Une Fille du Régent

Chapitre 23EN BRETAGNE.

Il faut maintenant que nos lecteurs nous permettent de jeter uncoup d’œil en arrière, car nous avons, pour nous occuper des hérosprincipaux de notre histoire, laissé en Bretagne des personnagesqui méritent un certain intérêt. D’ailleurs, s’ils ne serecommandent pas comme ayant pris une part très-active au roman quenous écrivons, l’histoire est là qui les évoque de sa voixinflexible ; il faut donc que, pour le moment, nous subissionsles exigences de l’histoire.

La Bretagne avait pris, dès la première conspiration, une partactive au mouvement imprimé par les bâtards légitimés. Cetteprovince, qui avait donné des gages de sa fidélité aux principesmonarchiques, les poussait, en ce moment, non-seulement jusqu’àl’exagération, mais encore jusqu’à la démence, puisqu’ellepréférait le sang adultérin de son roi aux intérêts du royaume, etpuisqu’elle poussait son amour jusqu’au crime, ne craignant pasd’appeler à l’aide des prétentions de ceux qu’elle regardait commeses princes, des ennemis auxquels Louis XIV, pendant soixanteans, et la France pendant deux siècles, avaient fait une guerred’extermination.

En une soirée, on se le rappelle, nous avons vu paraître lesnoms principaux qui s’inscrivent pour personnifier cetterévolte : le régent l’avait caractérisée fort spirituellement,en disant qu’il tenait la tête et la queue ; mais il setrompait, il ne tenait réellement que la tête et le corps. La tête,c’était le conseil des légitimés, le roi d’Espagne et son imbécilleagent, le prince de Cellamare ; le corps, c’étaient ceshommes, braves et spirituels, qui peuplaient alors la Bastille.Mais ce qu’on ne tenait pas encore, c’était la queue, qui s’agitaitdans le rude pays de Bretagne, alors, comme aujourd’hui, si peuhabitué aux aventures de cour, alors, comme aujourd’hui, sidifficile à dompter : la queue, armée de dards, comme celle duscorpion, et qui était la seule à craindre.

Les chefs bretons renouvelaient alors le chevalier de Rohan,sous Louis XIV ; quand on dit le chevalier de Rohan,c’est parce qu’à toute conspiration il faut donner le nom d’unchef. À côté du prince, homme vaniteux et médiocre, et même avantle prince, étaient deux autres hommes plus forts que lui, l’uncomme exécution, l’autre comme pensée. Ces deux hommes étaientLatréaumont, simple gentilhomme de Normandie, et l’autre, AffiniusVanden-Enden, philosophe hollandais. Latréaumont voulait del’argent, aussi n’était-il que le bras ; Affinius voulait unerépublique, aussi était-il l’âme. De plus, cette république, il lavoulait enclavée dans le royaume de Louis XIV, pour faire unplus grand déplaisir au roi, qui haïssait les républicains, même àtrois cents lieues ; qui avait persécuté et fait périr legrand pensionnaire de Hollande, Jean de Wit, plus cruel en cela quele stathouder prince d’Orange, qui, en se déclarant ennemi dupensionnaire, vengeait des injures personnelles, tandis queLouis XIV n’avait éprouvé qu’amitié et dévouement de la partde ce grand homme.

Or, Affinius voulait une république en Normandie ; il enfaisait nommer protecteur le chevalier de Rohan ; les conjurésbretons voulaient venger leur province de quelques injures reçuessous la régence, et ils la décrétaient d’abord république, sauf àse choisir un protecteur, dût-il être Espagnol. Toutefois monsieurdu Maine eût eu beaucoup de chances.

Voici ce qui s’était passé en Bretagne.

Aux premières ouvertures des Espagnols, les Bretons prêtèrentl’oreille. Ils n’avaient point sujet de se mécontenter plus que lesautres provinces ; mais, à cette époque, les Bretons n’étaientpas encore ralliés hautement à la nationalité française. C’était,pour eux, une bonne guerre à faire ; ils ne voyaient pasd’autre but. Richelieu les avait sévèrement domptés ; ils nesentaient plus sa rude main et pensaient à s’émanciper sous Dubois.Ils commencèrent par prendre en haine les administrateurs que leurenvoya le régent. Une révolution a toujours commencé parl’émeute.

Montesquiou était chargé de tenir les états ; c’était unecharge de vice-roi. On entendait les griefs des peuples, et onpercevait leur argent. Les états se plaignirent beaucoup, mais ilsne donnèrent pas d’argent, parce que, disaient-ils, l’intendantleur déplaisait. Cette raison parut mauvaise à Montesquiou, hommedu vieux régime, accoutumé aux façons de Louis XIV.

– Vous ne pouvez offrir ces plaintes à Sa Majesté, dit-il,sans vous mettre dans l’attitude de la rébellion. Payez d’abord,vous vous plaindrez ensuite ; le roi écoutera vos doléances,mais il ne veut pas de vos antipathies contre un homme honoré deson choix.

Le fait est que monsieur de Montaran, dont la Bretagne croyaitavoir à se plaindre, n’avait de tort réel que d’être, à cetteépoque, intendant de la province. Tout autre eût déplu comme lui.Montesquiou n’accepta donc pas les conditions, et persista dans laperception du don gratuit. Les étatspersistèrent dans leur refus.

– Monsieur le maréchal, répliqua un député des états, vousoubliez sans doute que votre langage peut convenir à un général quitraite en pays conquis, mais ne saurait être accepté par des hommeslibres et investis de priviléges. Nous ne sommes ni des ennemis nides soldats : nous sommes citoyens et maîtres chez nous. Encompensation d’un service que nous demandons au roi, qui est denous ôter monsieur de Montaran, dont le peuple de ce pays n’aimepas la personne, nous accorderons avec plaisir l’impôt qu’on nousdemande : mais, si nous croyons voir que la cour veut mettrele gros lot du côté de ses exigences, nous resterons avec notreargent, et nous supporterons, tant que nous pourrons, le trésorierqui nous déplaît.

Monsieur de Montesquiou fit sa moue dédaigneuse, tourna lestalons aux députés, qui lui en firent autant, et chacun se retiradans sa dignité.

Seulement le maréchal voulut patienter : il se croyait desdispositions à la diplomatie ; il espérait que des réunionsparticulières remettraient en ordre ce que le sentiment d’esprit decorps avait si mal à propos embrouillé. Mais la noblesse bretonneest fière. Humiliée d’avoir été ainsi traitée par le maréchal, elleresta chez elle, et ne parut plus aux réceptions de ce seigneur,qui resta seul, fort désappointé, passant du mépris à la colère, etde la colère aux folles résolutions. C’est là que l’attendaient lesEspagnols.

Montesquiou, correspondant avec les autorités de Nantes, deQuimper, de Vannes, de Rennes, écrivit qu’il voyait bien qu’ilavait affaire à des mutins et à des rebelles ; mais qu’ilaurait le dernier, et que les douze mille hommes de son corpsd’armée apprendraient aux Bretons la vraie politesse et lavéritable grandeur d’âme.

Les états se réunirent : de la noblesse au peuple, il n’y aqu’un pas en cette province ; l’étincelle alluma la poudre,les citoyens s’associèrent. On annonça clairement à monsieur deMontesquiou que, s’il avait douze mille hommes, la Bretagne enrenfermait cent mille, qui apprendraient à ses soldats, avec despavés, des fourches, des mousquets même, à se mêler de ce qui lesregardait, mais pas d’autre chose.

Le maréchal s’assura qu’il y avait, en effet, cent milleassociés dans la province, et que chacun avait sa pierre ou sonarme. Il réfléchit, et les choses en demeurèrent là, fortheureusement pour le gouvernement de la régence. Alors la noblesse,se voyant respectée, s’adoucit, et formula très-convenablement saplainte. Mais, d’un autre côté, Dubois et le conseil de régence nevoulurent pas se dédire ; ils traitèrent cette supplique, demanifeste hostile, et s’en servirent à instrumenter.

Après la généralité, le détail arrive. Montaran, Montesquiou,Pontcalec, Talhouët, furent les champions qui se battirentréellement entre eux. Pontcalec, homme de cœur et d’exécution,s’était uni aux mécontents de la province, et, de ces élémentsencore informes, avait fécondé le germe du combat que nous avonsexaminé.

Il n’y avait plus à reculer ; la collision était imminente,mais la cour ne soupçonnait que la révolte pour l’impôt, elle nevoyait rien de l’affaire d’Espagne. Les Bretons, qui minaientsourdement la régence, criaient bien haut : « Àl’impôt ! au Montaran ! » pour qu’on n’entendît pasle bruit de leur sape et leurs complots antipatriotiques. Maisl’événement tourna contre eux ; le régent, qui peut passerpour un des plus habiles politiques de son siècle, devina le piégesans l’avoir aperçu. Il se douta que, derrière ce fantôme, sous cegrand voile local, il se cachait autre chose ; et, pour bienvoir cette autre chose, il laissa tomber, ou plutôt il enleva levoile. Il retira son Montaran, et donna gain de cause à laprovince. Aussitôt les conspirateurs furent démasqués : toutle monde était satisfait, eux seuls restèrent en vue etengagés ; les autres baissèrent pavillon, et demandèrentmerci.

Alors Pontcalec et ses amis formèrent le projet que nousconnaissons ; ils usèrent de moyens violents pour fairearriver à eux le but vers lequel ils ne pouvaient plus aller sansêtre découverts. La révolte n’avait plus de motifs, mais elle avaitencore des vestiges fumants. Ne pouvait-on, dans cette cendre,tiède encore, trouver l’étincelle qui rallumeraitl’incendie ?

L’Espagne veillait. Alberoni, battu par Dubois dans la fameuseaffaire de Cellamare, attendait sa revanche ; et, tout le sangde l’Espagne, tous les trésors préparés pour favoriser le complotde Paris, il n’hésitait pas à les envoyer en Bretagne, pourvu qu’ilfussent employés utilement. Seulement c’était tard. Il ne le crutpas, et ces agents le trompèrent. Pontcalec se figura querecommencer la guerre était possible ; mais alors la Francefaisait la guerre à l’Espagne. Il se figura que tuer le régentétait chose possible ; mais lui-même, et non Chanlay, devaitfaire ce que personne n’eût conseillé au plus cruel ennemi desFrançais à cette époque.

Il compta sur l’arrivée d’un vaisseau espagnol chargé d’armes etd’argent ; le vaisseau n’arriva pas. Il attendait lesnouvelles de Chanlay ; ce fut la Jonquière qui écrivit, etquel la Jonquière !…

Un soir, Pontcalec et ses amis étaient réunis dans une petitechambre de Nantes, près du vieux château. Leur contenance étaittriste, irrésolue. Du Couëdic annonça qu’il venait de recevoir unbillet, par lequel on l’engageait à prendre la fuite.

– J’en ai un pareil à vous montrer, dit Mont-Louis ;on me l’a glissé sous mon verre, à table, et ma femme, qui nes’attendait à rien, a été fort effrayée.

– Moi, dit Talhouët, j’attends et ne crains rien. Laprovince a repris du calme, les nouvelles de Paris sont bonnes.Tous les jours le régent fait sortir de la Bastille quelques-unsdes détenus de l’affaire d’Espagne.

– Et moi, messieurs, dit Pontcalec, je dois vous donnercommunication, puisque vous en parlez, d’un avis bizarre que j’aireçu aujourd’hui, Montrez-moi votre billet, du Couëdic ; vousle vôtre, Mont-Louis. Peut-être est-ce la même écriture, peut-êtrenous tend-on un piége.

– Je n’en crois rien ; car, si l’on nous veut loin,c’est pour que nous échappions à un danger quelconque ; ornous n’avons pas à craindre pour notre réputation, elle n’est pasen jeu. Les affaires de la Bretagne sont terminées pour tout lemonde ; votre frère, Talhouët, et votre cousin se sont enfuisen Espagne ; Solduc, Rohan, Kerantec, Sambilly, le conseillerau parlement, ont disparu ; pourtant on a trouvé naturelleleur appréhension ; c’est une simple cause de mécontentementqui les chasse. J’avoue que, si le billet se répétait, jepartirais.

– Nous n’avons rien à craindre, mon ami, dit Pontcalec, etmême, il faut le dire, jamais nos affaires n’ont été plusprospères. Voyez : la cour ne se méfie plus de rien, sans quoinous serions déjà inquiétés. La Jonquière a écrit hier ; ilannonce que Chanlay va partir pour la Muette, où le régent vitcomme un simple particulier, sans gardes, sans méfiance.

– Cependant vous êtes inquiet, répliqua du Couëdic.

– Je l’avoue ; mais ce n’est pas pour la raison quevous croyez.

– Qu’y a-t-il ?

– Quelque chose de personnel ?

– À vous ?

– À moi-même ; et, tenez, je ne saurais le dire àmeilleure compagnie et à des amis plus dévoués ou qui meconnaissent mieux : si jamais j’étais inquiété, si j’étais misdans l’alternative de rester ou de fuir pour échapper à un danger…eh bien, je resterais ; savez-vous pourquoi ?

– Non, parlez.

– J’ai peur.

– Vous, Pontcalec ! vous, peur ! Que veulent direces deux mots à côté l’un de l’autre ?

– Mon Dieu, oui, mes amis ; l’Océan est notresauvegarde ; il n’est pas un de nous qui ne trouve son salutsur une de ces mille embarcations qui croisent sur la Loire, dePaimbœuf à Saint-Nazaire ; mais ce qui, pour vous, est salut,pour moi est mort certaine.

– Je ne vous comprends pas, dit Talhouët.

– Vous m’effrayez, dit Mont-Louis.

– Écoutez donc, mes amis, dit Pontcalec.

Et il commença, au milieu de la plus religieuse attention, lerécit suivant ; car on savait que, pour que Pontcalec eûtpeur, il fallait que la chose en méritât la peine.

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