Clitandre

Préface

 

Pour peu de souvenir qu’on ait deMélite, il sera fort aisé de juger, après la lecture de cepoème, que peut-être jamais deux pièces ne partirent d’une mêmemain plus différentes et d’invention et de style. Il ne faut pasmoins d’adresse à réduire un grand sujet qu’à en déduire unpetit ; et si je m’étais aussi dignement acquitté de celui-ciqu’heureusement de l’autre, j’estimerais avoir, en quelque façon,approché de ce que demande Horace au poète qu’il instruit, quand ilveut qu’il possède tellement ses sujets, qu’il en demeure toujoursle maître, et les asservisse à soi-même, sans se laisser emporterpar eux. Ceux qui ont blâmé l’autre de peu d’effets auront ici dequoi se satisfaire si toutefois ils ont l’esprit assez tendu pourme suivre au théâtre, et si la quantité d’intriques et derencontres n’accable et ne confond leur mémoire. Que si cela leurarrive, je les supplie de prendre ma justification chez lelibraire, et de reconnaître par la lecture que ce n’est pas mafaute. Il faut néanmoins que j’avoue que ceux qui n’ayant vureprésenter Clitandre qu’une fois, ne le comprendront pasnettement, seront fort excusables, vu que les narrations quidoivent donner le jour au reste y sont si courtes, que le moindredéfaut, ou d’attention du spectateur, ou de mémoire de l’acteur,laisse une obscurité perpétuelle en la suite, et ôte presquel’entière intelligence de ces grands mouvements dont les pensées nes’égarent point du fait, et ne sont que des raisonnements continussur ce qui s’est passé. Que si j’ai renfermé cette pièce dans larègle d’un jour, ce n’est pas que je me repente de n’y avoir pointmis Mélite, ou que je me sois résolu à m’y attacherdorénavant. Aujourd’hui, quelques-uns adorent cette règle ;beaucoup la méprisent : pour moi, j’ai voulu seulement montrerque si je m’en éloigne, ce n’est pas faute de la connaître. Il estvrai qu’on pourra m’imputer que m’étant proposé de suivre la règledes anciens, j’ai renversé leur ordre, vu qu’au lieu des messagersqu’ils introduisent à chaque bout de champ pour raconter les chosesmerveilleuses qui arrivent à leurs personnages, j’ai mis lesaccidents mêmes sur la scène. Cette nouveauté pourra plaire àquelques-uns ; et quiconque voudra bien peser l’avantage quel’action a sur ces longs et ennuyeux récits, ne trouvera pasétrange que j’aie mieux aimé divertir les yeux qu’importuner lesoreilles, et que me tenant dans la contrainte de cette méthode,j’en aie pris la beauté, sans tomber dans les incommodités que lesGrecs et les Latins, qui l’ont suivie, n’ont su d’ordinaire, ou dumoins n’ont osé éviter. Je me donne ici quelque sorte de liberté dechoquer les anciens, d’autant qu’ils ne sont plus en état de merépondre, et que je ne veux engager personne en la recherche de mesdéfauts. Puisque les sciences et les arts ne sont jamais à leurpériode, il m’est permis de croire qu’ils n’ont pas tout su, et quede leurs instructions on peut tirer les lumières qu’ils n’ont paseues. Je leur porte du respect comme à des gens qui nous ont frayéle chemin, et qui, après avoir défriché un pays fort rude, nous ontlaissés à le cultiver. J’honore les modernes sans les envier, etn’attribuerai jamais au hasard ce qu’ils auront fait par science,ou par des règles particulières qu’ils se seront eux-mêmesprescrites ; outre que c’est ce qui ne me tombera jamais en lapensée, qu’une pièce de si longue haleine, où il faut coucherl’esprit à tant de reprises, et s’imprimer tant de contrairesmouvements, se puisse faire par aventure. Il n’en va pas de lacomédie comme d’un songe qui saisit notre imaginationtumultuairement et sans notre aveu, ou comme d’un sonnet ou d’uneode, qu’une chaleur extraordinaire peut pousser par boutade, etsans lever la plume. Aussi l’antiquité nous parle bien de l’écumed’un cheval qu’une éponge jetée par dépit sur un tableau exprimaparfaitement, après que l’industrie du peintre n’en avait su venirà bout ; mais il ne se lit point que jamais un tableau toutentier ait été produit de cette sorte. Au reste, je laisse le lieude ma scène au choix du lecteur, bien qu’il ne me coûtât ici qu’ànommer. Si mon sujet est véritable, j’ai raison de le taire ;si c’est une fiction, quelle apparence, pour suivre je ne saisquelle chorographie, de donner un soufflet à l’histoire,d’attribuer à un pays des princes imaginaires, et d’en rapporterdes aventures qui ne se lisent point dans les chroniques de leurroyaume ? Ma scène est donc en un château d’un roi, proched’une forêt ; je n’en détermine ni la province ni leroyaume ; où vous l’aurez une fois placée, elle s’y tiendra.Que si l’on remarque des concurrences dans mes vers, qu’on ne lesprenne pas pour des larcins. Je n’y en ai point laissé que j’aieconnues, et j’ai toujours cru que, pour belle que fût une pensée,tomber en soupçon de la tenir d’un autre, c’est l’acheter plusqu’elle ne vaut ; de sorte qu’en l’état que je donne cettepièce au public, je pense n’avoir rien de commun avec la plupartdes écrivains modernes, qu’un peu de vanité que je témoigneici.

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