sages-femmes les faisant habiller, et sortir pour aller accoucher des femmes qui à leur arrivée les traitaient de folles. Nous en faisions de même vis-à-vis des plus fameux médecins, dont nous troublions le repos pour les faire aller chez des seigneurs que nous leur annoncions frappés d’apoplexie ; et nous faisions sortir de leur lit des prêtres pour les faire aller recommander l’âme de personnes qui se portaient bien, et que nous leur annoncions mourantes.

Par toutes les rues où nous passions nous coupions impitoyablement toutes les cordes des sonnettes qui pendaient aux portes des maisons ; et lorsque par hasard nous trouvions une porte ouverte parce qu’on avait oublié de la fermer, nous montions les escaliers à tâtons, et nous épouvantions aux portes de leur appartement tous les dormants1 pour les avertir que la porte de la rue de leur maison était ouverte. Après cela nous partions vite en laissant la porte ouverte comme nous l’avions trouvée.

Dans une nuit très sombre nous nous déterminâmes à abattre une grande table de marbre, qui était une espèce [71r] de monument. Cette table était placée presqu’au milieu de la place de S.t Ange2. On disait qu’au temps de la guerre que la République avait soutenued contre la ligue de Cambrai3, les commissaires payaient sur cette grande table l’argent aux recrues qui s’enrôlaient pour le service de S.t Marc.

Lorsque nous pouvions entrer dans les clochers, c’était pour nous un grand plaisir que celui d’alarmer toute la paroisse par le tocsin qui annonçait le feu, ou par l’autre de couper toutes les cordes des cloches. Quand nous allions de l’autre côté du canal, au lieu d’aller tous dans une gondole, chacun de nous en prenait une, et lorsque nous descendions de l’autre côté nous nous sauvions pour nous faire suivre par les barcarols que nous n’avions pas payés.

Toute la ville se plaignait de ces impertinences nocturnes, et nous nous moquions des perquisitions4 qu’on faisait pour découvrir les perturbateurs du repos public. Nous devions garder le secret avec grand soin, car si on nous eût découvertse, on aurait pu s’amuser à nous condamner pour quelque temps tous à la galère du conseil des dix, qui est vis-à-vis des deux grandes colonnes à la petite place de S. Marc5.

Nous étions sept, et quelquefois huit, car comme j’avais beaucoup d’amitié pour mon frère François, je le mettais souvent de nos parties. Mais voilà ce qui est arrivé pour que la peur mette un frein, et même une fin à nos folies.

Dans chacune des soixante et douze paroisses de la ville de Venise il y a un grand cabaret qu’on appelle magasin, où l’on vend du vin en détail, qui est ouvert toute la nuit, et où l’on va boire à meilleur marché qu’aux autres cabarets de la ville, où l’on donne aussi à manger. On peut aussi manger au magasin en faisant venir ce qu’on veut de la [71v] boutique du charcutier qu’on trouve aussi par institution dans chaque paroisse ouverte presque toute la nuit. C’est un gargotier6 qui apprête fort mal à manger ; mais comme il donne tout à bon marché, cet établissement est très utile aux pauvres. Dans le magasin même on ne voit jamais ni noblesse, ni des bourgeois à leur aise, car on n’y voit pas la propreté. Ces lieux ne sont fréquentés que par le menu peuple. Il y a des petites chambres où il n’y a qu’une table entourée de tréteaux, au lieu de chaises.

C’était en carnaval, minuit était sonnée, nous étions huit tous masqués rôdant par la ville pensant tous à nous faire honneur avec nos camarades par l’invention de quelque impertinence de nouvelle espèce.f Passant par devant le magasin de la paroisse appelée la croix7,g il nous vient envie d’aller boire. Nous entrons, nous rôdons, et nous ne voyons personne que trois hommes pacifiques dans une chambre qui buvaient avec une assez jolie femme. Notre chef, qui était un noble vénitien d’une famille Balbi nous dit que l’opération serait belle, et nouvelle d’enlever ces pauvres buveurs séparément de la femme pour nous servir après d’elle à toute notre commodité. Il nous dit son projet en détail, nous l’approuvons, il nous concerte8, et bien couverts de nos masques nous entrons dans la chambre lui le premier, qui ôtant son masque, sûr de n’être pas pour cela connu, il dit aux trois hommes fort surpris ces paroles : Sous peine de la vie, et par ordre des chefs du conseil des dix9 venez d’abord avec nous,h sans faire le moindre bruit ; et vous la bonne ne craignez rien. On vous conduira chez vous. À peine ces paroles prononcées deux de la bande prennent la femme qu’ils conduisent d’abord où notre chef leur avait dit d’aller nous attendre, et nous nous emparons des trois hommes tous tremblants, qui pensent à tout hormis qu’à nous résister. Le garçon du magasin accourt [72r] pour être payé, et notre chef le paye lui imposant silence toujours sous peine de la vie. Nous conduisons ces trois hommes dans un grand bateau : notre chef monte en poupe, ordonnant au batelier de voguer à proue. Le batelier doit obéir sans savoir où il ira ; la route dépend du poupier10. Aucun de nous ne savait où notre chef allait conduire ces pauvres diables.

Il prend le chemin pour sortir du canal, il sort, et il arrive dans un quart d’heure à S. George11 où il fait descendre les trois prisonniers, qui se trouvent heureux de se voir laissés là, car ils devaient craindre d’être assassinés. Après cela notre chef se trouvant fatigué fait monter en poupe le batelier, et lui ordonne de nous mettre à S. Geremie12, où après l’avoir bien payé ili le laisse dans son bateau.

De S. Geremie nous allâmes à la petite place du ramier à S. Marcuola13, où mon frère avec un autre de notre bande nous attendaient dans un coin assis par terre avec la jolie femme qui pleurait.

— Ne pleurez pas notre belle, lui dit notre chef, car on ne vous fera pas de mal. Nous allons boire un coup à Rialte14, et après nous vous conduirons chez vous.

— Où est mon mari ?

— Vous le verrez chez vous demain matin.

Consolée par cette réponse, et soumise comme un mouton, elle vint avec nous à l’hôtellerie des deux épées15, où nous fîmes faire bon feu dans une chambre en haut, et où, après avoir fait porter à boire, et à manger, nous renvoyâmes le valet. Pour lors nous ôtâmes nos masques, et nous vîmes l’enlevée devenir toute humaine à la vue de nos figures, et à la façon de nos procédés. Après l’avoir bien encouragée par des paroles, et des verres de vin il lui arriva ce à quoi elle devait s’attendre. Notre chef, comme de raison, fut le premier à lui rendre ses devoirs amoureux après avoir vaincu avec beaucoup de politesse toute la répugnance qu’elle avait à lui être complaisante en présence de toute la [72v] bande. Elle prit le bon parti d’en rire, et de se laisser faire.

Mais je l’ai vue surprise, lorsque je me suis présenté pour être le second : elle crut de devoir me marquer de la reconnaissance ; et lorsqu’elle vit après moi le troisième elle ne douta plus de son heureuse destinée qui lui promettaitj tous les membres de la société. Elle ne se trompa pas. Mon frère fut le seul qui fit semblant d’être malade. Il n’avait point d’autre parti à prendre, car la loi qui existait entre nous était irrévocable en ceci que chacun devait faire ce qu’un autre faisaitk. Après ce bel exploit, nous nous remasquâmes, nous payâmes l’hôte, et nous conduisîmes cette heureuse femme à S. Job16, où elle demeurait, ne la laissant que lorsque nous la vîmes ouvrir sa porte. Nous dûmes rire tous de ce qu’elle nous remercia de la plus vraie, et de la meilleure foi du monde. Après cela nous nous débandâmes pour aller tous chez nous.

Ce ne fut que le surlendemain que cette aventure commença à faire du bruit. Le mari de cette jeune femme était un tisserand comme ses deux autres amis. Il s’unit à eux, et il présenta aux chefs du conseil des dix une plainte, dans laquelle il leur communiquait le fait dans la pure vérité, dont l’atrocité était cependant diminuée par une circonstance qui dut faire rire les trois juges, comme elle a fait rire toute la ville. L’écriture disait que les huit masques n’avaient maltraitél d’aucune façon la femme. Les deux masques qui l’avaient enlevée l’avaient conduite dans la telle place, où une heure après les six autres étant arrivés, ils étaient allés aux épées où ils avaient passém une heure à boire. Ils l’avaient après conduite chez elle, la priant d’excuser s’ils avaient voulu jouer un tour à son mari. Les trois tisserands n’avaient pu partir de l’île de S.t George qu’à la pointe du jour, et le mari retournant chez lui avait trouvé sa femme dans son lit dormant [73r] profondément, qui à son réveil lui avait conté tout le faitn. Elle ne se plaignait que de la grande peur qu’elle avait eueo, et sur cela elle demandait justice, et punition exemplaire. Tout était comique dans cette plainte, car le mari disait que les huit masques ne les auraient pas trouvés si faciles si leur chef n’avait pas prononcé le respectable nom du tribunal.

Cette plainte fit trois effets. Le premier fut de faire rire toute la ville. Le second, de faire aller tous les oisifs à S. Job pour entendre l’héroïne même à17 conter l’histoire. Le troisième de faire sortir du tribunal une sentence qui promettait cinq cents ducats18 à celui qui découvrirait les coupables, fût-ce quelqu’un même d’entre eux excepté le chef. Cette taille19 nous aurait fait trembler, si notre chef, qui seul était d’un caractère à pouvoir devenir délateur, n’avait été noble vénitien. Cette qualité de notre chef me rendait sûr que quand même quelqu’un de nous aurait été capable d’aller déclarer le fait pour gagner les cinq cents ducats, le tribunal n’aurait rien fait, puisqu’il aurait été obligé de punir un patricien. Ce traître ne se trouva pas parmi nous, malgré que nousp fussions tous pauvres. Mais nous fûmes si épouvantés que nous devînmes tous sages, et nos courses nocturnes finirent.

Trois ou quatre mois après, le chevalier Nicolas Tron20, étant inquisiteur d’état, m’étonna en me disant toute l’histoire de cette affaire, et me nommant un à un tous mes camarades.

1746q

À la moitié du printemps de l’année suivante 1746 Monsieur Girolamo Cornaro aîné de la maison Cornaro de la Reine21 épousa une fille de la famille Soranzo de S. Pol, et je fus un des joueurs de violon qui composaient un entre plusieurs orchestres dans les bals qu’on [73v] donna pour trois jours consécutifs dans le palais Soranzo à l’occasion de ce mariage.

Le troisième jour, vers la fin de la fête, une heure avant jour, je laisse l’orchestre pour aller chez moi et en descendant l’escalier, je remarque un sénateur en robe rouge22 qui allait monter dans sa gondole. Je vois une lettre qui tombe près de lui dans le moment qu’il tirait son mouchoir de sa poche. Je vais ramasser la lettre,r et rejoignant ce beau seigneur dans le moment qu’il descendait les degrés,s je la lui remets. Il me remercie ; il me demande où je demeure, je le lui dis, il veut absolument me mettre chez moi, j’acceptet la grâce qu’il voulait bien me faire, et je me mets sur la banquette près de lui.u Trois minutes après, il me prie de lui secouer le bras gauche : J’ai, me dit-il, un engourdissement si fort qu’il me semble absolument de n’avoir pas ce bras. Je le secoue de toute ma force, et je l’entends me dire avec des mots mal articulésv qu’il se sentait perdue toute la jambe aussi ;w et qu’il lui paraissait de mourir.

Tout en alarme, je tire le rideau, je prends la lanterne, je regarde sa figure, et je reste effrayé observant sa bouche qui s’était retirée vers son oreille gauche, et ses yeux mourants.

Je crie aux barcarols d’arrêter, et de me laisser descendre pour aller chercher un chirurgienx pour qu’il vienne d’abord saigner S. Ex.y qui venait certainement d’être frappé d’apoplexie.

Je descends. C’était au pont de la rue Bernard, où j’avais donné trois ans avant ce temps-là des coups de bâton à Razzetta23. Je cours au café, on m’indique la [74r] maison où demeurait un chirurgien. Je frappe fort, je crie, on vient, on réveille l’homme, je le presse, je ne permets pas qu’il s’habille, il prend son étui, et il vient avec moi dans la gondole, où il saigne le moribond, et je déchire ma chemise pour lui faire un bandage.

Nous arrivons d’abord après chez lui à S.te Marine24 ; on réveille les domestiques, on le tire hors de sa gondole, zon le porte au premier dans son appartement, on le déshabille, et on le met au lit presque mort. Je dis à un domestique d’aller vite chercher un médecin, il va, le médecin arrive, il le fait saigner de nouveau. Je me mets près de son lit, me croyant en devoir de ne plus m’en éloigner.

Une heure après, un patricien de ses amis arrive, puis j’en vois un autre, ils sont au désespoir, ils s’informent aux25 barcarols, qui leur disent que je pouvais les informer beaucoup mieux qu’eux. Ils m’interrogent, je leur dis tout ce que je savais, ils ne savent pas qui je suis, ils n’osent pas me le demander, et je ne leur dis rien. Le malade était là immobile, ne donnant autre signe de vie que par la respiration. On lui faisait des fomentations26, et le prêtre qu’on était allé chercher s’attendait à sa mort. On ne reçoit pas des visites, les deux patriciens et moi étions les seuls qui ne s’éloignaient pas de lui. Je fais avec eux un petit dîner à midi sans sortir de la chambre. Vers le soir le plus âgé des deux patriciens me dit que si j’avais des affaires je pouvais m’en aller, car ils resteraient eux-mêmes toute la nuit près du malade couchant sur des matelas qu’ils feraient porter. Je leur réponds que je dormirais sur le même fauteuil où j’étais, puisque j’étais sûr que si je partais le malade mourrait, comme j’étais certain qu’il ne pouvait pas mourir tant que je resterais là. Je les vois tous les deux étonnés de cette réponse s’entreregarder.

[74v] J’apprends d’eux-mêmes en soupant que ce seigneur ainsi mourant était M. de Bragadin27 frère unique du procurateur de ce nom. Ce Monsieur de Bragadin était illustre dans Venise tant à cause de son éloquence, et de ses talents en qualité d’homme d’état, comme à cause des galanteries qui l’avaient signalé dans sa bruyante jeunesse. Il avait fait des folies pour des femmes qui en avaient faites aussi à cause de lui ; il avait beaucoup joué, et perdu, et le procurateur son frère était son plus cruel ennemi parce qu’il s’était mis dans la tête qu’il avait tenté de l’empoisonner. Il l’avait accusé de ce crime au conseil des dix, qui huit mois après l’avait déclaré innocent avec tous les suffrages ; mais le procurateur n’avait pas pour cela changé d’avis. Cet innocent opprimé par son injuste frère, qui lui usurpait la moitié de son revenu, vivait cependant bien en aimable philosophe dans le sein de l’amitié. Il avait deux amis qui étaient ceux que je voyais là : un était de la famille Dandolo, l’autre de celle de Barbaro28 tous les deux honnêtes, et aimables comme lui. Il était beau, savant, facétieux, et du caractère le plus doux. L’âge qu’il avait alors était celui de cinquante ans29.

Le médecin qui s’était mis à l’entreprise de le guérir, qui s’appelait Ferro s’imagina par un raisonnement tout particulier de pouvoir lui faire recouvrer la santé moyennant une onction de Mercure sur la poitrine ; et on le laissa faire. L’effet rapide de ce remède pris en bonne part par les deux amis m’épouvanta. Cette rapidité paraissait dans ce qu’en moins de vingt-quatre heures le malade se trouva inquiété par une grande effervescence à la tête. Le médecin dit qu’il savait que l’onction devait faire cet effet, mais que le lendemain sa force à la tête diminuerait pour procéder dans les autres parties du corps qui avaient besoin d’être vivifiées par l’art30, et par l’équilibre de la circulation des fluides.

À minuit M. de Bragadin était tout en feu, et dans une agitation mortelle : je me lève, et je le vois avec des yeux mourants pouvant à peine respirer. Je fais lever de leurs matelas les deux amis, leur disant qu’il fallait délivrer le patient de ce qui allait le faire mourir. Sans attendre alors leur réponse, je lui découvre la poitrine, je lui lève l’emplâtre, je le lave ensuite avec de l’eau tiède, et le voilà en trois, ou quatre minutes soulagé, tranquille, et en proie du31 plus doux sommeil. Nous nous recouchâmes.

[75r] Le médecin vient de très grand matin, et se réjouit en voyant son malade en bon état. Monsieur Dandolo lui dit ce qu’on avait fait, et en conséquence de quoi le malade lui paraissait moins mal. Le médecin se plaint de la liberté qu’on a priseaa, et demande qui était celui qui avait détruit sa cure. M. de Bragadin lui dit que celui qui l’avait délivré du Mercure qui allait le tuer était un médecin qui en savait plus que lui ; et en disant cela il lui montre ma personne.

Je ne sais pas lequel de nous deux fut pour lors le plus surpris, si le médecin de voir un jeune homme qu’il n’avait jamais vu qu’on lui annonce pour plus savant que lui, ou moi qui ne savais pas de l’être. Je me tenais dans un modeste silence gêné par l’envie de rire que je retenais, tandis que le médecin me regardait, et me prenait avec raison pour un hardi charlatan qui avait osé le supplanter. Il dit froidement au malade qu’il me cédait donc sa place, et il fut pris au mot. Il part : et me voilà devenu le médecin d’un des plus illustres membres du Sénat de Venise. Dans le fond j’en fus enchanté. J’ai alors dit au malade qu’il ne fallait que du régime, et que la nature ferait tout le reste dans la belle saison à laquelle nous nous acheminions.

Le médecin Ferro congédié fut conter cette histoire par toute la ville, et comme le malade se portait tous les jours mieux, un de ses parents qui vint lui faire une visite lui dit que tout le monde s’étonnait qu’il eût choisi pour son médecin un violon de l’orchestre d’un théâtre. M. de Bragadin lui répondit en riant qu’un joueur de violon pouvait en savoir plus que tous les médecins de Venise.

Ce seigneur m’écoutait comme un oracle. Ses deux amis étonnés me prêtaient la même attention. Cette subordination m’ayant augmenté le courage, je parlais en physicien, je dogmatisais, et je citais des auteurs que je n’avais jamais lus.

Monsieur de Bragadin, qui avait la faiblesse de donner dans les sciences abstraites32, me dit un jour que pour un jeune homme il me trouvait trop savant, et que je devais par conséquent posséder quelque chose de surnaturel. Il me pria de lui dire la vérité. [75v]

Ce fut dans ce moment-là que pour ne pas choquer sa vanité lui disant qu’il se trompait, j’ai pris l’étrange expédient de lui faire en présence de ses deux amis la fausse et folle confidence que je possédais un calcul numérique par lequel moyennant une question que j’écrivais, et que je changeais en nombres, je recevais également en nombre une réponse qui m’instruisait de tout ce que je voulais savoir, et dont personne au monde n’aurait pu m’informer. Monsieur de Bragadin dit que c’était la clavicule de Salomon33, que le vulgaire appelait cabale34. Il me demanda de qui j’avais appris cette science, et m’entendant lui répondre que celui qui me l’avait apprise était un ermite qui demeurait sur la montagne de Carpegna dans le temps que j’étais aux arrêts à l’armée d’Espagne, il me dit que l’ermite à mon insu avait lié au calcul une intelligence invisible, car les nombres simples ne pouvaient pas avoir la faculté de raisonner. Tu possèdes, me dit-il, un trésor, et il ne tient qu’à toi d’en tirer le plus grand parti. Je lui ai dit, que je ne savais pas par quel chemin je pourrais en tirer ce grand parti d’autant plus que les réponses que mon calcul me donnait étant obscures, je m’en étais dégoûté tellement depuis quelque temps que je ne faisais des questions presque jamais.

— Il est cependant vrai, lui ajoutai-je, que si je n’avais pas fait ma pyramide il y a trois semaines je n’aurais pas eu le bonheur de connaître V. Ex..

— Comment cela ?

— Ayant demandé à mon oracle le second jour des fêtes dans la maison Soranzo, si je rencontreraisab quelqu’un à ce bal que je n’aurais pas voulu rencontrer, il me répondit que je devais quitter la fête à dix heures précises35. C’était une heure avant jour. J’ai obéi, et j’ai rencontré V. E..

M. de Bragadin également que ses deux amis restèrent comme pétrifiés. Monsieur Dandolo me pria alors de répondre à une question qu’il allait me faire lui-même, et dont l’interprétation [76r] n’appartiendrait qu’à lui, la chose n’étant connue que de lui. Il écrit la question, il me la donne, je la lis, je ne comprends rien à la chose, rien à la matière ; mais cela ne fait rien, il faut que je réponde. Si la demande m’est obscure au point que jeac ne pusse rien comprendre, je devais ne rien comprendre non plus dans la réponse. Je réponds donc en chiffres ordinaires quatre vers, dont lui seul pouvait être l’interprète, me montrant fort indifférent sur l’interprétation. M. Dandolo les lit, les relit, il se montre surpris, il entend tout, c’est divin, c’est unique, c’est un trésor du ciel. Les nombres ne sont que le véhicule,ad mais la réponse ne peut être que d’une intelligence immortelle. Après M. Dandolo, M. Barbaro, et M. de Bragadin aussi font des questions sur toutes les matières,ae mes réponses leur paraissent toutes divines, je leur fais compliment, et je me félicite de posséder une chose, dont je n’avais pas fait de cas jusqu’à ce moment-là, mais dont j’en ferais dans la suite voyant que je pouvais par là me rendre utile à Leurs Excellences.

Ils me demandèrent alors tous les trois d’accord en combien de temps je pourrais leur apprendre la règle de ce calcul. Je leur ai répondu que c’était l’affaire de fort peu de temps, et que je m’y prêterais malgré que l’ermite m’eût dit que si je l’apprenais à quelqu’un avant que je fusse parvenu à l’âge de cinquante ans je mourrais de mort subite trois jours après. Je ne crois pas, leur dis-je, à cette menace. M. de Bragadin alors me dit d’un ton très sérieux que je devais y croire, et aucun des trois depuis ce moment-là ne s’est plus avisé de me prier de lui apprendre à faire la cabale. Ils pensèrent que d’abord qu’ils pourraient m’attacher à eux c’était égal comme s’ils la possédaient eux-mêmes. De cette façon je suis devenu le Hiérophante36 de ces trois hommes très honnêtes, et aimables au possible ; mais non pas sages puisqu’ils donnaient tous les trois dans ce qu’on appelle les chimères des sciences : ils croyaient possible le moralement impossible. Ils se voyaient en possession, m’ayant àaf leur ordre, de la pierre philosophale, de la médecine universelle, du colloque avec les esprits élémentaires37, et toutes les intelligences célestes, et du secret de tous les cabinets de l’Europe. Ils croyaient aussi à la magie lui donnant le nom spécieux de physique occulte.

Après s’être assurés de la divinité de ma cabale par des questions sur du passé, ils établirent de se la rendre utile la consultant toujours sur le présent, et sur le futur, et il ne m’était pas difficile de deviner puisque je ne donnais jamais de réponse qui n’eût deux sens, dont l’un [76v] cependant, qui n’était connu que de moi, ne se laissait apercevoir qu’après l’événement. Ma cabale n’avait jamais tort. J’ai alors connu combien il avait été facile aux anciens prêtres du paganisme d’en imposer à l’univers ignorant, et crédule38. Mais ce qui m’a toujours étonné fut que les saints pères chrétiens, qui n’étaient pasag simples, et ignorants comme nos évangélistes, croyant de ne pouvoir pas nier la divinité des oracles, les eussent attribués au diable. Ils n’auraient pas pensé ainsi, s’ils avaient su faire la cabale. Mes trois amis ressemblaient aux saints pères : voyant la divinité de mes réponses, et n’étant pas assez méchants pour me croire un diable, ilsah croyaientai mon oracle animé par un angeaj.

Ces trois seigneurs étaient non seulement chrétiens très fidèles à leur religion ; mais dévots, et scrupuleux : ils étaient tous les trois célibataires, et tous les trois devenus ennemis irréconciliables des femmes après y avoir renoncé. C’était selon eux la condition principale que les esprits élémentaires exigeaient de tous ceux qui voulaient avoir un commerce avec eux. L’un excluait l’autre.

Ce qui me parut fort singulier au commencement de ma connaissance avec ces troisak patriciens fut qu’ils avaient foncièrement ce qu’on appelle de l’esprit. Mais l’esprit préoccupé39 raisonne mal, et il s’agit de raisonner bien. Je riais souvent en moi-même les entendant parler des mystères de notre religion en se moquant de ceux qui étaient bornés dans leurs facultés intellectuelles au point de trouver ces mêmes mystères incompréhensibles. L’incarnation du verbe était une petite bagatelle pour Dieu ; et la résurrection était si peu de chose qu’elle ne leur paraissait pas prodigieuse, car la chair étant l’accessoire, et Dieu ne pouvant pas être mort, J. C. devait naturellement ressusciter. Pour ce qui regarde l’Eucharistie, la présence réelle, la transsubstantiation étaient pour eux tout ce qu’il y avait (praemissis concessis [les prémisses étant accordées]) de plus évident. Ils allaient tous les huit jours à confesse sans être nullement embarrassés vis-à-vis de leurs confesseurs, dont ils plaignaient l’ignorance. Ils ne se croyaient obligés de lui rendre compte que de ce [77r] qu’ils croyaient être un péché ; et en cela ils raisonnaient très juste.

Avec ces trois originaux respectables par leur probité, par leur naissance, par leur crédit, et par leur âge je me plaisais infiniment, malgré qu’insatiables de savoir ils me tinssent souvent occupé huit à dix heures par jour enfermés tous les quatre, et inaccessibles à tout le monde. Je les ai rendus mes amis intimes leur contant l’histoire de tout ce qui m’était arrivé jusqu’alors dans ma vie ; et assez sincèrement quoique non pas avec toutes les circonstances comme je viens de l’écrire pour ne pas leur faire faire des péchés mortels.

Je sais que je les ai trompés, et que par conséquent je n’en ai pas agi avec eux en honnête homme dans toute la signification du terme40 ; mais si mon lecteur a l’esprit du monde je le prie de faire quelques réflexions avant de me croire indigne de son indulgence.

alVoulant avoir une morale très pure, j’aurais dû, me dit-on, ou ne point me lier avec eux ou les désabuser. Les désabuser, non, je réponds, car je ne me croyais pas assez fort pour y réussir. Je les aurais fait rire ; ils m’auraient traité d’ignorant, et ils m’auraient donné congé. Ils ne m’auraient pas payé pour cela, et je n’avais aucune mission pour m’ériger en apôtre. Pour ce qui regarde la résolution héroïque que j’aurais pu prendre de les laisser là d’abord que je les ai connus visionnaires41 ; je répondrai que pour la prendre j’aurais eu besoin d’une morale faite pour un misanthrope, ennemi de l’homme, de la nature, de la politesse, et de soi-même. En qualité de jeune homme qui avait besoin de bien vivre, et de jouir des plaisirs que la constitution de l’âge exige, aurais-je dû risquer de laisser mourir M. de Bragadin, et aurais-je dû avoir la barbarie de laisser exposéesam ces trois honnêtes personnes aux tromperies de quelque fripon malhonnête qui aurait pu s’introduire dans leur société, et les ruiner en leur faisant entreprendre l’opération chimérique du grand œuvre42 ? Outre cela un amour-propre invincible m’empêchait de me déclarer indigne de leur amitié par mon ignorance, ou par mon orgueil, ou par mon impolitesse, dont je leur aurais donné des marques [77v] évidentes en méprisant leur société.

J’ai pris le parti le plus beau, le plus noble, le seul naturel. Celui de me mettre en état de ne plus manquer de mon nécessaire : et de ce nécessaire personne nean pouvait être le juge plus que moi. Avec l’amitié de ces trois personnages je devenais homme qui devait avoir dans sa même patrie de la considération, et du crédit. Outre cela je devais avoir un plaisir très flatteur à devenir le sujet des discours, et des spéculations de ceux qui dans leur oisiveté veulent deviner les causes de tous les phénomènes moraux qu’ils voient. On ne pouvait pas comprendre à Venise comment ma liaison pouvait exister avec trois hommes de ce caractère, eux tout ciel, et moi tout monde : eux très sévères en leurs mœurs ; moi adonné au plus grand libertinage.

Au commencement de l’été M. de Bragadin se trouva en état de reparaître au sénat. Voici le discours qu’il me tint la veille du jour dans lequel il sortit pour la première fois.

Quiconque tu sois, je te dois la vie. Tes protecteurs qui voulurent te faire prêtre, docteur, avocat, soldat, puis joueur de violon ne furent que des sots qui ne te connurent pas. Dieu ordonna à ton ange de te conduire entre mes mains. Je t’ai connu : si tu veux être mon fils, tu n’as qu’à me reconnaître pour père, et dorénavant dans ma maison je te traiterai comme tel jusqu’à ma mort. Ton appartement est prêt, fais-y porter tes hardes, tu auras un domestique, et ta gondole payée, notre table, et dix sequins43 par mois. À ton âge je ne recevais pas de mon père une plus grosse pension. Il n’est pas nécessaire que tu t’occupes de l’avenir ; pense à t’amuser, et prends-moi pour ton conseil dans tout ce qui peut t’arriver, ou que tu veux entreprendre, et tu me trouveras toujours ton bon ami.

Je me suis d’abord jeté à ses pieds pour l’assurer de ma reconnaissance, et pour lui donner le doux nom de père. Je lui ai juré obéissance en qualité de fils. Les deux autres amis qui demeuraient dans le palais m’embrassèrent, et nous nous jurâmes une fraternité éternelle.

C’est, mon cher lecteur, toute l’histoire de ma métamorphose, et l’heureuse époque qui me fit sauter du vil métier de joueur de violon à celui de seigneur.

a. Date donnée en marge. 1745 corrigé par surcharge.

b. Orth. fond.

c. Orth. reçu.

d. Orth. soutenu. À cause de biffé.

e. Orth. découvert.

f. Nous biffé. Passant corrige passons par surcharge.

g. Et biffé.

h. Et ne faites pas biffé.

i. Laisse le batelier.

j. Toute la bande biffé.

k. Deux lignes et demie méticuleusement biffées, illisibles.

l. Orth. maltraitée.

m. Orth. passés.

n. Dans la pure vérité se gardant bien de charger sa conscience le contant autrement afin de rendre plus grand le crime de la bande biffé.

o. Orth. eu.

p. Étions biffé.

q. Date indiquée dans la marge gauche.

r. Je rejoins biffé.

s. Et je lui remets sa lettre.

t. Orth. je accepte.

u. Cinq biffé.

v. : je me sens biffé.

w. Je me meurs biffé.

x. Qui biffé.

y. Casanova fait suivre cette abréviation d’un deux-points auquel nous substituons le point d’usage.

z. Et biffé.

aa. Orth. pris.

ab. Orth. rencontrerai.

ac. N’y comprends rien, je dois biffé.

ad. Et biffé.

ae. Nous ajoutons cette virgule qui ne figure pas sur le manuscrit.

af. Ses biffé.

ag. Bêtes comme nos quatre biffé.

ah. Me biffé.

ai. Un ange, ou [?] biffé.

aj. Quelques mots biffés, illisibles.

ak. Honnêtes hommes biffé.

al. Ayant biffé.

am. Orth. exposés.

an. Peut biffé.

[80r] 1746a CHAPITRE VII

Vie déréglée. Zavoiski, Rinaldi, L’Abadie. La jeune comtesse D1.. Steffani capucin. Ancilla. La Ramon. Je monte dans une gondole à St Job pour aller à Mestre.

La même Fortune, qui se plut à me donner un essai de son despotisme me rendant heureux par un chemin tout à fait inconnu à la sagesse, n’eut pas le pouvoir de me faire embrasser un système fait pour me mettre en état de n’avoir plus besoin de personne dans ma vie à venir.

J’ai commencé à vivre en vrai indépendant de tout ce qui pouvait mettre des bornes à mes inclinations. D’abord que je respectais les lois il me semblait de pouvoir mépriser les préjugés. Je croyais de pouvoir vivre parfaitement libre dans un pays sujet à un gouvernement aristocratique. Je me serais trompé quand même la Fortune m’aurait fait devenir membre du gouvernement. La république de Venise, connaissant que son premier devoir est celui de se conserver, se trouve elle-même esclave de l’impérieuse raison d’état. Elle doit dans l’occasion sacrifier tout à ce devoir vis-à-vis duquel les lois mêmes cessent d’être inviolables. Mais quittons cette matière désormais trop connue. Tout le genre humain sait que la vraie liberté n’existe ni ne peut exister nulle part. Je n’ai touché ce propos que pour donner au lecteur une idée de ma conduite dans ma patrie, où j’ai commencé cette même année à battre un sentier quib devait finir à une prison d’état impénétrable, précisément parce qu’inconstitutionnelle. Assez riche, pourvu par la nature d’un extérieur [80v] imposant, joueur déterminé, panier percé, grand parleur toujours tranchant, point modeste, intrépide, courant les jolies femmes, supplantant des rivaux, ne connaissant pour bonne que la compagnie qui m’amusait je ne pouvais être que haï. Étant prêt à payer de ma personne je me croyais tout permis, car l’abus qui me gênait me paraissait fait pour être brusqué.

Cette conduite de ma part ne pouvait que déplaire aux trois sages dont j’étais devenu l’oracle ; mais ils n’osaient me rien dire. M. de Bragadin me disait en riant que je mettais devant ses yeux la folle vie qu’il menait quand il avait mon âge ; mais que je devais me disposer à en payer les amendes, et à me voir puni comme lui quand je me trouverais parvenu au sien. Sans manquer au respect que je lui devais, je tournais en plaisanteries ses redoutables prophéties, et j’allais mon train. Mais voici le premier essai qu’il me donna de son caractère la troisième ou quatrième semaine de notre connaissance.

J’ai connu au casin2 de madame Avogadro3, femme d’esprit, et aimable en dépit de ses soixante ans, un gentilhomme polonais fort jeune appelé Gaétan Zawoiski4. Il attendait de l’argent de son pays, et en attendant les femmes vénitiennes lui en fournissaient enchantées par sa jolie figure, et par ses manières polonaises. Nous devînmes bons amis : je lui ai ouvert ma bourse ; et il m’ouvrit plus amplement la sienne vingt ans après à Munich. C’était un honnête homme qui n’avait qu’une petite dose d’esprit ; mais suffisante à son bien-être. Il mourut il y a cinq à six ans à Dresde ministre de l’électeur de Trèves. Je parlerai de lui à sa place.

Cet aimable garçon que tout le monde aimait, et qu’on croyait esprit fort parce qu’on le voyait avec M. Angelo Querini5, et M. Lunardo Venier6 me présenta dans un jardin de la Zuecca7 à une belle comtesse étrangère qui me plut. Nous allâmes le même [81r] soir chez elle à la locande8 du châtelet, où après m’avoir présenté son mari comte Rinaldi elle nous engagea à rester à souper. Le mari fit une banque de Pharaon où pontant de moitié avec madame j’ai gagné une cinquantaine de sequins. Charmé d’avoir fait cette belle connaissance, je fus la voir le lendemain matin tout seul ; son maric après m’avoir demandé excuse si elle était encore au lit,d me fit entrer. Elle eut l’art dans le tête-à-tête de me faire espérer tout ne m’accordant rien, et quand elle me vit partir, elle m’invita à souper. J’y fus, j’ai gagné, comme la veille, toujours de moitié avec elle, et je suis retourné chez moi amoureux. Je croyais qu’elle serait bonne le lendemain matin ; mais quand j’y fus on me dit qu’elle était sortie. J’y suis retourné le soir, et après m’avoir fait des excuses nous jouâmes, et j’ai perdu tout l’argent que j’avais toujours de moitié avec elle.

Après souper les étrangers partirent, et je suis resté là seul avec Zawoiski parce que le comte Rinaldi voulut me donner la revanche. J’ai joué sur ma parole, et il mit bas les cartes quand il trouva que je lui devais en marques9 cinq cents sequins10. Je suis retourné chez moi fort triste. L’honneur m’obligeait à payer ma dette le lendemain, et je n’avais pas le sou. L’amour augmentait mon désespoir ; je me voyais dans le moment de faire la figure d’un misérable gueux. L’état de mon âme peinte sur ma physionomie n’échappa pas à M. de Bragadin le lendemain. Il me sonda, et il m’encouragea si bien que je lui ai conté toute l’histoire : je l’ai finie par lui dire que je me voyais déshonoré, et que j’en mourrais. Il me consola me disant qu’il m’acquitterait de ma dette dans le même jour si je voulais lui promettre de ne plus jouer sur ma parole. Je lui en ai fait serment, je lui ai [81v] baisé la main, et je suis allé me promener très content. J’étais sûr que cet homme divin me donnerait cinq cents sequins dans l’après-dîner, et je me complaisais de11 l’honneur que mon exactitude me ferait vis-à-vis de la dame, qui ne différerait plus à m’accorder ses faveurs. C’était la seule raison qui m’empêchait de regretter la somme ; mais très pénétré par la grande générosité de mon cher maître je me trouvais parfaitement déterminé à ne plus jouer sur ma parole.

J’ai dîné fort gaiement avec lui, et les deux autres amis sans jamais parler de l’affaire. Un moment après nous être levés de table, un homme vint remettre à M. de Bragadin une lettre, et un paquet. Il lut la lettre : C’est bon. L’homme partit ; et il me dit d’aller avec lui dans sa chambre. Voilà, me dit-il, un paquet qui t’appartient.f Je l’ouvre ; et je trouve trente à quarante sequins. Me voyant surpris, il rit, et il me donne à lire la lettre. « J’assure m. de Casanova que notre jeu de la nuit passée sur sa parole ne fut qu’un badinage : il ne me doit rien. Ma femme lui envoie la moitié de l’or qu’il a perdu comptant. Le comte Rinaldi. »

Je regarde M. de Bragadin qui se pâmait de rire voyant mon étonnement. Je comprends tout. Je le remercie. Je l’embrasse ; et je lui promets d’être plus sage à l’avenir. Mon âme se dessille ; je me trouve guéri de l’amour, et je deviens honteux d’avoir été la dupe du mari, et de la femme.

— Ce soir, me dit ce savant médecin, tu souperas fort gaiement avec la charmante comtesse.

— Ce soir je souperai avec vous. Vous m’avez donné une leçon en grand maître.

— La première fois que tug perdras sur ta parole tu feras fort bien, si tu ne payeras pas.

— Je me déshonorerai.

— N’importe. Plus tu te hâteras à te déshonorer, plus tu épargneras, car tu seras obligé à te déshonorer quand tu te trouveras dans [82r] l’impossibilité positive de payer. Il vaut donc mieux ne pas attendre ce fatal moment immanquable.

— Mais il vaut encore mieux l’éviter ne jouant plus qu’argent comptant.

— Sûrement, car tu sauveras l’honneur, et l’argent ; mais puisque tu aimes le jeu de hasard, je te conseille de ne jamais ponter. Taille. Tu auras de l’avantage12.

— Petit.

— Petit tant que tu voudras ; mais tu l’auras. Le ponte est fou. Le banquier raisonne. Je gage, dit-il, que vous ne devinez pas. Le ponte répond Je gage que je devine. Qui est le fou ?

— Le ponte.

— Au nom de Dieu. Sois donc sage. Et s’il t’arrive de ponter, et de commencer par gagner, sache que tu n’es qu’un sot si tu finis par perdre.

— Comment sot ? La fortune change.

— Quitte d’abord que tu la vois changer quand tu ne gagnerais qu’uneh obole. Tu auras toujours gagné.

J’avais lu Platon, et je m’étonnais d’avoir trouvé un homme qui raisonnait comme Socrate.

Le lendemain Zawoiski vint me voir de très bonne heure pour me dire qu’on m’avait attendu à souper, et qu’on avait fait l’éloge de l’exactitude avec laquelle j’avais payé la somme perdue. J’ai laissé qu’il le croie, et je n’ai plus vu le comte, et la comtesse que seize ans après à Milan. Zawoiski n’a su de ma propre bouche toute cette histoire que quarante ans après à Carlsbadi. Je l’ai trouvé sourd.

Trois ou quatre semaines après ce trait, M. de Bragadin me donna un second échantillon de son caractère encore plus fort. Zawoiski m’avait fait connaître un Français nommé l’Abadiej, qui demandait au gouvernement la place d’inspecteur de toutes les troupes de terre de la république. Son élection appartenait au Sénat. Je l’ai présenté à mon [82v] maître qui lui promit son suffrage ; mais voilà ce qui est arrivé pour l’empêcher de tenir sa parole.

Ayant besoin de cent sequins pour payer des dettes, je l’ai prié de me les donner. Il me demanda pourquoi je nek demandais ce plaisir à M. de l’Abadie.

— Je n’oserais.

— Ose : je suis sûr qu’il te les prêtera.

— J’en doute fort ; mais j’essayerai.

Je vais le voir le lendemain, et après un court préambule assez poli je lui en fais la demandel ; et assez poliment aussi ilm s’excuse me disant tout ce qu’on dit quand on ne veut, ou on ne peut pas faire des plaisirs de cette espèce. Zawoiski arrive, je les quitte, et jen vais rendre compte à mon bienfaisant patron13 de l’inutilité de ma démarche. Il sourit, et il me dit que ce Français manquait d’esprit.

1746o.

C’était précisément dans ce jour-là que le décret pour le faire inspecteur des armées vénitiennes devait être porté au Sénat. Je vais à mes habitudes ordinaires, je rentre à minuit, et ayant su que M. de Bragadin n’était pas encore rentré, je vais me coucher. Le lendemain je vais lui donner le bonjour, et je lui dis que j’allais faire mon compliment au nouvel inspecteur. Il me répond de m’épargner cette peine, puisque le Sénat avait rejeté la proposition.

— Comment cela ? Il y a trois jours qu’il était sûr du contraire.

— Il ne se trompait pas, car le décret aurait été approuvé si je ne me fusse déterminé à parler contre. J’ai démontré au sénat qu’une bonne politique ne nous permettait pas de donner cet emploi à un étranger.

— J’en suis surpris, car Votre Ex. ne pensait pas ainsi avant-hier.

— Je ne le connaissais pas bien. Je me suis aperçu hier que cet homme n’avait pas assez de tête pour l’emploi [83r] qu’il demandait. Peut-il posséder un bon jugement, et te refuser cent sequins. Ce refus lui a fait perdre un revenu de trois mille écus14 qu’il aurait actuellement.

Je sors, et je rencontre Zawoiski avec l’Abadie qui était furieux.

— Si vous m’aviez averti, me dit-il, que les cent sequins serviraient à faire taire M. de Bragadin j’aurais trouvé le moyen de vous les faire toucher.

— Ayant la tête d’un inspecteur vous l’auriez deviné.

Cet homme me fut utile contant ce fait à tout le monde. Ceux qui eurent besoin dans la suite du suffrage de ce sénateur apprirent le chemin de se le procurer. J’ai payé toutes mes dettes.

Mon frère Jean vint dans ce temps-là à Venise avec l’ex-Juif Guarienti15 grand connaisseur en tableaux, qui voyageait aux frais du roi de Pologne électeur de Saxe. C’était lui qui lui avait procuré l’acquisition de la galerie du duc de Modène pour m/100 sequins16. Ils allèrent à Rome ensemble, où mon frère resta à l’école du célèbre Mengs17. Je parlerai de lui dans quatorze ans d’ici18. Je dois actuellement en fidèle historien la narration d’un événement, dont dépendit le bonheur d’une des plus aimables femmes de l’Italie, qui serait devenue malheureuse si j’avais été sage.

1746p.

Au commencement du mois d’Octobre, les théâtres étant ouverts, je sortais en masque de la poste de Rome allant mon chemin, quand j’ai vu une figure de fille, ayant la tête enveloppée dans le capuchon de son mantelet sortir de la barque corriere19 de Ferrare qui était arrivée dans le même moment. La voyant seule, et observant sa démarche incertaine, je me sens poussé par une force occulte à l’approcher, et à lui [83v] offrir mes services, si elle était dans le cas d’en avoir besoin. Elle me répond d’une voix timide qu’elle aurait besoin d’une information. Je lui dis que le quai sur lequel nous étions n’était pas un endroit convenable pour s’y arrêter. Jeq l’invite à entrer avec moi dans une Malvoisie20 où elle pourrait me parler en liberté. Elle hésite, j’insiste, et elle se rend. Le magasin était à vingt pas de là ; nous y entrons, et nous voilà seuls assis l’un devant l’autre. Je me démasque, et la politesse l’oblige à ouvrir son capuchonr. Une ample coiffe qui lui couvre toute la tête ne me laisse voir que ses yeux, son nez, sa bouche, et son menton ; mais il ne me faut pas davantage pour distinguer avec évidence jeunesse, beauté, tristesse, noblesse, et candeur. Cette puissante lettre de recommandation m’intéresse au suprême degré. Après avoir essuyé quelques larmes, elle me dit qu’elle était fille de condition, et qu’elle s’était échappée de la maison paternelle toute seule pour rejoindre un Vénitien qui l’ayant séduite, et trompée l’avait rendue malheureuse.

— Vous espérez donc de le rappeler à son devoir. J’imagine qu’il vous a promis sa main.

— Il m’a donné sa foi par écrit. La grâce que je vous demande est de me conduire chez lui, de me laisser là, et d’être discret.

— Comptez, madame, sur les sentiments d’un homme d’honneur. Je le suis, et je m’intéresse déjà à tout ce qui vous regarde. Qui est cet homme ?

— Hélas ! Je me livre à ma destinée.

Disant ces paroles, elle tire de son sein un papier, et elle me le donne à lire. Je vois une écriture de Zanetto Steffani21, dont je connaissais la main22, de très fraîche date. Il promettait à la demoiselle comtesse A.S. de l’épouser à Venise dans l’huitaine. Je la lui rends, je lui dis que je le connaissais très bien, qu’il était du corps de la chancellerie23, grand libertin, qui sera riche à la mort de sa mère, mais dans ce moment-là très décrié, et chargé de dettes.

— Conduisez-moi chez lui.

— Je ferai tout ce que vous m’ordonnerez ; mais [84r] écoutez-moi, et ayez en moi toute la confiance. Je vous conseille de ne pas aller chez lui. S’il vous a déjà manqué vous ne pouvez pas vous attendre à un gracieux accueil supposant que vous le trouviez ; et s’il n’est pas chez lui vous ne pouvez vous attendre qu’à être maltraitée par sa mère, si vous vous faites connaître. Fiez-vous à moi ; et croyez que c’est Dieu qui m’a envoyé à votre secours. Je vous promets que pas plus tard que demain vous saurez, si Steffani est à Venise, ce qu’il pense faire de vous, et ce qu’on pourra l’obliger à faire. Avant cette démarche vous ne devezs ni lui faire savoir que vous êtes à Venise, ni le lieu où vous êtes.

— Où irai-je cette nuit ?

— Dans un endroit non suspect.

— Chez vous, si vous êtes marié.

— Je suis garçon.

Je me détermine à la conduire chez une veuve, dont je connaissais les mœurs, qui avait deux chambres meublées, et qui demeurait dans une rue sans issue. Elle se laisse persuader, et elle monte avec moi dans une gondole. J’ordonne au gondolier de me mettre là où je voulais aller. Elle me dit chemin faisant qu’il y avait un mois que Steffani s’était arrêté dans sa patrie pour faire raccommoder sa voiture qui s’était cassée, et que dans le même jour il l’avait connue dans une maison où elle était allée avec sa mère pour complimenter une nouvelle mariée. Ce fut dans ce jour-là, me dit-elle, que j’eus le malheur det lui inspirer de l’amour. Il ne pensa plus à partir. Il resta à C. quatre semaines ne sortant jamais pendant le jour de son auberge, et passant toutes les nuits dans la rue sous ma fenêtre d’où je lui parlais. Me disant toujours qu’il m’aimait, et que ses intentions étaient pures, je lui disais de se faire connaître à mes parents, et de me demander en mariage ; mais il m’alléguait des raisons bonnes, ou mauvaises, qui tendaient [84v] à me démontrer que je ne pouvais le rendre heureux qu’ayant dans lui une confiance sans bornes. Je devais me décider à partir avec lui à l’insu de tout le monde : mon honneur me disait-il n’en souffrirait pas, puisque trois jours après mon évasion toute la ville saurait que j’étais sa femme, et il me promettait de m’y reconduire publiquement. Hélas ! L’amour m’a aveuglée ; je lui ai cru24, j’y ai consenti. Il me donna l’écriture que vous avez vueu, et dans la nuit suivante, je lui ai permis d’entrer dans ma chambre par la fenêtre même d’où je lui parlais. J’ai consenti à un crime qui trois jours après devait être effacé. Il me laissa m’assurant que dans la nuit suivante il viendrait sous la même fenêtre pour me recevoir entre ses bras. C’est-il vraisemblable que j’en doutasse après la grande faute que j’avais commise ? J’ai fait mon paquet, et je l’ai attendu ; mais en vain. Le lendemain j’ai su que le monstre était parti dans sa voiture avec son domestique une heure après que sortant par ma fenêtre il me renouvela l’assurance qu’il viendrait m’enlever à minuit. Imaginez-vous mon désespoir. J’ai pris le parti qu’il me suggéra. Il ne pouvait être que mauvais. J’ai quitté toute seule une heure avant minuit ma maison achevant ainsi de me déshonorer ; mais déterminée à mourir, si le cruel ravisseur de ce que je possédais de plus cher, et que je me sentais sûre de trouver ici, ne m’eût tenu sa parole. J’ai marché à pied toute la nuit, et presque tout le jour suivant sans prendre la moindre nourriture qu’un quart d’heure avant de monter dans la barque corriere, qui me transporta ici en vingt-quatre heures. Cinq hommes, et deux femmes qui étaient dans la barque n’ont ni vu ma figure, ni entendu le son de ma voix. Je me suis tenue toujours assise, toujours assoupie, [85r] et tenant toujours entre mes mains ce livre de prières. On m’a laissée tranquille. Personne ne m’a jamais parlé, et j’en ai remercié Dieu. À peine descendue sur le quai, vous ne m’avez pas laissé le temps de penser comment je me mettrai sur le chemin qui devait me conduire à la maison de Steffani à S. Samuel dans la rue Garzoni. Figurez-vous l’effet quev dut faire en moi la présence d’un homme masqué qui, comme s’il m’avait attendue là, et s’il eût été informé de ma détresse, me dit de me servir de lui s’il me fallait quelque chose. Non seulement je n’ai senti aucune répugnance à vous répondre, mais je me suis crue en devoir de me montrer digne de votre zèle me confiant à vous, malgré la maxime de prudence qui devait me rendre sourde à votre langage, et à l’invitation d’entrer avec vous dans l’endroit où vous m’avez conduite. Je vous ai tout dit. Je vous prie de ne pas vouloir, en conséquence de ma facilité, porter sur mon esprit un jugement sinistre. Je n’ai cessé d’être sage que depuis un mois, et l’éducation, et la lecture m’ont instruite dans la science du monde. L’amour m’a fait succomber, et le défaut d’expérience. Je suis entre vos mains, et je ne me repens pas de m’y être mise.

J’avais besoin de ce discours pour me confirmer dans l’intérêt qu’elle m’avait inspiré25. Je lui ai cruellement dit que Steffani l’avait séduite, et trompée de volonté déterminée, et qu’elle ne devait plus penser à lui que pour se venger. Elle frissonna mettant sa tête entre ses mains. Nous arrivâmes à la maison de la veuve. Je lui ai fait donner une bonne chambre, je lui ai ordonné un petit souper, et j’ai recommandé à la bonne maîtresse d’avoir pour elle toutes les attentions, et de ne la laisser manquer de rien. Je l’ai quittée l’assurant qu’elle me verrait le lendemain matin.

[85v] La première démarche que j’ai faitew en la quittant fut d’aller chez Steffani. J’ai su d’un des gondoliers de sa mère qu’il y avait trois jours qu’il était arrivé, et que vingt-quatre heures après il était reparti tout seul, et que personne ne savait où il était allé, pas même sa mère. Le même soir à la comédie, je me suis informé de la famille de la malheureuse d’un abbé bolognais qui par hasard la connaissait particulièrement. Ellex avait un frère qui servait dans les troupes du Pape.

Le lendemain dey grand matin je fus chez elle. Elle dormait encore. La veuve me dit qu’elle avait assez bien soupé sans jamais lui dire un seul mot, et qu’après elle s’était enfermée. Quand elle se fit entendre, je me suis présenté, et brisant sur toutes les excuses qu’elle me demandait, je lui ai communiqué tout ce que j’avais su. Je l’ai trouvée avec de belles couleurs, triste ; mais moins inquiète. J’ai admiré son jugement quand je l’ai entenduez me dire qu’il n’était pas vraisemblable que Steffani fût reparti pour retourner à C.. Je me suis offert à y alleraa, et à faire toutes les démarches nécessaires pour la faire retourner d’abord chez elle ; et je l’ai vue enchantée quand je lui ai dit tout ce que j’avais appris de sa respectable famille. Elle ne s’opposa pas à l’offre que je lui ai faiteab d’aller d’abord à C. ; mais elle me pria de différer. Elle crut que Steffani retournerait bientôt, et qu’elle pourrait prendre de sang-froid un bon parti. Je l’ai confirmée dans son idée. Je l’ai priée deac permettre que nous déjeunassions ensemble, et lui ayant demandé à quoi elle s’amusait chez elle, elle me dit qu’elle lisait, et qu’aimant la musique son clavecin faisait ses délices. Je suis retourné chez elle vers le soir avec un petit panier plein de livres, un clavecin, et plusieurs airs tous nouveaux. Je l’ai vuead surprise ; mais bien plus quand j’ai tiré de ma poche trois [86r] paires de pantoufles de différente grandeur. Elle me remercia devenant toute en feu. Sa longue marche à pied devait avoir déchiré ses souliers : par cette raison elle laissa que je les misse sur la commode sans essayer la paire qui lui irait bien. La voyant pénétrée de reconnaissance, et n’ayant sur elle le moindre dessein fait pour alarmer sa vertu je jouissais des sentiments que mes procédés devaient lui inspirer à mon avantage. Je n’avais autre but que celui de rassurer son cœur, et de la désimprimer26 de l’opinion que l’infâme action de Steffani pouvait lui avoir fait concevoir des hommes. Je n’avais pas la moindre pensée de lui inspirer de l’amour, et j’étais très loin de croire que je pourrais moi-même devenir amoureux d’elle. Je me flattais qu’elle ne m’occuperait jamais qu’en qualité de malheureuse qui méritait toute l’amitié d’un homme qui sans être connu se voyait honoré de toute sa confiance. D’ailleurs, je ne pouvais pas la croire susceptible d’un nouvel amour dans son affreuse situation, et l’idée de la réduire par mes attentions à me la rendre complaisante m’aurait fait horreur, si elle m’était venue.

Je ne suis resté avec elle qu’un quart d’heureae. Je l’ai quittée pour la soulager de l’embarras où je la voyais. Elle ne savait positivement de quelles parolesaf se servir pour m’expliquer sa reconnaissance.

Je me voyais dans un engagement délicat, dont je ne pouvais pas prévoir la fin ; mais cela m’était égal. N’étant pas embarrassé à l’entretenir je n’en désirais pas la fin. Cette intrigue héroïque dont la fortune m’honorait pour la première fois me flattait au suprême degré. Je faisais une expérience sur moi-mêmeag persuadé de ne pas me connaître assez bien. J’en étais curieux.

Ce fut le troisième jour qu’après s’être évertuée en remerciements elle me dit qu’elle ne comprenait pas comment je pouvais avoir d’elle une si bonne opinion l’ayant trouvée si facile à entrer avec moi dans une malvoisie. Je l’ai vue sourire [86v] quand je lui ai répondu que je ne comprenais pas non plus comment j’avais pu, malgré le masque, lui paraître homme ami d’une vertu à laquelle l’apparence devait plutôt me faire supposer ennemi.

— Mais dans vous, madame, poursuivis-je à lui dire, et principalement sur votre belle physionomie j’ai vu la noblesse, les sentiments, et la vertu malheureuse. Le divin caractère de la vérité dans vos premières paroles m’a fait voir que ce qui vous a séduite est l’amour, et que ce fut l’honneur qui vous a forcée à quitter votre famille, et votre patrie. Votre faute fut d’un cœur séduit sur lequel votre raison avait perdu tout empire, et votre fuite vint d’une âme grande qui criant vengeance vous justifie entièrement. Steffani doit expier son crime avec sa vie, et non pas vous épousant. Il n’est pas digne de parvenir à vous posséder après ce qu’il a fait, et en l’y forçant, au lieu de le punir de son crime, vous lui accorderiez une récompense.

— Tout ce que vous dites est vrai : je hais le monstre ; et j’ai un frère qui le tuera en duel.

— Vous vous trompez. C’est un poltron qui ne se rendra jamais digne d’une mort honorable.

Dans ce moment elle mit la main dans sa poche, et après y avoir un peu pensé, elle tira un stylet de dix pouces27, et elle le mit sur la table.

— Qu’est-ce que cela ?

— C’est une arme sur laquelle j’ai compté jusqu’à ce moment pour m’en servir contre moi-même. Vous m’avez éclairée. Je vous prie de l’emporter ; et je compte sur votre amitié. Je me sens sûre que je vous devrai l’honneur, et la vie.

Ce fut dans ce moment-là qu’elle m’a frappé. J’ai pris le stylet, et je l’ai quittée avec un trouble qui m’annonçait la faiblesse d’un héroïsme que j’ai manqué de juger ridicule. Je l’ai cependant soutenu jusqu’au septième jour.

Voici un fait, qui me donnant matière à former un soupçon injurieux sur le compte de cette dame, m’ennuyait, car étant fondé il m’aurait obligé à me reconnaître pour dupe. C’eût été humiliant. M’ayant dit qu’elle était musicienne, je lui avais donné dans [87r] le même jour un clavecin, et depuis trois elle ne l’avait pas seulement ouvert. La vieille femme me l’assura. Il me semblait qu’elle me devait le cadeau d’un échantillon de sonah savoir. M’aurait-elle dit un mensonge ? Elle se serait perdue. Différant à prononcer sentence, j’ai cependant décidé de me tirer de doute.

Ce fut le lendemain que je suis allé la voir après dîner contre mon ordinaire28 décidé à la prier de me donner un essai de son talent. Je l’ai surprise dans sa chambre assise devant un miroir ayant derrière elle la vieille hôtesse qui lui débrouillait des cheveux fort longs d’un blond clair d’une finesse au-dessus de toute expression. Elle s’excusa me disant qu’elle ne m’attendait pas, et elle poursuivit. J’en avais, me dit-elle, un besoin indispensable. Je vois pour la première fois toute sa figure, son cou, et la moitié de ses bras, et j’admire sans parler. Je loue l’excellente odeur de sa pommade, et la vieille dit qu’entre la pommade, la poudre, et les peignes elle avait dépensé toutes les trois livres29 que madame lui avait données. La confusion m’accable. Elle m’avait déjà dit qu’elle était partie de C. n’ayant queai dix pauls30 : j’aurais dû penser à cela ; mais je me concentre dans le silence.

Après l’avoir peignée, la veuve va nous faire du café. Je prends un portrait en bague qui était encore sur sa toilette, je le regarde, et je ris du caprice qu’elle avait eu de se faire peindre en homme avec des cheveux noirs. Elle me dit que c’était le portrait de son frère qui lui ressemblait ainsi. Il était de deux ans plus âgé qu’elle, et il était officier militaire au service du très saint père ; comme on me l’avait dit.

Je montre alors de vouloir lui passer au doigt sa bague, elle l’allonge, et après la lui avoir mise, je veux par une galanterie d’habitude lui baiser la main ; mais elle la retire vite rougissant. Je lui demande alors de très bonne foi pardon, siaj je lui avais donné sujet de croire que je pusse lui manquer de respect. Elle me répond que dans sa situation elle devait penser plus à se défendre d’elle que de moi. [87v] Le compliment me parut si fin, et à mon avantage que j’ai cru devoir le laisser tomber. Elle dut voir dans mes yeux qu’il ne pourrait jamais lui arriver vis-à-vis de moi, ni d’avoir des vains désirs, ni de me trouver ingrat. Mais mon amour dans ce moment sortit de l’enfance, et je n’ai pu plus me le dissimuler.

Me remerciant des livres que je lui avais portés devinant son goût, car elle n’aimait pas les romans, elle me demanda excuse, si sachant que j’aimais la musique, elle ne s’était jamais offerte à me chanter un air comme elle savait. J’ai respiré. Elle se mit disant cela au clavecin, et elle joua excellemment bien plusieurs morceaux par cœur ; puis après s’être fait un peu prier, elle s’accompagna un air à livre ouvert d’une façon que l’amour m’a sur-le-champ élevé à son ciel. Je lui ai alors demandé avecak des yeux mourants sa main à baiser, et elle ne me l’a pas donnée ; mais elle me l’a livrée. Malgré cela j’ai su m’abstenir de la dévorer. Je l’ai quittée amoureux, et presque déterminé à me déclarer. La contrainte devient bêtise quand l’homme parvient à connaître que l’objet qu’il aime partage sa sensibilité. Mais j’avais besoin d’en être convaincu.

Tous ceux qui connaissaient Steffani raisonnaient dans toute la ville sur son évasion. J’entendais tout, et je ne disais rien. On s’accordait à dire que sa mère qui ne voulait pas payer ses dettes en était la cause. C’était vraisemblable. Mais ou qu’il retournât, ou qu’il ne retournât pas, je ne pouvais pas résigner mon âme à la perte du trésor que j’avais entre mes mains. Ne sachant cependant ni à quel titre, ni de quelle façon je pourrais m’en faciliter la jouissance, je me trouvais dans un vrai labyrinthe. Quand l’idée me venait de consulter là-dessus M. de Bragadin, je la rejetais avec horreur. Je l’avais connu trop empirique31 dans l’affaire de Rinaldi, et encore plus dans celle de l’Abadie. Je craignais tant ses remèdes que j’aimais mieux être malade, que guérir m’en servant.

[88r] J’eus la bêtise un matin de demander à la veuve, si madame lui avait demandé qui j’étais. J’ai reconnu la faute que j’avais commise d’abord qu’au lieu de me répondre elle me dit :

— Est-ce qu’elle ne sait pas qui vous êtes ?

— Répondez donc, et n’interrogez pas.

Mais elle avait raison. La voilà devenue invinciblement curieuse de l’aventure ; et voilà le caquet32 qui infailliblement doit naître, et par ma seule faute. Il ne faut jamais être tant sur ses gardes comme lorsqu’on fait des questions aux demi-sots. Depuis douze jours qu’elle était entre mes mains, elle ne s’était jamais montrée curieuse de savoir qui j’étais ; mais devais-je pour cela croire qu’elle ne le fût pas ? Point du tout. Procédant bien j’aurais dû lui dire qui j’étais dès le premier jour. Je l’ai informée de moi le soir mieux que toute autre personne n’aurait pu le faire, lui demandant excuse si je ne m’étais pas plus tôt acquitté de ce devoir. Elle me remercia m’avouant qu’en certains moments elle en était fort curieuse ; mais m’assurant qu’elle n’aurait jamais été assez sotte pour s’informer de moi à l’hôtesse.

Notre conversation roulant sur l’incompréhensibilité de la longue absence de Steffani, elle me dit qu’il était impossible que son père ne crût qu’il se tînt caché avec elle quelque part. Il doit avoir su, me disait-elle, que je lui parlais toutes les nuits de la fenêtre ; et il n’est pas difficile qu’il soit parvenu à savoir que je me suis embarquée dans la couriere de Ferrare. Je le crois à Venise lui-même, et je suis sûre qu’il fait toutes les diligences pour me trouver, quoique très secrètement. Il va ordinairement se loger chez Boncousin33. Tâchez de savoir s’il y est.

Elle ne nommait plus Steffani qu’avec des sentiments de haine, et elle ne pensait qu’à aller s’enfermer dans un couvent loin de sa patrie, où sa honteuse histoire serait ignorée de tout le monde.

[88v] Je n’ai pas eu besoin de m’informer. M. Barbaro en soupant prononça ces paroles : On me recommande un gentilhomme sujet du pape pour que je l’aide de mon crédit dans une affaire délicate, et épineuse. Un de nos citoyens a enlevé sa fille, et depuis quinze jours il doit être avec elle quelque part : personne ne sait où. Il faudraital porter l’affaire au conseil des dix. La mère du ravisseur prétend d’être ma parente : je compte de ne pas m’en mêler.

J’ai fait semblant de ne prendre aucun intérêt à ce fait. Le lendemain de très bonne heure je suis allé chez la jeune comtesse pour lui communiquer cette intéressante nouvelle. Elle dormait encore ; mais étant pressé j’ai envoyé la veuve lui dire que je n’avais besoin que de deux minutes pour lui faire savoir quelque chose d’important. Elle me reçut couchée ayant sa couverture jusqu’au menton.

D’abord qu’elle entendit tout ce que j’avais à lui dire, elle me prie d’engager M. Barbaro à devenir médiateur entre son père, et elle, car elle préférerait la mort, à l’horreur de se voir devenue la femme du monstre. Elle veut cependant me remettre la promesse de mariage, dont il s’était servi pour la séduire, pour que je pusse faire voir à son père la perfidie du scélérat. Pour la prendre de sa poche elle dut exposer à ma vue son bras tout nu. Ce qui la fit rougir ne put être que la honte de m’avoir fait connaître qu’elle était sans chemise. Je lui ai promis de la revoir vers le soir.

Pour engager M. Barbaro à ce qu’elle désirait j’aurais eu besoin de lui dire qu’elle était entre mes mains, et il me semblait que cette confidence lui ferait du tort. Je ne me suis déterminé à rien. Je me voyais au moment de la perdre, et j’avais de la répugnance à le hâter.

[89r] Après dîner on annonça à M. Barbaro le comte A.S.. Je l’ai vu avec son fils en uniforme portrait vivant de sa sœur. Ils passèrent avec lui dans sa chambre pour parler de l’affaire, et une heure après ils partirent. Après leur départ, il me pria, comme je m’y attendais, d’interroger mon ange pour savoir s’il lui convenait de s’intéresser à faveur du34 comte A.S.. Il écrivit lui-même la question. Avec la plus grande indifférence je lui ai répondu en nombres qu’il devait uniquement se mêler de cette affaire pour persuader le comte à35 pardonner à sa fille abandonnant l’idée de la faire devenir femme du scélérat, car Dieu l’avait condamné à mort.

On trouva cette réponse étonnante, étant moi-même étonné d’avoir osé la donner. J’avais un pressentiment que Steffani devait périr par les mains de quelqu’un. C’était l’amour qui me faisait penser ainsi. M. de Bragadin, qui croyait mon oracle infaillible, dit qu’il n’avait jamais parlé si clairement, et que Steffani était certainement mort à l’heure même que l’oracle nous l’avait annoncé. Il dit à M. Barbaro qu’il devait inviter à dîner pour le lendemain le père, et le fils. Il fallait aller doucement, car avant deam les persuader à pardonner à la demoiselle il fallait savoir où elle était. M. Barbaro me fit presque rire quand il me dit que si je voulais je pourrais le leur faire savoir d’abord. Je lui ai promis de faire la question qu’il désirait dans le jour suivant. J’ai pris ainsi du temps pour entendre auparavant de quelle opinion étaient le père, et le fils. Je riais en moi-même me voyant dans le cas de faire assassiner Steffani pour ne pas compromettre mon oracle.

J’ai passé toute la soirée chez la jeune comtesse qui ne douta plus ni de la bonté que son père aurait pour elle, ni de la pleine confiance qu’elle devait avoir en moi.

[89v] Quel plaisir pour elle d’apprendre que je dînerais le lendemain avec son père, et son frère, et que j’irais lui répéter le soir tous leurs propos quand ils parleraient d’elle ! Mais quel plaisir pour moi aussi de la voir convaincue qu’elle devait me chérir, et que sans moi elle se serait infailliblement perdue dans une ville où la politique du gouvernement laisse volontiers que le libertinage soit une esquisse de la liberté qui devrait y régner. Nous trouvions tous les deux très heureuse la combinaison de notre rencontre sur le quai de la poste de Rome, et prodigieuse la conformité de nos volontés. Nous étions enchantés de ne pas pouvoir attribuer à l’attraction de nos physionomies, elle sa condescendance à se rendre à mon invitation, moi mon empressement à la persuader à me suivre, et à s’abandonner à mes conseils. J’étais masqué, et son capuchon faisait le même effet. Trouvant tout cela prodigieux, nous imaginions sans nous le dire, que tout cela n’était qu’un ouvrage immédiat de la providence éternelle, de la divinité de nos bons anges gardiens, et nous devenions ainsi amoureux l’un de l’autre. Je voudrais bien savoir s’il y a au monde un lecteur assez hardi pour trouver qu’un pareil raisonnement tenait à la superstition. Sa base reposait sur la plus profonde philosophie malgré qu’il ne fût plausible que par rapport à nous-mêmes.

— Avouez, lui dis-je, dans un moment d’enthousiasme, coulant36 mes lèvres sur ses belles mains, que si vous me découvriez amoureux vous me craindriez.

— Hélas ! Je ne crains que de vous perdre.

Cette réponse accompagnée d’un regard qui m’en garantissait la vérité me fit ouvrir les bras pour serrer contre mon sein le bel objet qui me l’avait donnée, et pour baiser la bouche qui [90r] l’avait prononcée. Ne voyant dans ses yeux ni l’orgueilleuse indignation, ni une froide complaisance dépendante d’une indigne crainte de me perdre, je me suis abandonné à ma tendresse. Je n’ai vu que l’amour, et une reconnaissance qui bien loin de diminuer sa pureté augmentait son triomphe.

Mais à peine desserrée, elle baisse ses yeux, et j’entends un fort soupir. Je soupçonne ce que je crains, et me mettant à genoux je la conjure de me pardonner. Quelle offense, me dit-elle, faut-il que je vous pardonne ? Vous avez mal deviné ma pensée. Vous voyant tendre je réfléchissais à mon bonheur ; et un cruel souvenir survint pour m’arracher un soupir. Levez-vous.

Minuit était sonné. Je lui dis que son honneur m’obligeait à la quitter. Je me remasque, et je pars. Je me suis trouvé si saisi par la peur d’obtenir ce qu’il me semblait de n’avoir pas encore bien mérité que mon départ dut lui paraître brusque.

Je n’ai pas bien dormi. J’ai passé une de ces nuits qu’un jeune homme amoureux ne peut rendre heureuses qu’obligeant l’imagination à jouer le rôle de la réalité. C’est une besogne ; mais l’amour l’exige, et s’y plaît. Dans la certitude où j’étais de mon bonheur imminent l’espérance ne jouait plus dans ma belle pièce qu’un personnage muet. L’espérance, dont on dit tant de bien, n’est dans le fond qu’un être adulateur37 que la raison ne chérit que parce qu’elle a besoin de palliatifs. Heureux les hommes qui pour jouir de la vie n’ont besoin ni d’espérer, ni de prévoir.

À mon réveil, ce qui m’embarrassa un peu fut la sentence de mort que j’avais lancée contre Steffani. J’aurais bien voulu trouver le moyen de la révoquer et pour l’honneur de mon oracle que je voyais en danger, et même pour Steffani, que je ne pouvais pas entièrement haïr quand je pensais qu’il était pour ainsi dire la cause efficiente38 du bonheur dont dans ces moments-là mon âme jouissait.

[90v] Le comte, et son fils vinrent dîner. Le père était un homme tout uni39, et sans nul apprêt. On le voyait affligé par cette aventure, et embarrassé à en venir à bout. Le fils, joli comme l’amour, avait de l’esprit, et les manières nobles. Son air libre me plut. Dans la vue de me gagner son amitié, je ne me suis occupé que de lui.

Au dessert, M. Barbaro sut si bien assurer le comte père que nous étions quatre personnes et un seul esprit qu’il parla sans réserve. Après nous avoir fait l’éloge de sa fille à tous égards, il nous assura que Steffani n’avait jamais mis les pieds dans sa maison, et qu’on ne pouvait pas concevoir par quel sortilège, ne lui parlant que dans la nuit de la rue à une fenêtre il l’avait séduite au point de la faire partir à pied toute seule deux jours après qu’il était parti en poste40.

— On ne peut donc pas affirmer, lui objecta M. Barbaro, qu’elle ait été enlevée, ni prouver qu’elle ait été séduite par Steffani.

— Quoiqu’on ne puisse pas le prouver, ce n’est pas moins certain. C’est si vrai qu’actuellement que personne ne sait où il est, il ne peut être qu’avec elle. Tout ce que je demande est qu’il l’épouse.

— Il me semble qu’il vaudrait mieux de ne pas solliciter un mariage forcé qui la rendrait malheureuse, car Steffani est à tous égards un des plus mauvais sujets que nous ayons dans l’ordre des secrétaires41.

— Si j’étais à votre place, dit M. de Bragadin, je me laisserais attendrir par le repentir de la fille, et je lui pardonnerais.

— Où est-elle ? Je suis prêt à la recevoir entre mes bras ; mais je ne peux pas la supposer repentie, puisque, je le répète, elle ne peut être qu’avec lui.

— C’est-il sûr que partant de C. elle vint ici ?

— Je le sais du maître même de la Courriere, d’où elle descendit au rivage ordinaire à vingt pas de la poste de Rome. Un personnage masqué qui l’attendait s’unit d’abord à elle, et personne ne sait où ils sont allés.

— C’était, peut-être, Steffani.

— Non, car il est petit ; et le masque était grand. Outre cela j’ai su que Steffani était parti deux jours avant l’arrivée de ma fille. Le masque avec lequel elle [91r] est allée doit être un ami de Steffani, qui sera allé le rejoindre avec elle.

— Ce ne sont que des conjectures.

— Quatre personnes qui ont vu le masque prétendent de savoir qui c’est ; mais ils ne s’accordent pas le nommant. Voici la note. Je dénoncerai cependant tous ces quatre noms aux chefs du conseil des dix, si Steffani nie d’avoir ma fille en son pouvoir.

Il tira alors de son portefeuille un papier sur lequel il y avait non seulement les noms différents qu’on avait donnésan au masque ; mais ceux aussi des personnes qui les lui avaient donnés. M. Barbaro lit, et le dernier nom qu’il lit est le mien. En entendant mon nom j’ai fait un mouvement de tête qui fit éclater de rire mes trois amis. M. de Bragadin qui voyait le comte surpris de ce rire crut de devoir lui en dire la raison dans ces termes : Casanova que voilà est mon fils, et je vous donne ma foi que si mademoiselle votre fille est entre ses mains elle est en lieu de sûreté, malgré qu’il ne semble pas fait pour qu’on lui confie des filles.

L’étonnement, la surprise, l’embarras du père, et du fils firent alors tableau42. Ce bon, et tendre père me demanda excuse les larmes aux yeux me conjurant de me mettre à sa place. Je l’ai apaisé l’embrassant à reprises. Celui qui m’avait connu était un mac……43, que j’avais rossé il y avait quelques semaines pour m’avoir trompé me faisant attendre en vain une danseuse qu’il devait m’amener. Si j’avais tardé un seul moment à parler à la malheureuse comtesse, il s’en serait emparé lui-même, et il l’aurait conduite dans quelque b…..44.

La conclusion fut que le comte suspendrait son recours au conseil des dix jusqu’au moment qu’on sût où Steffani était. Il y a six mois, lui dis-je, que je ne le vois ; mais je vous promets de le tuer en duel d’abord qu’il paraîtra. Le jeune comte [91v] me dit alors d’un air froid, qui me plut à l’excèsao : Vous ne le tuerez qu’après qu’il m’aura tué. Mais M. de Bragadin ne put alors se tenir de dire :

— Vous ne vous battrez avec Steffani ni l’un ni l’autre puisqu’il est mort.

— Mort ! dit le comte.

— Il ne faut pas, ajouta le prudent Barbaro, prendre la signification de ce mot à la lettre. Le malheureux est certainement mort à l’honneur.

Après cette rare scène où j’ai vu que l’affaire était presque découverte, je suis allé chez l’ange que j’avais sous ma garde changeant trois fois de gondole. Dans la grande ville de Venise, c’est le vrai moyen de rendre vaines les diligences des espions qui se mettent aux trousses de quelqu’un pour savoir où il va.

J’ai répété mot à mot tout ce que je viens d’écrire à la curieuse comtesse qui m’attendait avec le cœur palpitant. Elle pleura de joie apprenant que son père désirait de l’avoir entre ses bras, et elle se jeta à genoux pour adorer Dieu quand je l’ai assurée que personne ne savait que le scélérat avait été dans sa chambre. Mais quand je lui ai répété les paroles vous ne le tuerez qu’après qu’il m’aura tué que son frère me dit d’un ton très sensé, elle ne put s’empêcher de m’embrasser fondant en pleurs, et m’appelant son ange, son sauveur. Je lui ai promis de lui présenter ce cher frère tout au plus tard le surlendemain. Nous soupâmes joyeusement sans parler de Steffani ni de vengeance.

Après le petit souper l’Amour fit de nous tout ce qu’il voulut. Deux heures nous passèrent sans que nous les vissions parce que les jouissances ne nous laissèrent pas le temps d’enfanter des désirs. Je l’ai quittée à minuit l’assurant qu’elle me reverrait sept ou huit heures après. Je n’y ai pas passé la nuit parce que j’ai voulu que en tout cas l’hôtesse pût jurer que je n’en avais jamais passée aucune.

Mais je me serais bien repenti si je n’en avais pas agi ainsi. J’ai trouvé mes trois nobles amis encore debout qui m’attendaient avec impatience pour me donner une nouvelle surprenante. [92r] M. de Bragadin l’avait apprise au sénat.

— Steffani, me dit-il, est mort, comme notre ange Paralis45 nous l’a dit en langage d’ange. Il est mort au monde prenant l’habit de Capucin ; et tout le sénat, comme de raison, en est informé. Nous savons cependant que c’est une punition. Adorons Dieu, et ses hiérarchies46 qui nous rendent dignes de savoir ce que personne ne sait. Il faut actuellement achever l’ouvrage, et consoler ce bon père. Il faut demander à Paralis où est cette fille, qui pour le coup ne peut pas être avec Steffani, car elle n’est pas condamnée à se faire capucine.

— Je ne consulterai pas mon ange, lui répondis-je, car c’est pour lui obéir que j’ai dû jusqu’à ce moment faire un mystère de l’endroit où la jeune comtesse se trouve.

Après ce court préambule, je leur ai conté toute l’histoire dans la plus exacte vérité, excepté ce qu’il ne fallait pas leur dire, car dans la tête de ces trois excellents hommes, auxquels les femmes avaient fait faire une grande quantité de folies, les crimes d’amour étaient devenus épouvantables. Messieurs Dandolo, et Barbaro se montrèrent très surpris apprenant qu’il y avait déjà quinze jours que cette fille était entre mes mains ; mais M. de Bragadin dit en ton d’adepte47 que ce n’était pas surprenant, que c’était dans l’ordre cabalistique, et que, qui plus était, il le savait.

— Il faut absolument, ajouta-t-il, en faire un mystère au comte jusqu’à ce que nous soyons sûrs qu’il lui pardonnera, et qu’il la conduira à sa patrie, ou où bon lui semblera.

— Il faut bien qu’il lui pardonne, répartis-je, puisque l’excellente fille ne serait jamais partie de C., si le séducteur ne fût parti après lui avoir donné la promesse de mariage que voici. Elle alla à pied jusqu’à la courriere, elle s’embarqua, et elle descendit dans le moment que je sortais de la poste de Rome. Une inspiration m’ordonna de l’approcher, et de lui dire de venir avec moi. Elle obéit, et je l’ai conduite dans un endroit impénétrable chez une femme qui craint Dieu.

[92v] Mes trois amis m’écoutaient si attentifs qu’ils avaient l’air de statues. Je leur ai dit d’inviter à dîner les comtes pour le surlendemain, parce que je devais avoir le temps de consulter Paralis de modo tenendi [sur la façon de se comporter].

J’ai dit à M. Barbaro de faire savoir au comte de quelle façon il devait regarder Steffani comme mort. Après avoir dormi quatre ou cinq heures je suis allé chez la veuve l’avertissant de ne nous porter du café que quand nous appellerions ayant besoin de nous occuper trois ou quatre heures à écrire.

J’entre, je la vois au lit, et je me réjouis de trouver riante une physionomie que pour dix jours de suite je n’avais vue que triste. Nous débutâmes en amoureux heureux. L’amour avait si bien épuré son âme qu’elle n’était plus offusquée par le moindre sentiment fils de préjugé. Quand l’objet qu’on aime est nouveau, toutes ses beautés sont nouvelles à la cupidité d’un amant. Mais tout ne pouvait paraître que très nouveau à la comtesse, qui n’avait que mal goûté une seule fois dans les ténèbres les plaisirs de l’amour avec un bout d’homme, qui ne semblait pas fait pour inspirer de l’amour à une femme.

Ce ne fut qu’après des longs débats avec l’esprit tranquille que je lui ai rendu compte de toute la conversation que j’avais eue avec mes trois amis avant d’aller me coucher. L’amour avait fait devenir la comtesse telle que son affaire principale était devenue accessoire.

La nouvelle de Steffani qui à la place de se tuer était devenu capucin l’a rendue comme stupéfaite. Elle fit sur cet événement des réflexions très philosophiques. Elle parvint à le plaindre. Quand on plaint, on ne hait plus ; mais cela n’arrive qu’aux grandes âmes. Elle fut bien aise que j’eusse confié à mes bons amis qu’elle était en mon pouvoir, s’abandonnant à moi [93r] sur le moyen de la présenter à son père.

Mais lorsque nous pensions que le temps de nous séparer approchait, notre consternation paraissait. La comtesse était bien sûre que si ma condition eût été égale à la sienne, elle ne serait plus sortie de mes mains. Elle me disait que ce n’était pas la connaissance de Steffani qui l’avait rendue malheureuse ; mais la mienne. Après une union qui rend deux cœurs heureux, peuvent-ils ne pas se trouver malheureux au moment de la désunion ?

À table, M. Barbaro me dit qu’il avait fait une visite à Madame Steffani sa prétendue parente, et qu’il ne l’avait pas trouvée fâchée du parti que son fils unique avait pris. Elle lui avait dit qu’il devait opter entre se tuer, et se faire capucin, et que par conséquent il avait choisi en sage. Elle parlait en bonne chrétienne ; mais si elle n’avait pas été avare, il ne se serait ni tué ni fait capucin. Il y a au monde une grande quantité de mères cruelles de cette espèce. Elles ne se croient braves que quand elles foulent aux pieds la nature. Ce sont des méchantes femmes.

La dernière raison cependant du désespoir de Steffani, qui vit encore, fut ignorée de tout le monde. Mes mémoires la rendront publique quand elle n’intéressera plus personne.

Le comte, et son fils étrangement surpris de cet événement se trouvèrent en état de ne désirer plus autre chose que le recouvrement de la jeune comtesse pour la reconduire avec eux à C.

Pour savoir où elle pouvait être, le père était décidé à faire citer devant les trois chefs du conseil des dix les personnes qu’on lui avait indiquéesap, moi excepté. Il fallait donc nous déterminer à lui donner la nouvelle qu’elle était entre mes mains, et M. de Bragadin fut celui qui s’en chargea.

[93v] Ce devait être le lendemain. Nous étions tous invités à souper chez le comte ; mais M. de Bragadin s’était dispensé. Ce souper fut la cause que je ne suis pas allé chez la comtesse ; mais je n’y ai pas manqué le lendemain à la pointe du jour, et ayant décidé de déclarer le même jour à son père qu’elle était entre mes mains nous ne nous quittâmes qu’à midi. Nous n’espérions pas de pouvoir nous trouver de nouveau ensemble. Je lui ai promis de retourner chez elle l’après dîner avec le comte son frère.

Quelle surprise pour le père, et pour le fils quand M. de Bragadin nous levant de table leur dit que la demoiselle était retrouvée ! Il tira de sa poche l’écriture de mariage que Steffani lui avait faite, et la mettant sous leurs yeux :

— Voilà, leur dit-il, ce qui lui a causé un transport au cerveau quand elle sut qu’il était parti de C. sans elle. Elle partit à pied toute seule, et à peine arrivée ici elle a rencontré par un pur hasard ce grand jeune homme que vous voyez là, qui l’a persuadée à se laisser conduire dans une maison très honnête d’où elle n’est jamais sortie, et d’où elle ne sortira que pour se remettre entre vos bras d’abord qu’elle sera sûre que vous lui pardonnez la faute qu’elle a commise.

— Qu’elle ne doute pas de ce pardon, répondit le père ; et se tournant à moi il me pria de ne pas différer à lui donner une satisfaction dont dépendait le bonheur de sa vie. Je lui ai dit en l’embrassant qu’il la verra le lendemain, mais que je conduirais chez elle son fils dans l’instant même qui disposera son esprit à cette chère entrevue que cependant elle craignait. M. Barbaro voulut être de la partie, et le jeune comte enchanté de cet arrangement me jura [94r] une amitié éternelle.

Nous montâmes dans l’instant dans une gondole, qui nous transporta à un trajet48 où j’en ai pris une autre dans laquelle nous allâmes où je tenais sous bonne garde ce trésor. Je suis descendu les priant d’attendre. Quand j’ai dit à la comtesse que j’allais lui présenter son frère avec M. Barbaro, et qu’elle ne verrait son père que le lendemain : Nous pourrons donc, me répondit-elle, passer encore quelques heures ensemble. Va vite, et remonte avec eux.

Quel coup de théâtre ! L’amitié fraternelle qui s’explique sur deux physionomies angéliques fondues au même moule. Une joie pure qui brille dans les plus tendres embrassements suivie d’un éloquent silence qui se termine par quelques larmes. Un retour de politesse qui rend la demoiselle confuse d’avoir négligé ses devoirs vis-à-vis d’un seigneur d’une présence remarquable qu’elle n’avait jamais vu. Mon personnage principal directeur de l’architecture du noble édifice spectateur muet, laissé là, et entièrement oublié.

On se place à la fin sur un canapé, la demoiselle entre M. Barbaro, et son frère, et moi sur un tabouret devant elle.

— À qui donc, lui dit son frère, devons-nous le bonheur de t’avoir recouvrée ?

— À mon ange, lui répondit-elle, me tendant la main, à cet homme qui m’attendait sans savoir de m’attendre, qui m’a sauvée, qui m’a garantie de cent opprobres, dont je n’avais aucune idée, et qui, comme vous voyez, baise cette main pour la première fois.

Elle mit alors son mouchoir à ses yeux pour recueillir ses larmes qui furent accompagnéesaq des nôtres. Et voilà [94v] la vertu véritable, toujours vertu même dans l’actualité d’un mensonge. Mais la jeune comtesse ne savait pas dans ce moment-là qu’elle mentait. Celle qui parlait était son âme pure, et vertueuse, et elle la laissait agir. Sa vertu l’obligeait à en faire le portrait, comme si elle avait voulu lui dire que malgré ses égarements elle ne s’était jamais séparée d’elle. Une fille qui se rend à l’amour allié au sentiment ne peut pas avoir commis un crime, car elle ne peut pas ressentir des remords49.

À la fin de cette tendre visite, elle dit qu’il lui tardait de se voir aux pieds de son père ; mais qu’elle désirait que cela ne fût qu’à l’entrée de la nuit pour ne pas donner matière au caquet des voisins. L’entrevue donc qui devait faire le dénouement de la pièce fut établie au lendemain.

Nous allâmes souper à la locande avec le comte père qui se reconnaissant redevable de son honneur à tout ce que j’avais fait pour sa fille me regardait avec admiration. Il était cependant bien aise d’avoir su avant que j’en convinsse que c’était moi qui lui avais parlé le premier à sa sortie de la courriere. Monsieur Barbaro les pria de nouveau à dîner pour le lendemain.

Il y avait du risque à passer tout le matin tête à tête avec l’ange qui allait me quitter ; mais que serait l’amour s’il ne bravait les risques ? La certitude où nous étions que ces heures-là étaient nos dernières nous fitar faire des efforts pour les rendre véritablement les dernières de notre vie ; mais l’amour heureux n’est jamais devenu suicide. Elle m’a vu l’âme distillée en sang, et elle voulut croire qu’elle était mêlée avec une partie de la sienne.

Après s’être habillée elle mit ses souliers, et elle baisa ses [95r] pantoufles qu’elle était sûre de conserver pour tout le reste de ses jours. Je lui ai demandé des cheveux pour m’en faire une tresse pareille à celle que je conservais encore pour ne pas perdre le souvenir de M. F.

Elle me revit sur la brune avec son père, son frère, et Mess. Dandolo, et Barbaro qui voulurent être présents à cette belle entrevue. À l’apparition du père la fille se jeta à genoux à ses pieds. Il la releva, il l’embrassa, et il la traita avec toute la bonté qu’elle pouvait désirer. Une heure après nous partîmes tous, et nous rendîmes à la locande de Boncousin, où, après avoir souhaité un heureux voyage aux trois nobles étrangers je suis retourné avec mes deux amis chez M. de Bragadin.

Le lendemain nous les vîmes arriver au palais dans une péote à six rames. Ils voulurent faire leurs derniers remerciements à M. Barbaro, à moi, et à M. de Bragadin, qui sans cela n’aurait pas vu, et admiré la prodigieuse ressemblance des deux charmantes créatures.

Après avoir pris une tasse de café ils prirent congé, et nous les vîmes remonter dans leur péote qui en vingt-quatre heures les débarqua au pont du lac obscur50 endroit sur le fleuve Pô confin51 de l’état du pape avec celui de la république de Venise. Je n’ai pu dire que des yeux à la comtesse tout ce que je sentais à cette cruelle séparation, et j’ai lu tout ce que son âme me disait dans les siens. Jamais recommandation n’avait été plus efficace que celle que le comte avait portée à M. Barbaro. Elle servit à sauver l’honneur de sa famille, et à m’éviter les désagréments que j’aurais eus en conséquence du compte que j’aurais dû rendre de ce que la [95v] demoiselle était devenue après qu’on m’aurait convaincu que52 je l’avais conduite avec moi.

Nous partîmes alors tous les quatre pour Padoue pour y rester jusqu’à la fin de l’automne. Le docteur Gozzi n’y était plus. Il était devenu curé dans un village, où il vivait avec sa sœur Bettine qui n’avait pas pu vivre avec le coquin qui ne l’avait épousée que pour la dépouiller de tout ce qu’elle lui avait porté en dot.

Dans la tranquille oisiveté de cette grande ville je suis devenu amoureux de la plus célèbre de toutes les courtisanes vénitiennes de ce temps-là. Elle s’appelait Ancilla, la même que le danseur Campioni épousa, et conduisit avec lui à Londres, où elle fut la cause de la mort d’un très aimable Anglais. Dans quatre ans d’ici je parlerai d’elle plus au long53. Actuellement je ne dois rendre compte au lecteur que d’un petit événement qui fut la cause que mon amour ne dura que trois ou quatre semaines.

Celui qui me présenta à cette fille fut le comte Medini54 jeune étourdi comme moi, et ayant mes mêmes inclinations ; mais joueur déterminé ennemi déclaré de la fortune55. On jouait chez Ancilla, dont il était amant56 aimé, et il ne me procura sa connaissance que pour me rendre sa dupe les cartes à la main. Ne m’étant jamais aperçu de rien, je le fus jusqu’au moment fatal que me voyant trichéas avec la plus grande évidence, je le lui ai dit lui présentant un pistolet à la poitrine. Ancilla s’évanouit, il me rendit mon argent, et il me défia à sortir avec lui pour mesurer mon épée avec la [96r] sienne. J’ai accepté son invitation, et je l’ai suivi après avoir laissé mes pistolets sur la table. Nous allâmes dans le prato della valle57, où au clair de la lune j’eus le bonheur de le blesser à l’épaule. Il dut me demander quartier ne pouvant plus étendre son bras. Je suis allé me coucher ; mais le matin j’ai cru devoir suivre le conseil de M. de Bragadin de quitter d’abord Padoue, et d’aller l’attendre à Venise. Ce comte Medini fut dans tout le reste de sa vie mon ennemi, et il m’arrivera de devoir parler de lui quand le lecteur me verra à Naples58.

J’ai passé tout le reste de l’année dans mes vieilles habitudes, tantôt content, et tantôt mécontent de la fortune. Le ridotto59 étant ouvert, j’y passais la plus grande partie de la nuit jouant, et courant les aventures.

1747at

Vers la fin de Janvier j’ai reçu une lettre de la jeune comtesse A.S., qui neau portait plus ce nom. Elle m’écrivait d’une des plus belles villes de l’Italie où elle était devenue marquise XXX. Elle me priait de faire semblant de ne pas la connaître si le hasard faisait que je m’arrêtasse dans la ville où elle vivait heureuse avec un époux qui avait gagné son cœur après qu’elle lui avait accordé sa main.

J’avais déjà su de son frère qu’à peine arrivée à sa patrie, sa mère l’avait conduite dans la ville d’où elle m’écrivait chez un de ses parents, où elle avait connu l’homme qui devait la rendre heureuse. Ce fut dans l’année suivante 1748 que je l’ai vue. Sans la lettre par laquelle elle m’avait prévenu, je me serais fait présenter à son mari. La douceur de la paix est préférable aux charmes de l’amour ; mais on ne pense pas ainsi quand on est amoureux.

[96v] Dans ce même temps une jeune Vénitienne60 très jolie, que son père Ramon exposa à l’admiration du public la faisant figurer dans les ballets, me mit pour une quinzaine de jours dans ses fers : j’y serais resté davantage, si l’hymen ne les eût brisés. Madame Cicilia Valmarana sa protectrice lui trouva un mari de sa compétence dans le danseur français nommé Binet, qui d’abord voulut s’appeler Binetti. Par là sa femme ne se vit pas obligée à changer en français son caractère vénitien qui la mit à même de déployer sa force dans plusieurs aventures, qui lui donnèrent de la célébrité. Elle fut la cause d’un bon nombre des miennes que mon lecteur trouvera bien circonstanciées à leur place61. La Binetti fut privilégiée par la nature du plus rare de tous les dons. L’âge ne parut jamais sur sa figure avec une indiscrétion, dont les femmes ne connaissent pas la plus cruelle. Elle parut toujours jeune à tous ses amants, et aux plus fins connaisseurs des traits surannés. Les hommes ne demandent pas davantage ;av et ils ont raison de ne pas vouloir se fatiguer à faire des recherches et des calculs pour se convaincre qu’ils sont dupes de l’apparence ; mais les femmes qui vieillissent à vue d’œil ont aussi raison de crier contre une autre qui ne vieillit pas. La Binetti se moqua toujours de cette espèce de médisance allant son train, et faisant des amants. Le dernier qu’elle fit mourir à force de jouissances amoureuses fut le Polonais Mossinski62 que sa destinée fit aller à Venise il y a huit ans. La Binetti en avait alors soixante-trois.

La vie que je menais à Venise aurait pu me paraître heureuse, si j’avais pu m’abstenir de ponter à la Bassette. Il n’était permis de tailler au ridotto qu’aux seuls nobles non pas en masque, mais vêtus avec la robe patricienne, portant [97r] la grande perruque devenue constitutionnelle63 au commencement de ce siècle. Je jouais, et j’avais grand tort, car je n’avais ni la force de quitter quand la fortune m’était contraire ni celle de ne pas courir après mon argent. Ce qui me forçait à jouer était un sentiment d’avarice : j’aimais la dépense, et je la regrettais, quand ce n’était pas le jeu qui m’avait fourni l’argent pour la faire. Il me semblait que l’argent gagné au jeu ne m’avait rien coûté.

À la fin du même mois de Janvier, me trouvant dans la nécessité de deux cents sequins64, Mad. Manzoni me fit prêter par une autre dame un brillant qui en valait cinq cents. Je me suis déterminé d’aller le mettre en gage à Treviso, où la ville tient un Mont de piété qui prête sur gages au 5 p. 100. Treviso est à quinze milles65 de Venise. Ce bel établissement manque à Venise parce que les Juifs ont la force de l’empêcher.

Je me lève donc d’assez bonne heure ; et je mets dans ma poche ma baoûte66 parce que dans ce jour-là il était défendu d’aller en masque. C’était la veille de la purification de la sainte vierge qu’on appelle la Chandeleur67.

Je vais à pied jusqu’au bout du Canal regio avec intention de prendre une gondole pour Mestre, où j’aurais pris une voiture de poste qui m’aurait mis en moins de deux heures à Treviso, d’où je serais parti le même jour après avoir mis mon brillant en gage pour retourner à Venise.

Marchant sur le quai vers S.t Job, je vois dans une gondole à deux rames une figure de fille coiffée à la villageoise ; mais très richement. Son minois me plaît tellement que je m’arrête pour l’examiner avec plus d’attention. Le barcarol de proue, voyant que j’avais suspendu ma marche, pensa que je veuille profiter de [97v] l’occasion pour aller à Mestre à meilleur marché, et dit au poupier d’approcher du rivage. Je n’hésite pas un seul moment. Je monte dans la barque, et je lui donne trois livres pour m’assurer qu’il n’y entrerait plus personne. Un vieux prêtre, qui occupait la première place près de la belle, veut me la céder ; mais je l’oblige à ne pas bouger.

a. Date donnée dans la marge gauche.

b. Finirait biffé.

c. Me demanda, le a final étant corrigé par surcharge.

d. Et il biffé.

e. Dans biffé.

f. Le manuscrit porte un deux-points auquel nous substituons un point pour marquer la fin du discours direct.

g. Joueras biffé.

h. Orth. un (en italien, obolo est masculin).

i. Orth. Carlsbath.

j. Orth. L’Abbadie. Casanova écrit ensuite l’Abadie. Nous unifions.

k. Quelques mots biffés, illisibles.

l. Ce plaisir biffé.

m. Me le refuse [ou refusa] biffé.

n. Rends [orth. rens] biffé.

o. Date donnée dans la marge gauche.

p. Date donnée dans la marge gauche.

q. Veux la persuader biffé.

r. Orth. capuçon pour cette occurrence.

s. Pas biffé.

t. Le faire devenir amoureux de moi.

u. Orth. vu.

v. Orth. qui.

w. Orth. fait.

x. N’était pas riche, mais à son aise, et il me parla du frère de la malheureuse qui était militaire au service du pape biffé.

y. Bon biffé.

z. Orth. entendu

aa. D’abord biffé.

ab. Orth. fait.

ac. Me permettre de déjeuner avec elle.

ad. Orth. vu.

ae. Pour la soulager biffé.

af. Elle pouvait [ou pourrait] biffé.

ag. Je ne me connaissais pas, peut-être, biffé.

ah. Talent biffé.

ai. Trois biffé.

aj. Elle croyait que je lui eusse biffé.

ak. Mes biffé.

al. Un mot biffé, illisible.

am. Lui biffé.

an. Orth. donné.

ao. Que je biffé. Le verbe est ensuite corrigé par surcharge.

ap. Orth. indiqué.

aq. Orth. accompagnés.

ar. Orth. firent.

as. Dans biffé.

at. Date donnée dans la marge gauche.

au. Porte biffé.

av. Car biffé.

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