Clitandre

Scène IV

Alcandre,Floridan,Clitandre,Pymante,Dorise,Cléon,Prévôt, troisVeneurs

 

Alcandre

Que souvent notre esprit, trompé parl’apparence,

Règle ses mouvements avec peud’assurance !

Qu’il est peu de lumière en nosentendements,

Et que d’incertitude en nosraisonnements !

Qui voudra désormais se fier auximpostures

Qu’en notre jugement forment lesconjectures :

Tu suffis pour apprendre à la postérité

Combien la vraisemblance a peu de vérité.

Jamais jusqu’à ce jour la raison endéroute

N’a conçu tant d’erreur avec si peu dedoute ;

Jamais, par des soupçons si faux et sipressants,

On n’a jusqu’à ce jour convaincud’innocents.

J’en suis honteux, Clitandre, et mon âmeconfuse

De trop de promptitude en soi-mêmes’accuse.

Un roi doit se donner, quand il estirrité,

Ou plus de retenue, ou moins d’autorité.

Perds-en le souvenir, et pour moi, je tejure

Qu’à force de bienfaits j’en réparel’injure.

Clitandre

Que Votre Majesté, sire, n’estime pas

Qu’il faille m’attirer par de nouveauxappas.

L’honneur de vous servir m’apporte assez degloire,

Et je perdrais le mien, si quelqu’un pouvaitcroire

Que mon devoir penchât au refroidissement,

Sans le flatteur espoir d’unagrandissement.

Vous n’avez exercé qu’une justecolère :

On est trop criminel quand on peut vousdéplaire ;

Et, tout chargé de fers, ma plus fortedouleur

Ne s’en osa jamais prendre qu’à monmalheur.

Floridan

Seigneur, moi qui connais le fond de soncourage,

Et qui n’ai jamais vu de fard en sonlangage,

Je tiendrais à bonheur que Votre Majesté

M’acceptât pour garant de sa fidélité.

Alcandre

Ne nous arrêtons plus sur lareconnaissance

Et de mon injustice et de soninnocence ;

Passons aux criminels. Toi dont latrahison

A fait si lourdement trébucher ma raison,

Approche, scélérat. Un homme de courage

Se met avec honneur en un teléquipage ?

Attaque, le plus fort, un rival plusheureux ?

Et présumant encor cet exploit dangereux,

À force de présents et d’infâmespratiques,

D’un autre cavalier corrompt lesdomestiques ?

Prend d’un autre le nom, et contrefait sonseing,

Afin qu’exécutant son perfide dessein,

Sur un homme innocent tombent lesconjectures ?

Parle, parle, confesse, et préviens lestortures.

Pymante

Sire, écoutez-en donc la pure vérité,

Votre seule faveur a fait ma lâcheté,

Vous, dis-je. Et cet objet dont l’amour metransporte.

L’honneur doit pouvoir tout sur les gens de masorte ;

Mais recherchant la mort de qui vous est sicher,

Pour en avoir le fruit il me fallaitcacher :

Reconnu pour l’auteur d’une tellesurprise,

Le moyen d’approcher de vous ou deDorise ?

Alcandre

Tu dois aller plus outre, et m’imputerencor

L’attentat sur mon fils comme surRosidor ;

Car je ne touche point à Doriseoutragée ;

Chacun, en te voyant, la voit assezvengée,

Et coupable elle-même, elle a bien mérité

L’affront qu’elle a reçu de ta témérité.

Pymante

Un crime attire l’autre, et, de peur d’unsupplice,

On tâche, en étouffant ce qu’on en voitd’indice,

De paraître innocent à force de forfaits.

Je ne suis criminel sinon manque d’effets,

Et sans l’âpre rigueur du sort qui metourmente,

Vous pleureriez le prince et souffririezPymante.

Mais que tardez-vous plus ? J’ai toutdit : punissez.

Alcandre

Est-ce là le regret de tes crimespassés ?

Ôtez-le-moi d’ici : je ne puis voir sanshonte

Que de tant de forfaits il tient si peu deconte.

Dites à mon conseil que, pour lechâtiment,

J’en laisse à ses avis le librejugement ;

Mais qu’après son arrêt je sauraireconnaître

L’amour que vers son prince il aura faitparaître.

Viens çà, toi, maintenant, monstre decruauté,

Qui joins l’assassinat à la déloyauté,

Détestable Alecton, que la reine déçue

Avait naguère au rang de ses fillesreçue !

Quel barbare, ou plutôt quelle pested’enfer

Se rendit ton complice et te donna cefer ?

Dorise

L’autre jour, dans ce bois trouvé paraventure,

Sire, il donna sujet à toutel’imposture ;

Mille jaloux serpents qui me rongeaient lesein

Sur cette occasion formèrent mondessein :

Je le cachai dès lors.

Floridan

Il est tout manifeste

Que ce fer n’est enfin qu’un misérablereste

Du malheureux duel où le triste Arimant

Laissa son corps sans âme, et Daphné sansamant.

Mais quant à son forfait, un ver dejalousie

Jette souvent notre âme en telle frénésie,

Que la raison, qu’aveugle un pleinemportement,

Laisse notre conduite à sondérèglement ;

Lors tout ce qu’il produit mérite qu’onl’excuse.

Alcandre

De si faibles raisons mon esprit nes’abuse.

Floridan

Seigneur, quoi qu’il en soit, un fils qu’ellevous rend,

Sous votre bon plaisir sa défenseentreprend ;

Innocente ou coupable, elle assura ma vie.

Alcandre

Ma justice en ce cas la donne à tonenvie ;

Ta prière obtient même avant que demander

Ce qu’aucune raison ne pouvait t’accorder.

Le pardon t’est acquis : relève-toi,Dorise,

Et va dire partout, en liberté remise,

Que le prince aujourd’hui te préserve à lafois

Des fureurs de Pymante et des rigueurs deslois.

Dorise

Après une bonté tellement excessive,

Puisque votre clémence ordonne que jevive,

Permettez désormais, sire, que mesdesseins

Prennent des mouvements plus réglés et plussains ;

Souffrez que pour pleurer mes actionsbrutales,

Je fasse ma retraite avecque les vestales,

Et qu’une criminelle indigne d’être aujour

Se puisse renfermer en leur sacré séjour.

Floridan

Te bannir de la cour après m’être obligée,

Ce serait trop montrer ma faveur négligée.

Dorise

N’arrêtez point au monde un objet odieux,

De qui chacun, d’horreur, détournerait lesyeux.

Floridan

Fusses-tu mille fois encor plusméprisable,

Ma faveur te va rendre assez considérable

Pour t’acquérir ici mille inclinations.

Outre l’attrait puissant de tesperfections,

Mon respect à l’amour tout le monde convie

Vers celle à qui je dois et qui me doit lavie.

Fais-le voir, cher Clitandre, et tourne tondésir

Du côté que ton prince a voulu techoisir :

Réunis mes faveurs t’unissant à Dorise.

Clitandre

Mais par cette union mon esprit se divise,

Puisqu’il faut que je donne aux devoirs d’unépoux

La moitié des pensers qui ne sont dus qu’àvous.

Floridan

Ce partage m’oblige, et je tiens tespensées

Vers un si beau sujet d’autant mieuxadressées,

Que je lui veux céder ce qui m’enappartient.

Alcandre

Taisez-vous, j’aperçois notre blessé quivient.

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