Bug-Jargal

XXII

 

Le soir du troisième jour, nous entrâmes dansles gorges de la Grande-Rivière. On estimait que les noirs étaientà vingt lieues dans la montagne.

Nous assîmes notre camp sur un mornet quiparaissait leur avoir servi au même usage, à la manière dont ilétait dépouillé. Cette position n’était pas heureuse ; il estvrai que nous étions tranquilles. Le mornet était dominé de touscôtés par des rochers à pic, couverts d’épaisses forêts. L’aspéritéde ces escarpements avait fait donner à ce lieu le nom deDompte-Mulâtre. La Grande-Rivière coulait derrière lecamp ; resserrée entre deux côtes, elle était dans cet endroitétroite et profonde. Ses bords, brusquement inclinés, sehérissaient de touffes de buissons impénétrables à la vue. Souventmême ses eaux étaient cachées par des guirlandes de lianes, qui,s’accrochant aux branches des érables à fleurs rouges semés parmiles buissons, mariaient leurs jets d’une rive à l’autre, et, secroisant de mille manières, formaient sur le fleuve de largestentes de verdure, l’œil qui les contemplait du haut des rochesvoisines croyait voir des prairies humides encore de rosée. Unbruit sourd, ou quelquefois une sarcelle sauvage, perçant tout àcoup ce rideau fleuri, décelaient seuls le cours de la rivière.

Le soleil cessa bientôt de dorer la cime aiguëdes monts lointains du Dondon ; peu à peu l’ombre s’étenditsur le camp, et le silence ne fut plus troublé que par les cris dela grue et les pas mesurés des sentinelles.

Tout à coup les redoutables chantsd’Oua-Nassé et du Camp du Grand Pré se firententendre sur nos têtes ; les palmiers, les acomas et lescèdres qui couronnaient les rocs s’embrasèrent, et les clartéslivides de l’incendie nous montrèrent sur les sommets voisins denombreuses bandes de nègres et de mulâtres dont le teint cuivréparaissait rouge à la lueur des flammes. C’étaient ceux deBiassou.

Le danger était imminent. Les chefss’éveillant en sursaut coururent rassembler leurs soldats ; letambour battit la générale ; la trompette sonnal’alarme ; nos lignes se formèrent en tumulte, et lesrévoltés, au lieu de profiter du désordre où nous étions,immobiles, nous regardaient en chantant Oua-Nassé.

Un noir gigantesque parut seul sur le plusélevé des pics secondaires qui encaissent la Grande-Rivière ;une plume couleur de feu flottait sur son front ; une hacheétait dans sa main droite, un drapeau rouge dans sa maingauche ; je reconnus Pierrot ! Si une carabine se fûttrouvée à ma portée, la rage m’aurait peut-être fait commettre unelâcheté. Le noir répéta le refrain d’Oua-Nassé, planta sondrapeau sur le pic, lança sa hache au milieu de nous, ets’engloutit dans les flots du fleuve. Un regret s’éleva en moi, carje crus qu’il ne mourrait plus de ma main.

Alors les noirs commencèrent à rouler sur noscolonnes d’énormes quartiers de rochers ; une grêle de balleset de flèches tomba sur le mornet. Nos soldats, furieux de nepouvoir atteindre les assaillants, expiraient en désespérés,écrasés par les rochers, criblés de balles ou percés de flèches.Une horrible confusion régnait dans l’armée. Soudain un bruitaffreux parut sortir du milieu de la Grande-Rivière. Une scèneextraordinaire s’y passait, les dragons jaunes, extrêmementmaltraités par les masses que les rebelles poussaient du haut desmontagnes, avaient conçu l’idée de se réfugier, pour y échapper,sous les voûtes flexibles de lianes dont le fleuve était couvert.Thadée avait le premier mis en avant ce moyen, d’ailleursingénieux…

Ici le narrateur fut soudainementinterrompu.

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