Bug-Jargal

I

 

Quand vint le tour du capitaine Léopoldd’Auverney, il ouvrit de grands yeux et avoua à ces messieurs qu’ilne connaissait réellement aucun événement de sa vie qui méritât defixer leur attention.

– Mais, capitaine, lui dit le lieutenantHenri, vous avez pourtant, dit-on, voyagé et vu le monde.N’avez-vous pas visité les Antilles, l’Afrique et l’Italie,l’Espagne ? Ah ! capitaine, votre chienboiteux !

D’Auverney tressaillit, laissa tomber soncigare, et se retourna brusquement vers l’entrée de la tente, aumoment ou un chien énorme accourait en boitant vers lui.

Le chien écrasa en passant le cigare ducapitaine ; le capitaine n’y fit nulle attention.

Le chien lui lécha les pieds, le flatta avecsa queue, jappa, gambada de son mieux, puis vint se coucher devantlui. Le capitaine, ému, oppressé, le caressait machinalement de lamain gauche, en détachant de l’autre la mentonnière de son casque,et répétait de temps en temps : – Te voilà. Rask ! tevoilà ! – Enfin il s’écria : – Mais qui donc t’aramené ?

– Avec votre permission, mon capitaine…

Depuis quelques minutes, le sergent Thadéeavait soulevé le rideau de la tente, et se tenait debout, le brasdroit enveloppé dans sa redingote, les larmes aux yeux, etcontemplant en silence le dénouement de l’odyssée. Il hasarda à lafin ces paroles : Avec votre permission. moncapitaine… D’Auverney leva les yeux.

– C’est toi, Thad ; et comment diableas-tu pu ?… Pauvre chien ! je le croyais dans le campanglais. Où donc l’as-tu trouvé ?

– Dieu merci ! vous m’en voyez, moncapitaine, aussi joyeux que monsieur votre neveu, quand vous luifaisiez décliner cornu, la corne ; cornu, dela corne…

– Mais dis-moi donc où tu l’astrouvé ?

– Je ne l’ai pas trouvé, mon capitaine, j’aibien été le chercher.

Le capitaine se leva, et tendit la main ausergent ; mais la main du sergent resta enveloppée dans saredingote. Le capitaine n’y prit point garde.

– C’est que, voyez-vous, mon capitaine, depuisque ce pauvre Rask s’est perdu, je me suis bien aperçu, avec votrepermission, s’il vous plaît, qu’il vous manquait quelque chose.Pour tout vous dire, je crois que le soir où il ne vint pas, commeà l’ordinaire, partager mon pain de munition, peu s’en fallut quele vieux Thad ne se prît à pleurer comme un enfant. Mais non, Dieumerci, je n’ai pleuré que deux fois dans ma vie : la première,quand… le jour où… – Et le sergent regardait son maître avecinquiétude. – La seconde, lorsqu’il prit l’idée à ce drôle deBalthazar, caporal dans la septième demi-brigade, de me faireéplucher une botte d’oignons.

– Il me semble, Thadée, s’écria en riantHenri, que vous ne dites pas à quelle occasion vous pleurâtes pourla première fois.

– C’est sans doute, mon vieux, quand tu reçusl’accolade de La Tour d’Auvergne, premier grenadier deFrance ? demanda avec affection le capitaine, continuant àcaresser le chien.

– Non, mon capitaine ; si le sergentThadée a pu pleurer, ce n’a pu être, et vous en conviendrez, que lejour où il a crié feu sur Bug-Jargal, autrement ditPierrot.

Un nuage se répandit sur tous les traits ded’Auverney. Il s’approcha vivement du sergent, et voulut lui serrerla main ; mais malgré un tel excès d’honneur, le vieux Thadéela retint sous sa capote.

– Oui, mon capitaine, continua Thadée, enreculant de quelques pas, tandis que d’Auverney fixait sur lui desregards plans d’une expression pénible ; oui, j’ai pleurécette fois-là ; aussi, vraiment, il le méritait bien ! Ilétait noir, cela est vrai mais la poudre à canon est noire aussi,et…, et…

Le bon sergent aurait bien voulu acheverhonorablement sa bizarre comparaison. Il y avait peut-être quelquechose dans ce rapprochement qui plaisait à sa pensée ; mais ilessaya inutilement de l’exprimer ; et après avoir plusieursfois attaqué, pour ainsi dire, son idée dans tous les sens, commeun général d’armée qui échoue contre une place forte, il en levabrusquement le siège, et poursuivit sans prendre garde au souriredes jeunes officiers qui l’écoutaient :

– Dites, mon capitaine, vous souvient-il de cepauvre nègre ; quand il arriva tout essoufflé, à l’instantmême où ses dix camarades étaient là ? Vraiment, il avait bienfallu les lier. – C’était moi qui commandais. Et quand il lesdétacha lui-même pour reprendre leur place, quoiqu’ils ne levoulussent pas. Mais il fut inflexible. Oh ! quel homme !c’était un vrai Gibraltar. Et puis, dites, mon capitaine ?quand il se tenait là, droit comme s’il allait entrer en danse, etson chien, le même Rask qui est ici, qui comprit ce qu’on allaitlui faire, et qui me sauta à la gorge…

– Ordinairement, Thad, interrompit lecapitaine, tu ne laissais point passer cet endroit de ton récitsans faire quelques caresses à Rask ; vois comme il teregarde.

– Vous avez raison, dit Thadée avecembarras ; il me regarde, ce pauvre Rask ; mais… lavieille Malagrida m’a dit que caresser de la main gauche portemalheur.

– Et pourquoi pas la main droite ?demanda d’Auverney avec surprise, et remarquant pour la premièrefois la main enveloppée dans la redingote, et la pâleur répanduesur le visage de Thad.

Le trouble du sergent parut redoubler.

– Avec votre permission, mon capitaine, c’estque… vous avez déjà un chien boiteux, je crains que vous nefinissiez par avoir aussi un sergent manchot.

Le capitaine s’élança de son siège.

– Comment ? quoi ? que dis-tu, monvieux Thadée ? manchot ! – Voyons ton bras. Manchot,grand Dieu !

D’Auverney tremblait ; le sergent déroulalentement son manteau, et offrit aux yeux de son chef son brasenveloppé d’un mouchoir ensanglanté.

– Hé ! mon Dieu ! murmura lecapitaine en soulevant le linge avec précaution. Mais dis-moi donc,mon ancien ?…

– Oh ! la chose est toute simple. Je vousai dit que j’avais remarqué votre chagrin depuis que ces mauditsAnglais nous avaient enlevé votre beau chien, ce pauvre Rask, ledogue de Bug… Il suffit. Je résolus aujourd’hui de le ramener,dût-il m’en coûter la vie, afin de souper ce soir de bon appétit.C’est pourquoi, après avoir recommandé à Mathelet, votre soldat, debien brosser votre grand uniforme, parce que c’est demain jour debataille. Je me suis esquivé tout doucement du camp, armé seulementde mon sabre ; et j’ai pris à travers les haies pour être plustôt au camp des Anglais. Je n’étais pas encore aux premiersretranchements quand, avec votre permission, mon capitaine, dans unpetit bois sur la gauche, j’ai vu un grand attroupement de soldatsrouges. Je me suis avancé pour flairer ce que c’était, et, commeils ne prenaient pas garde à moi, j’ai aperçu au milieu d’eux Raskattaché à un arbre, tandis que deux milords, nus jusqu’ici commedes païens, se donnaient sur les os de grands coups de poing quifaisaient autant de bruit que la grosse caisse d’une demi-brigade.C’étaient deux particuliers anglais, s’il vous plaît, qui sebattaient en duel pour votre chien. Mais voilà Rask qui me voit, etqui donne un tel coup de collier que la corde casse, et que ledrôle est en un clin d’œil sur mes trousses. Vous pensez bien quetoute l’autre bande ne reste pas en arrière. Je m’enfonce dans lebois. Rask me suit. Plusieurs balles sifflent à mes oreilles. Raskaboyait ; mais heureusement ils ne pouvaient l’entendre àcause de leurs cris de French dog ! French dog ! comme sivotre chien n’était pas un beau et bon chien de Saint-Domingue.N’importe, je traverse le hallier, et j’étais près d’en sortirquand deux rouges se présentent devant moi. Mon sabre me débarrassede l’un, et m’aurait sans doute délivré de l’autre. si son pistoletn’eût été chargé à balle. Vous voyez mon bras droit. –N’importe ! French dog lui a sauté au cou, comme une ancienneconnaissance, et je vous réponds que l’embrassement a été rude…l’Anglais est tombé étranglé. – Aussi pourquoi ce diable d’hommes’acharnait-il après moi, comme un pauvre après unséminariste ! Enfin, Thad est de retour au camp, et Raskaussi. Mon seul regret, c’est que le Bon Dieu n’ait pas voulum’envoyer plutôt cela à la bataille de demain. – Voilà !

Les traits du vieux sergent s’étaientrembrunis à l’idée de n’avoir point eu sa blessure dans unebataille.

– Thadée !… cria le capitaine d’un tonirrité. Puis il ajouta plus doucement : – Comment es-tu fou àce point de t’exposer ainsi. – pour un chien ?

– Ce n’était pas pour un chien, mon capitaine,c’était pour Rask.

Le visage de d’Auverney se radoucit tout àfait. Le sergent continua :

– Pour Rask, le dogue de Bug…

– Assez ! assez ! mon vieux Thad,cria le capitaine en mettant la main sur ses yeux. – Allons,ajouta-t-il après un court silence, appuie-toi sur moi, et viens àl’ambulance.

Thadée obéit après une résistancerespectueuse. Le chien qui, pendant cette scène, avait à moitiérongé de joie la belle peau d’ours de son maître, se leva et lessuivit tous deux.

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