Les Liaisons dangereuses

Lettre CLXIII

Monsieur Bertrand à Madame de Rosemonde

Madame,

C’est avec bien du regret que je remplis le triste devoir de vous annoncer une nouvelle qui va vous causer un si cruel chagrin. Permettez-moi de vous inviter d’abord à cette pieuse résignation que chacun a si souvent admirée en vous et qui peut seule nous faire supporter les maux dont est semée notre misérable vie.

M. votre neveu… Mon Dieu ! faut-il que j’afflige tant une si respectable dame ! M. votre neveu a eu le malheur de succomber dans un combat singulier qu’il a eu ce matin avec M. le chevalier Danceny. J’ignore entièrement le sujet de la querelle, mais il paraît, par le billet que j’ai trouvé encore dans la poche de M. le vicomte et que j’ai l’honneur de vous envoyer, il parait, dis-je, qu’il n’était pas l’agresseur. Et il faut que ce soit lui que le Ciel ait permis qui succombât.

J’étais chez M. le vicomte, à l’attendre, à l’heure même où on l’a ramené à l’hôtel. Figurez-vous mon effroi en voyant M. votre neveu porté par deux de ses gens et tout baigné dans son sang. Il avait deux coups d’épée dans le corps, et il était déjà bien faible. M. Danceny était aussi là, et même il pleurait. Ah ! sans doute, il doit pleurer : mais il est bien temps de répandre des larmes quand on a causé un malheur irréparable !

Pour moi, je ne me possédais pas, et malgré le peu que je suis, je ne lui en disais pas moins ma façon de penser. Mais c’est là que M. le vicomte s’est montré véritablement grand. Il m’a ordonné de me taire, et celui-là même qui était son meurtrier, il lui a pris la main, l’a appelé son ami, l’a embrassé devant nous trois et nous a dit : « Je vous ordonne d’avoir pour monsieur tous les égards qu’on doit à un brave et galant homme. » Il lui a, de plus, fait remettre devant moi des papiers fort volumineux, que je ne connais pas, mais auxquels je sais bien qu’il attachait beaucoup d’importance. Ensuite il a voulu qu’on les laissât seuls pendant un moment. Cependant j’avais envoyé chercher tout de suite tous les secours, tant spirituels que temporels : mais, hélas ! le mal était sans remède. Moins d’une demi-heure après, M. le vicomte était sans connaissance. Il n’a pu recevoir que l’extrême-onction, et la cérémonie était à peine achevée qu’il a rendu son dernier soupir.

Bon Dieu ! quand j’ai reçu dans mes bras, à sa naissance, ce précieux appui d’une maison si illustre, aurais-je pu prévoir que ce serait dans mes bras qu’il expirerait et que j’aurais à pleurer sa mort ? Une mort si précoce et si malheureuse ! Mes larmes coulent malgré moi. Je vous demande pardon, madame, d’oser ainsi mêler mes douleurs aux vôtres : mais, dans tous les états, on a un cœur et de la sensibilité, et je serais bien ingrat si je ne pleurais pas toute ma vie un seigneur qui avait tant de bontés pour moi, qui m’honorait de tant de confiance.

Demain, après l’enlèvement du corps, je ferai mettre les scellés partout, et vous pouvez vous en reposer entièrement sur mes soins. Vous n’ignorez pas, madame, que ce malheureux événement finit la substitution et rend vos dispositions entièrement libres. Si je puis vous être de quelque utilité, je vous prie de vouloir bien me faire passer vos ordres : je mettrai tout mon zèle à les exécuter ponctuellement.

Je suis, avec le plus profond respect, madame, votre très humble, etc., etc.

Bertrand.

Paris, ce 7 décembre 17**.

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