Les Mille et une nuits

XCVIII NUIT.

Sur la fin de la nuit suivante, le sultan desIndes, qui avait une extrême impatience d’apprendre comment sedénouerait l’histoire de Bedreddin, réveilla lui-même Scheherazadeet l’avertit de la continuer, ce qu’elle fit dans ces termes :« Schemseddin Mohammed, dit le vizir Giafar au calife, fitsortir de la salle tous les domestiques qui y étaient, et leurordonna de s’éloigner, à la réserve de deux ou trois qu’il fitdemeurer. Il les chargea d’aller tirer Bedreddin hors de la caisse,de le mettre en chemise et en caleçon, de le conduire en cet étatdans la salle, de l’y laisser tout seul, et d’en fermer laporte.

« Bedreddin Hassan, quoique accablé dedouleur, s’était endormi pendant tout ce temps-là, si bien que lesdomestiques du vizir l’eurent plus tôt tiré de la caisse, mis enchemise et en caleçon, qu’il ne fut réveillé, et ils letransportèrent dans la salle si brusquement, qu’ils ne luidonnèrent pas le loisir de se reconnaître. Quand il se vit seuldans la salle, il promena sa vue de toutes parts, et les chosesqu’il voyait rappelant dans sa mémoire le souvenir de ses noces, ils’aperçut avec étonnement que c’était la même salle où il avait vule palefrenier bossu. Sa surprise augmenta encore lorsque, s’étantapproché doucement de la porte d’une chambre qu’il trouva ouverte,il vit dedans son habillement au même endroit où il se souvenait del’avoir mis la nuit de ses noces. « Bon Dieu, dit-il en sefrottant les yeux, suis-je endormi ? suis-jeéveillé ? »

« Dame de Beauté, qui l’observait, aprèss’être divertie de son étonnement, ouvrit tout à coup les rideauxde son lit, et avançant la tête : « Mon cher seigneur,lui dit-elle d’un ton assez tendre, que faites-vous à laporte ? Venez vous recoucher. Vous avez demeuré dehors bienlongtemps. J’ai été fort surprise en me réveillant de ne vous pastrouver à mes côtés. » Bedreddin Hassan changea de visagelorsqu’il reconnut que la dame qui lui parlait était cettecharmante personne avec laquelle il se souvenait d’avoir couché. Ilentra dans la chambre, mais au lieu d’aller au lit, comme il étaitplein des idées de tout ce qui lui était arrivé depuis dix ans, etqu’il ne pouvait se persuader que tous ces événements se fussentpassés en une seule nuit, il s’approcha de la caisse où étaient seshabits et la bourse de sequins, et après les avoir examinés avecbeaucoup d’attention : « Par le grand Dieu vivant,s’écria-t-il, voilà des choses que je ne puiscomprendre ! » La dame, qui prenait plaisir à voir sonembarras, lui dit : « Encore une fois, seigneur, venezvous remettre au lit. À quoi vous amusez-vous ? » À cesparoles il s’avança vers Dame de Beauté. « Je vous supplie,madame, lui dit-il, de m’apprendre s’il y a longtemps que je suisauprès de vous ? – La question me surprend,répondit-elle : est-ce que vous ne vous êtes pas levé d’auprèsde moi tout à l’heure ? Il faut que vous ayez l’esprit bienpréoccupé. – Madame, reprit Bedreddin, je ne l’ai assurément pasfort tranquille. Je me souviens, il est vrai, d’avoir été près devous ; mais je me souviens aussi d’avoir, depuis, demeuré dixans à Damas. Si j’ai en effet couché cette nuit avec vous, je nepuis pas en avoir été éloigné si longtemps. Ces deux choses sontopposées. Dites-moi, de grâce, ce que j’en dois penser : simon mariage avec vous est une illusion, ou si c’est un songe quemon absence. – Oui, seigneur, repartit Dame de Beauté, vous avezrêvé sans doute que vous avez été à Damas. – Il n’y a donc rien desi plaisant, s’écria Bedreddin en faisant un éclat de rire. Je suisassuré, madame, que ce songe va vous paraître très-réjouissant.Imaginez-vous, s’il vous plaît, que je me suis trouvé à la porte deDamas en chemise et en caleçon, comme je suis en ce moment ;que je suis entré dans la ville aux huées d’une populace qui mesuivait en m’insultant ; que je me suis sauvé chez unpâtissier, qui m’a adopté, m’a appris son métier et m’a laissé tousses biens en mourant ; qu’après sa mort j’ai tenu sa boutique.Enfin, madame, il m’est arrivé une infinité d’autres aventures quiseraient trop longues à raconter, et tout ce que je puis vous dire,c’est que je n’ai pas mal fait de m’éveiller, sans cela on m’allaitclouer à un poteau. – Et pour quel sujet, dit Dame de Beauté enfaisant l’étonnée, voulait-on vous traiter si cruellement ? Ilfallait donc que vous eussiez commis un crime énorme. – Point dutout, répondit Bedreddin, c’était pour la chose du monde la plusbizarre et la plus ridicule. Tout mon crime était d’avoir vendu unetarte à la crème, où je n’avais pas mis de poivre. – Ah ! pourcela, dit Dame de Beauté en riant de toute sa force, il faut avouerqu’on vous faisait une horrible injustice. – Oh ! madame,répliqua-t-il, ce n’est pas tout, encore : pour cette mauditetarte à la crème, où l’on me reprochait de n’avoir pas mis depoivre, on avait tout rompu et brisé dans ma boutique, on m’avaitlié avec des cordes et enfermé dans une caisse, où j’étais siétroitement qu’il me semble que je m’en sens encore. Enfin on avaitfait venir un charpentier et on lui avait commandé de dresser unpoteau pour me pendre. Mais Dieu soit béni de ce que tout celan’est qu’un ouvrage de sommeil ! »

Scheherazade, en cet endroit apercevant lejour, cessa de parler. Schahriar ne put s’empêcher de rire de ceque Bedreddin Hassan avait pris une chose réelle pour unsonge : Il faut convenir, dit-il, que cela est très-plaisant,et je suis persuadé que le lendemain le vizir Schemseddin Mohammedet sa belle-sœur s’en divertirent extrêmement. – Sire, répondit lasultane, c’est ce que j’aurai l’honneur de vous raconter la nuitprochaine, si votre majesté veut bien me laisser vivre jusqu’à cetemps-là. Le sultan des Indes se leva sans rien répliquer à cesparoles, mais il était fort éloigné d’avoir une autre pensée.

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