Bug-Jargal

XLIX

 

Je m’enfuis, je me plongeai dans la profondeforêt, en suivant la trace que nous y avions laissée, sans mêmeoser jeter un coup d’œil derrière moi. Comme pour étourdir lespensées qui m’obsédaient, je courus sans relâche à travers lestaillis, les savanes et les collines, jusqu’à ce qu’enfin, à lacrête d’une roche, le camp de Biassou, avec ses lignes decabrouets, ses rangées d’ajoupas et sa fourmilière de noirs,apparût sous mes yeux. Là, je m’arrêtai. Je touchais au terme de macourse et de mon existence. La fatigue et l’émotion rompirent mesforces ; je m’appuyai contre un arbre pour ne pas tomber, etje laissai errer mes yeux sur le tableau qui se développait à mespieds dans la fatale savane.

Jusqu’à ce moment je croyais avoir goûtétoutes les coupes d’amertume et de fiel. Je ne connaissais pas leplus cruel de tous les malheurs ; c’est d’être contraint parune force morale plus puissante que celle des événements à renoncervolontairement, heureux, au bonheur vivant, à la vie. Quelquesheures auparavant, que m’importait d’être au monde ? Je nevivais pas ; l’extrême désespoir est une espèce de mort quifait désirer la véritable. Mais j’avais été tiré de cedésespoir ; Marie m’avait été rendue ; ma félicité morteavait été pour ainsi dire ressuscitée ; mon passé étaitredevenu mon avenir, et tous mes rêves éclipsés avaient reparu pluséblouissants que jamais ; la vie enfin, une vie de jeunesse,d’amour et d’enchantement, s’était de nouveau déployée radieusedevant moi dans un immense horizon. Cette vie, je pouvais larecommencer ; tout m’y invitait en moi et hors de moi. Nulobstacle matériel, nulle entrave visible. J’étais libre, j’étaisheureux, et pourtant il fallait mourir. Je n’avais fait qu’un pasdans cet éden, et je ne sais quel devoir, qui n’était pas mêmeéclatant, me forçait à reculer vers un supplice. La mort est peu dechose pour une âme flétrie et déjà glacée par l’adversité ;mais que sa main est poignante, qu’elle semble froide, quand elletombe sur un cœur épanoui et comme réchauffé par les joies del’existence ! Je l’éprouvais ; j’étais sorti un moment dusépulcre, j’avais été enivré dans ce court moment de ce qu’il y ade plus céleste sur la terre, l’amour, le dévouement, laliberté ; et maintenant il fallait brusquement redescendre autombeau !

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