Contes merveilleux – Tome I

Chapitre 18Les Douze frères

Il y avait une fois un roi et une reine quivivaient ensemble en bonne intelligence. Ils avaient douze enfants,mais c’étaient douze garçons. Un jour le roi dit à lareine :

– Si le treizième enfant que tu mepromets est une fille, les douze garçons devront mourir, afin quel’héritage de leur sœur soit considérable, et que le royaume toutentier lui appartienne.

Il fit donc construire douze cercueils qu’onremplit de copeaux ; puis le roi les fit transporter dans uncabinet bien fermé, dont il donna la clef à la reine, en luirecommandant de n’en rien dire à personne.

Cependant, la mère était en proie à un violentchagrin. Le plus jeune de ses fils, à qui elle avait donné le nomde Benjamin, s’aperçut de sa peine et lui dit :

– Ma bonne mère, pourquoi es-tu sitriste ?

– Cher enfant, lui répondit-elle, je nedois pas te le dire.

Mais l’enfant ne lui laissa point de repos,qu’elle ne l’eût conduit au cabinet mystérieux, et qu’elle ne luieût montré les douze cercueils remplis de copeaux :

– Mon bien-aimé Benjamin, lui dit-elle,ton père a fait construire ces cercueil pour tes onze frères etpour toi, car si je mets au monde une petite fille, vous devez tousmourir et être ensevelis là.

Et comme elle pleurait, l’enfant chercha à laconsoler en lui disant :

– Ne pleure pas, nous saurons bien éviterla mort. La reine reprit :

– Va dans la forêt avec tes onze frères,et que l’un de vous se tienne sans cesse en sentinelle sur la cimede l’arbre le plus élevé, les yeux tournés vers la tour du château.J’aurai soin d’y arborer un drapeau blanc si je mets au monde ungarçon, et alors vous pourrez revenir sans danger ; si aucontraire je deviens mère d’une fille, j’y planterai un drapeaurouge comme du sang ; alors hâtez-vous de fuir bien loin, etque le bon Dieu vous protège.

Lorsque la reine eut donné sa bénédiction àses fils, ceux-ci se rendirent dans la forêt. Chacun d’eux eut sontour de faire sentinelle pour la sûreté des autres, en grimpant auhaut du chêne le plus élevé, et en tenant, de là, ses yeux fixésvers la tour. Quand onze jours furent passés, et que ce fut àBenjamin de veiller, il vit qu’un drapeau avait été arboré, maisc’était un drapeau rouge comme du sang, ce qui prouvait trop qu’ilsdevaient tous mourir. Lorsqu’il eut annoncé la nouvelle à sesfrères, ceux-ci s’indignèrent et dirent :

– Sera-t-il dit que nous aurons dû subirla mort pour une fille ? Faisons serment de nous venger !Partout où nous trouverons une jeune fille, son sang devra couler.Cela dit, ils allèrent tous ensemble au fond de la forêt, et àl’endroit le plus épais, ils trouvèrent une petite cabane misérableet déserte. Alors ils dirent :

– C’est ici que nous voulons fixer notredemeure et toi, Benjamin, comme tu es le plus jeune et le plusfaible, tu resteras au logis et te chargeras du ménage nous autres,nous irons à la chasse afin de nous procurer de la nourriture.

Ils allèrent donc dans la forêt, et tuèrentdes lièvres, des chevreuils sauvages, des oiseaux et despigeons ; puis ils les rapportèrent à Benjamin qui dut lespréparer et les faire cuire pour apaiser la faim commune. C’estainsi qu’ils vécurent pendant dix années dans la forêt ; et cetemps leur parut court. Cependant la jeune fille que la mère avaitmise au monde était devenue grande sa beauté était remarquable, etelle avait sur le front une étoile d’or. Un jour que se faisait lagrande lessive, elle remarqua parmi le linge douze chemisesd’homme, et demanda à sa mère :

– À qui appartiennent ces douze chemises,car elles sont beaucoup trop petites pour mon père ?

La reine lui répondit avec unsoupir :

– Chère enfant, elles appartiennent à tesdouze frères.

La jeune fille reprit :

– Où sont donc mes douze frères ? jen’en ai jamais entendu parler.

La reine répondit :

– Où ils sont ! Dieu le sait :ils sont errants par le monde.

Alors, entraînant avec elle la jeune fille,elle ouvrit la chambre mystérieuse, et lui montra les douzecercueils, avec leurs copeaux et leurs coussins funèbres.

– Ces cercueils, lui dit-elle, étaientdestinés à tes frères ; mais ils se sont échappés de la maisonavant ta naissance.

Et elle lui raconta tout ce qui s’était passé.Alors la jeune fille lui dit :

– Ne pleure pas, chère mère, je veuxaller à la recherche de mes frères.

Elle prit donc les douze chemises, et sedirigea juste au milieu de la forêt. Elle marcha tout le jour, etarriva vers le soir à la pauvre cabane. Elle y entra et trouva unjeune garçon, qui lui dit :

– D’où venez-vous, et oùallez-vous ?

À quoi elle répondit :

– Je suis la fille d’un roi, je cherchemes douze frères et je veux aller jusqu’à ce que je les trouve.

Et elle lui montra les douze chemises qui leurappartenaient. Benjamin vit bien alors que la jeune fille était sasœur ; il lui dit :

– Je suis Benjamin, le plus jeune de tesfrères.

Et elle se mit à pleurer de joie, et Benjaminaussi ; et ils s’embrassèrent avec une grande tendresse.Benjamin se prit à dire tout à coup :

– Chère sœur, je dois te prévenir quenous avons fait le serment de tuer toutes les jeunes filles quenous rencontrerions.

Elle répondit :

– Je mourrai volontiers, si ma mort peutrendre à mes frères ce qu’ils ont perdu.

– Non, reprit Benjamin, tu ne dois pasmourir ; place-toi derrière cette cuve jusqu’à l’arrivée demes onze frères, et je les aurai bientôt mis d’accord avec moi.

Elle se plaça derrière la cuve ; et quandil fut nuit, les frères revinrent de la chasse, et le repas setrouva prêt… Et comme ils étaient en train de manger, ilsdemandèrent :

– Qu’y a-t-il de nouveau ?

Benjamin répondit :

– Ne savez-vous rien ?

– Non, reprirent-ils.

Benjamin ajouta :

– Vous êtes allés dans la forêt, moi jesuis resté à la maison, et pourtant j’en sais plus long quevous.

– Raconte donc, s’écrièrent-ils.

Il répondit :

– Promettez-moi d’abord que la premièrejeune fille qui se présentera à nous ne devra pas mourir.

– Nous le promettons, s’écrièrent-ilstous, raconte-nous donc.

Alors Benjamin leur dit :

– Notre sœur est là. Et il poussa lacuve, et la fille du roi s’avança dans ses vêtements royaux, etl’étoile d’or sur le front, et elle brillait à la fois de beauté,de finesse et de grâce. Alors ils se réjouirent tous, etl’embrassèrent.

À partir de ce moment, la jeune fille garda lamaison avec Benjamin, et l’aida dans son travail. Les onze frèresallaient dans la forêt, poursuivaient les lièvres et leschevreuils, les oiseaux et les pigeons, et rapportaient au logis leproduit de leur chasse, que Benjamin et sa sœur apprêtaient pour lerepas. Elle ramassait le bois qui servait à faire cuire lesprovisions, cherchait les plantes qui devaient leur tenir lieu delégumes, et les plaçait sur le feu, si bien que le dîner étaittoujours prêt lorsque les onze frères revenaient à la maison. Elleentretenait aussi un ordre admirable dans la petite cabane,couvrait coquettement le lit avec des draps blancs, de sorte queles frères vivaient avec elle une union parfaite.

Un jour, Benjamin et sa sœur préparèrent untrès joli dîner, et quand ils furent tous réunis, ils se mirent àtable, mangèrent et burent, et furent tous très joyeux. Il y avaitautour de la cabane un petit jardin où se trouvaient douze lis. Lajeune fille, voulant faire une surprise agréable à ses frères, allacueillir ces douze fleurs afin de les leur offrir. Mais à peineavait-elle cueilli les douze lis que ses douze frères furentchangés en douze corbeaux qui s’envolèrent au-dessus de laforêt ; et la maison et le jardin s’évanouirent au mêmeinstant. La pauvre jeune fille se trouvait donc maintenant touteseule dans la forêt sauvage, et comme elle regardait autour d’elleavec effroi, elle aperçut à quelques pas une vieille femme qui luidit :

– Qu’as-tu fait là, mon enfant ?Pourquoi n’avoir point laissé en paix ces douze blanchesfleurs ? Ces fleurs étaient tes frères, qui se trouventdésormais transformés en corbeaux pour toujours.

La jeune fille dit en pleurant :

– N’existe-t-il donc pas un moyen de lesdélivrer ?

– Oui, répondit la vieille, mais il n’yen a dans le monde entier qu’un seul, et il est si difficile qu’ilne pourra te servir ; car tu devrais ne pas dire un seul mot,ni sourire une seule fois pendant sept années ; et si tuprononces une seule parole, s’il manque une seule heure àl’accomplissement des sept années, et la parole que tu aurasprononcée causera la mort de tes frères. Alors la jeune fille pensadans son cœur : « je veux à toute force délivrer mesfrères. »

Puis elle se mit en route cherchant un rocherélevé, et quand elle l’eut trouvé, elle y monta, et se mit à filer,ayant bien soin de ne point parler et de ne point rire. Il arrivaqu’un roi chassait dans la forêt ; ce roi avait un grandlévrier qui, parvenu en courant jusqu’au pied du rocher au hautduquel la jeune fille était assise, se mit à bondir à l’entour et àaboyer fortement en dressant la tête vers elle. Le roi s’approcha,aperçut la belle princesse avec l’étoile d’or sur le front, et futsi ravi de sa beauté qu’il lui demanda si elle ne voulait pointdevenir son épouse. Elle ne répondit point, mais fit un petit signeavec la tête. Alors le roi monta lui-même sur le rocher, enredescendit avec elle, la plaça sur son cheval, et retourna ainsidans son palais. Là furent célébrées les noces avec autant de pompeque de joie, quoique la jeune fiancée demeurât muette et sanssourire. Lorsqu’ils eurent vécu heureusement ensemble pendant uncouple d’années, la mère du roi, qui était une méchante femme, semit à calomnier la jeune reine, et à dire au roi :

– C’est une misérable mendiante que tu asamenée au palais ; qui sait quels desseins impies elle tramecontre toi ! Si elle est vraiment muette elle pourrait dumoins rire une fois ; celui qui ne rit jamais a une mauvaiseconscience.

Le roi ne voulut point d’abord ajouter foi àces insinuations perfides, mais sa mère les renouvela si souvent,en y ajoutant des inventions méchantes qu’il finit par se laisserpersuader, et qu’il condamna sa femme à la peine de mort.

On alluma donc dans la cour un immense bûcher,où la malheureuse devait être brûlée vive ; le roi se tenait àsa fenêtre, les yeux tout en larmes, car il n’avait pas cessé del’aimer. Et comme elle était déjà liée fortement contre un pilier,et que les rouges langues du feu dardaient vers ses vêtements, ilse trouva qu’en ce moment même s’accomplissaient les sept annéesd’épreuve ; soudain on entendit dans l’air un battementd’ailes, et douze corbeaux, qui dirigeaient leur vol rapide de cecôté, s’abattirent autour de la jeune femme. À peine eurent-ilstouché le bûcher qu’ils se changèrent en ses douze frères, qui luidevaient ainsi leur délivrance. Ils dissipèrent les brandonsfumants, éteignirent les flammes, dénouèrent les liens quigarrottaient leur sœur, et la couvrirent de baisers. Maintenantqu’elle ne craignait plus de parler, elle raconta au roi pourquoielle avait été si longtemps muette, et pourquoi il ne l’avaitjamais vue sourire.

Le roi se réjouit de la trouver innocente, etils vécurent désormais tous ensemble heureux et unis jusqu’à lamort.

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