Bug-Jargal

X

 

Jusqu’à ce jour, la disposition naturelle demon esprit m’avait tenu éloigné des plantations où les noirstravaillaient. Il m’était trop pénible de voir souffrir des êtresque je ne pouvais soulager. Mais, dès le lendemain, mon onclem’ayant proposé de l’accompagner dans sa ronde de surveillance,j’acceptai avec empressement, espérant rencontrer parmi lestravailleurs le sauveur de ma bien-aimée Marie.

J’eus lieu de voir dans cette promenadecombien le regard d’un maître est puissant sur des esclaves, maisen même temps combien cette puissance s’achète cher. Les nègres,tremblants en présence de mon oncle, redoublaient, sur son passage,d’efforts et d’activité ; mais qu’il y avait de haine danscette terreur ! Irascible par habitude, mon oncle était prêt àse fâcher de n’en avoir pas sujet, quand son bouffon Habibrah, quile suivait toujours, lui fit remarquer tout à coup un noir qui,accablé de lassitude, s’était endormi sous un bosquet de dattiers.Mon oncle court à ce malheureux, le réveille rudement, et luiordonne de se remettre à l’ouvrage. Le nègre, effrayé, se lève, etdécouvre en se levant un jeune rosier du Bengale sur lequel ils’était couché par mégarde, et que mon oncle se plaisait à élever.L’arbuste était perdu. Le maître, déjà irrité de ce qu’il appelaitla paresse de l’esclave, devient furieux a cette vue. Hors de lui,il détache de sa ceinture le fouet armé de lanières ferrées qu’ilportait dans ses promenades, et lève le bras pour en frapper lenègre tombé à genoux. Le fouet ne retomba pas. Je n’oublieraijamais ce moment. Une main puissante arrêta subitement la main ducolon. Un noir (c’était celui-là même que je cherchais !) luicria en français :

– Punis-moi, car je viens de t’offenser ;mais ne fais rien à mon frère, qui n’a touché qu’à tonrosier !

Cette intervention inattendue de l’homme à quije devais le salut de Marie, son geste, son regard, l’accentimpérieux de sa voix, me frappèrent de stupeur. Mais sa généreuseimprudence, loin de faire rougir mon oncle, n’avait fait queredoubler la rage du maître et la détourner du patient à sondéfenseur. Mon oncle, exaspéré, se dégagea des bras du grand nègre,en l’accablant de menaces, et leva de nouveau son fouet pour l’enfrapper à son tour. Cette fois le fouet lui fut arraché de la main.Le noir en brisa le manche garni de clous comme on brise unepaille, et foula sous ses pieds ce honteux instrument de vengeance.J’étais immobile de surprise, mon oncle de fureur ; c’étaitune chose inouïe pour lui que de voir son autorité ainsi outragée.Ses yeux s’agitaient comme prêts à sortir de leur orbite ; seslèvres bleues tremblaient. L’esclave le considéra un instant d’unair calme ; puis tout à coup, lui présentant avec dignité unecognée qu’il tenait à la main :

– Blanc, dit-il, si tu veux me frapper, prendsau moins cette hache.

Mon oncle, qui ne se connaissait plus, auraitcertainement exaucé son vœu, et se précipitait sur la hache, quandj’intervins à mon tour. Je m’emparai lestement de la cognée et jela jetai dans le puits d’une noria, qui était voisine.

– Que fais-tu ? me dit mon oncle avecemportement.

– Je vous sauve, lui répondis-je, du malheurde frapper le défenseur de votre fille. C’est à cet esclave quevous devez Marie ; c’est le nègre dont vous m’avez promis laliberté.

Le moment était mal choisi pour invoquer cettepromesse. Mes paroles effleurèrent à peine l’esprit ulcéré ducolon.

– Sa liberté ! me répliqua-t-il d’un airsombre. Oui, il a mérité la fin de son esclavage. Sa liberté !nous verrons de quelle nature sera celle que lui donneront lesjuges de la cour martiale.

Ces paroles sinistres me glacèrent. Marie etmoi le suppliâmes inutilement. Le nègre dont la négligence avaitcausé cette scène fut puni de la bastonnade, et l’on plongea sondéfenseur dans les cachots du fort Galifet, comme coupable d’avoirporté la main sur un blanc. De l’esclave au maître, c’était uncrime capital.

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