Bug-Jargal

XV

 

Mon oncle fut outré de l’évasion de l’esclave.Il ordonna des recherches, et écrivit au gouverneur pour mettrePierrot à son entière disposition si on le retrouvait.

Le 22 août arriva. Mon union avec Marie futcélébrée avec pompe à la paroisse de l’Acul. Qu’elle fut heureusecette journée de laquelle allaient dater tous mes malheurs !J’étais enivré d’une joie qu’on ne saurait faire comprendre à quine l’a point éprouvée. J’avais complètement oublié Pierrot et sessinistres avis. Le soir, bien impatiemment attendu, vint enfin. Majeune épouse se retira dans la chambre nuptiale, où je ne pus lasuivre aussi vite que je l’aurais voulu. Un devoir fastidieux, maisindispensable, me réclamait auparavant. Mon office de capitaine desmilices exigeait de moi ce soir-là une ronde aux postes del’Acul ; cette précaution était alors impérieusement commandéepar les troubles de la colonie, par les révoltes partielles denoirs, qui, bien que promptement étouffées, avaient eu lieu auxmois précédents de juin et de juillet, même aux premiers joursd’août, dans les habitations Thibaud et Lagoscette, et surtout parles mauvaises dispositions des mulâtres libres, que le supplicerécent du rebelle Ogé n’avait fait qu’aigrir. Mon oncle fut lepremier à me rappeler mon devoir ; il fallut me résigner,j’endossai mon uniforme, et je partis. Je visitai les premièresstations sans rencontrer de sujet d’inquiétude ; mais, versminuit, je me promenais en rêvant près des batteries de la baie,quand j’aperçus à l’horizon une lueur rougeâtre s’élever ets’étendre du côté de Limonade et de Saint-Louis du Morin. Lessoldats et moi l’attribuâmes d’abord à quelque incendieaccidentel ; mais, un moment après, les flammes devinrent siapparentes, la fumée, poussée par le vent, grossit et s’épaissit àun tel point, que je repris promptement le chemin du fort pourdonner l’alarme et envoyer des secours. En passant près des casesde nos noirs, je fus surpris de l’agitation extraordinaire qui yrégnait. La plupart étaient encore éveillés et parlaient avec laplus grande vivacité. Un nom bizarre, Bug-Jargal, prononcéavec respect, revenait souvent au milieu de leur jargoninintelligible. Je saisis pourtant quelques paroles, dont le sensme parut être que les noirs de la plaine du nord étaient en pleinerévolte, et livraient aux flammes les habitations et lesplantations situées de l’autre côté du Cap. En traversant un fondmarécageux, je heurtai du pied un amas de haches et de piochescachées dans les joncs et les mangliers. Justement inquiet, je fissur-le-champ mettre sous les armes les milices de l’Acul, etj’ordonnai de surveiller les esclaves ; tout rentra dans lecalme.

Cependant les ravages semblaient croître àchaque instant et s’approcher du Limbé. On croyait même distinguerle bruit lointain de l’artillerie et des fusillades. Vers les deuxheures du matin, mon oncle, que j’avais éveillé, ne pouvantcontenir son inquiétude, m’ordonna de laisser dans l’Acul unepartie des milices sous les ordres du lieutenant ; et, pendantque ma pauvre Marie dormait ou m’attendait, obéissant à mon oncle,qui était, comme je l’ai déjà dit, membre de l’assembléeprovinciale, je pris avec le reste des soldats le chemin duCap.

Je n’oublierai jamais l’aspect de cette ville,quand j’en approchai. Les flammes, qui dévoraient les plantationsautour d’elle, y répandaient une sombre lumière, obscurcie par lestorrents de fumée que le vent chassait dans les rues. Destourbillons d’étincelles, formés par les menus débris embrasés descannes à sucre, et emportés avec violence comme une neige abondantesur les toits des maisons et sur les agrès des vaisseaux mouillésdans la rade, menaçaient à chaque instant la ville du Cap d’unincendie non moins déplorable que celui dont ses environs étaientla proie. C’était un spectacle affreux et imposant que de voir d’uncôté les pâles habitants exposant encore leur vie pour disputer aufléau terrible l’unique toit qui allait leur rester de tant derichesses ; tandis que, de l’autre, les navires, redoutant lemême sort, et favorisés du moins par ce vent si funeste auxmalheureux colons, s’éloignaient à pleines voiles sur une merteinte des feux sanglants de l’incendie.

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