Contes merveilleux – Tome I

Chapitre 25Frérot et sœurette

Frérot prit sa sœurette par la main etdit :

– Depuis que notre mère est morte, nousne connaissons plus que le malheur. Notre belle-mère nous bat tousles jours et quand nous voulons nous approcher d’elle, elle nouschasse à coups de pied. Pour nourriture, nous n’avons que devieilles croûtes de pain, et le petit chien, sous la table, estplus gâté que nous ; de temps à autre, elle lui jette quelquesbons morceaux. Que Dieu ait pitié de nous ! Si notre mèresavait cela ! Viens, nous allons partir par le vastemonde !

Tout le jour ils marchèrent par les prés, leschamps et les pierrailles et quand la pluie se mit à tomber,sœurette dit :

– Dieu et nos cœurs pleurentensemble !

Au soir, ils arrivèrent dans une grande forêt.Ils étaient si épuisés de douleur, de faim et d’avoir si longtempsmarché qu’ils se blottirent au creux d’un arbre ets’endormirent.

Quand ils se réveillèrent le lendemain matin,le soleil était déjà haut dans le ciel et sa chaleur pénétrait laforêt. frérot dit à sa sœur :

– Sœurette, j’ai soif. Si je savais où ily a une source, j’y courrais pour y boire ; il me sembleentendre murmurer un ruisseau.

Il se leva, prit Sœurette par la main et ilspartirent tous deux à la recherche de la source. Leur méchantemarâtre était en réalité une sorcière et elle avait vu partir lesenfants. Elles les avait suivis en secret, sans bruit, à la manièredes sorcières, et avait jeté un sort sur toutes les sources de laforêt. Quand les deux enfants en découvrirent une qui coulait commedu vif argent sur les pierres, Frérot voulut y boire. Mais Sœuretteentendit dans le murmure de l’eau une voix qui disait :« Qui me boit devient tigre. Qui me boit devient tigre. »Elle s’écria :

– Je t’en prie, Frérot, ne boispas ; sinon tu deviendras une bête sauvage qui me dévorera.Frérot ne but pas, malgré sa grande soif, et dit :

– J’attendrai jusqu’à la prochainesource.

Quand ils arrivèrent à la deuxième source,Sœurette l’entendit qui disait : « Qui me boit devientloup. Qui me boit devient loup. » Elle s’écria :

– Frérot, je t’en prie, ne bois pas sinontu deviendras loup et tu me mangeras.

Frérot ne but pas et dit :

– J’attendrai que nous arrivions à unetroisième source, mais alors je boirai, quoi que tu dises, car masoif est trop grande.

Quand ils arrivèrent à la troisième source,Sœurette entendit dans le murmure de l’eau : « Qui meboit devient chevreuil. Qui me boit devient chevreuil. » Elledit :

– Ah ! Frérot, je t’en prie, ne boispas, sinon tu deviendras chevreuil et tu partiras loin de moi.

Mais déjà Frérot s’était agenouillé au bord dela source, déjà il s’était penché sur l’eau et il buvait. Quand lespremières gouttes touchèrent ses lèvres, il fut transformé en jeunechevreuil.

Sœurette pleura sur le sort de Frérot et lepetit chevreuil pleura aussi et s’allongea tristement auprèsd’elle. Finalement, la petite fille dit :

– Ne pleure pas cher petit chevreuil, jene t’abandonnerai jamais.

Elle détacha sa jarretière d’or, la mit autourdu cou du chevreuil, cueillit des joncs et en tressa une cordesouple. Elle y attacha le petit animal et ils s’enfoncèrenttoujours plus avant dans la forêt. Après avoir marché longtemps,longtemps, ils arrivèrent à une petite maison. La jeune filleregarda par la fenêtre et, voyant qu’elle était vide, elle sedit : « Nous pourrions y habiter. » Elle ramassa desfeuilles et de la mousse et installa une couche bien douce pour lechevreuil. Chaque matin, elle faisait cueillette de racines, debaies et de noisettes pour elle et d’herbe tendre pour Frérot. Illa lui mangeait dans la main, était content et folâtrait autourd’elle. Le soir, quand Sœurette était fatiguée et avait dit saprière, elle appuyait sa tête sur le dos du chevreuil -c’était undoux oreiller – et s’endormait. Leur existence eût été merveilleusesi Frérot avait eu son apparence humaine !

Pendant quelque temps, ils vécurent ainsi dansla solitude. Il arriva que le roi du pays donna une grande chassedans la forêt. On entendit le son des trompes, la voix des chienset les joyeux appels des chasseurs à travers les arbres. Le petitchevreuil, à ce bruit, aurait bien voulu être de la fête.

– Je t’en prie, Sœurette, laisse-moialler à la chasse, dit-il ; je n’y tiens plus. Il insista tantqu’elle finit par accepter.

– Mais, lui dit-elle, reviens ce soirsans faute. Par crainte des sauvages chasseurs, je fermerai maporte. À ton retour, pour que je te reconnaisse, frappe et dis« Sœurette, laisse-moi entrer. » Si tu n’agis pas ainsi,je n’ouvrirai pas.

Le petit chevreuil s’élança dehors, toutjoyeux de se trouver en liberté. Le roi et ses chasseurs virent lejoli petit animal, le poursuivirent, mais ne parvinrent pas à lerattraper. Chaque fois qu’ils croyaient le tenir, il sautaitpar-dessus les buissons et disparaissait. Quand vint le soir, ilcourut à la maison, frappa et dit :

– Sœurette, laisse-moi entrer !

La porte lui fut ouverte, il entra et sereposa toute la nuit sur sa couche moelleuse. Le lendemain matin,la chasse recommença et le petit chevreuil entendit le son des corset les « Oh ! Oh ! » des chasseurs. Il ne putrésister.

– Sœurette, ouvre, ouvre, il faut que jesorte ! dit-il.

Sœurette ouvrit et lui dit :

– Mais ce soir il faut que tu revienneset que tu dises les mêmes mots qu’hier.

Quand le roi et ses chasseurs revirent lepetit chevreuil au collier d’or, ils le poursuivirent à nouveau.Mais il était trop rapide, trop agile. Cela dura toute la journée.Vers le soir, les chasseurs finirent par le cerner et l’un d’eux leblessa légèrement au pied, si bien qu’il boitait et ne pouvait plusaller que lentement. Un chasseur le suivit jusqu’à la petite maisonet l’entendit dire :

– Sœurette, laisse-moi entrer !

Il vit que l’on ouvrait la porte et qu’elle serefermait aussitôt. Il enregistra cette scène dans sa mémoire, allachez le roi et lui raconta ce qu’il avait vu et entendu. Alors leroi dit :

– Demain nous chasseronsencore !

Sœurette avait été fort affligée de voir queson petit chevreuil était blessé. Elle épongea le sang qui coulait,mit des herbes sur la blessure et dit :

– Va te coucher, cher petit chevreuil,pour que tu guérisses bien vite.

La blessure était si insignifiante qu’au matinil ne s’en ressentait plus du tout. Quand il entendit de nouveau lachasse il dit :

– Je n’y tiens plus ! Il faut quej’y sois ! Ils ne m’auront pas.

Sœurette pleura et dit :

– Ils vont te tuer et je serai seule dansla forêt, abandonnée de tous. Je ne te laisserai passortir !

– Alors je mourrai ici de tristesse,répondit le chevreuil. Quand j’entends le cor, j’ai l’impressionque je vais bondir hors de mes sabots.

Sœurette n’y pouvait plus rien. Le cœur lourd,elle ouvrit la porte et le petit chevreuil partit joyeux dans laforêt. Quand le roi le vit, il dit à ses chasseurs :

– Poursuivez-le sans répit tout le jour,mais que personne ne lui fasse de mal !

Quand le soleil fut couché, il dit à l’un deschasseurs :

– Maintenant tu vas me montrer la petitemaison !

Quand il fut devant la porte, il frappa etdit :

– Sœurette, laisse-moi entrer !

La porte s’ouvrit et le roi entra. Il aperçutune jeune fille si belle qu’il n’en avait jamais vu de pareille.Quand elle vit que ce n’était pas le chevreuil, mais un hommeportant une couronne d’or sur la tête qui entrait, elle prit peur.Mais le roi la regardait avec amitié, lui tendit la main etdit :

– Veux-tu venir à mon château et devenirma femme ?

– Oh ! oui, répondit la jeune fille,mais il faut que le chevreuil vienne avec moi, je ne l’abandonneraipas.

Le roi dit :

– Il restera avec toi aussi longtemps quetu vivras et il ne manquera de rien.

Au même instant, le chevreuil arriva. Sœurettelui passa sa laisse et, la tenant elle-même à la main, quitta lapetite maison.

Le roi prit la jeune fille sur son cheval etla conduisit dans son château où leurs noces furent célébrées engrande pompe. Sœurette devint donc altesse royale et ils vécurentensemble et heureux de longues années durant. On était aux petitssoins pour le chevreuil qui avait tout loisir de gambader dans leparc clôturé. Cependant, la marâtre méchante, à cause de qui lesenfants étaient partis par le monde, s’imaginait que Sœurette avaitété mangée par les bêtes sauvages de la forêt et que Frérot,transformé en chevreuil, avait été tué par les chasseurs. Quandelle apprit que tous deux vivaient heureux, l’envie et la jalousieremplirent son cœur et ne la laissèrent plus en repos. Elle n’avaitd’autre idée en tête que de les rendre malgré tout malheureux. Etsa véritable fille, qui était laide comme la nuit et n’avait qu’unœil, lui faisait des reproches, disant :

– C’est moi qui aurais dû devenirreine !

– Sois tranquille ! disait lavieille. Lorsque le moment viendra, je m’en occuperai.

Le temps passa et la reine mit au monde unbeau petit garçon. Le roi était justement à la chasse. La vieillesorcière prit l’apparence d’une camériste, pénétra dans la chambreoù se trouvait la reine et lui dit :

– Venez, votre bain est prêt. Il vousfera du bien et vous donnera des forces nouvelles. Faites viteavant que l’eau ne refroidisse.

Sa fille était également dans la place. Ellesportèrent la reine affaiblie dans la salle de bains et ladéposèrent dans la baignoire. Puis elles fermèrent la porte à clefet s’en allèrent. Dans la salle de bains, elles avaient allumé unfeu d’enfer, pensant que la reine étoufferait rapidement.

Ayant agi ainsi, la vieille coiffa sa filled’un béguin et la fit coucher dans le lit, à la place de la reinedont elle lui avait donné la taille et l’apparence. Mais ellen’avait.pu remplacer œil qui lui manquait. Pour que le roi ne s’enaperçût pas, elle lui ordonna de se coucher sur le côté où ellen’avait pas œil. Le soir, quand le roi revint et apprit qu’un filslui était né, il se réjouit en son cœur et voulut se rendre auprèsde sa chère épouse pour prendre de ses nouvelles. La vieilles’écria aussitôt :

– Prenez bien garde de laisser lesrideaux tirés ; la reine ne doit voir aucune lumière elle doitse reposer !

Le roi se retira. Il ne vit pas qu’une faussereine était couchée dans le lit.

Quand vint minuit et que tout fut endormi, lanourrice, qui se tenait auprès du berceau dans la chambre d’enfantet qui seule veillait encore, vit la porte s’ouvrir et la vraiereine entrer. Elle sortit l’enfant du berceau, le prit dans sesbras et lui donna à boire. Puis elle tapota son oreiller, lerecoucha, le couvrit et étendit le couvre-pieds. Elle n’oublia pasnon plus le petit chevreuil, s’approcha du coin où il dormait et lecaressa. Puis, sans bruit, elle ressortit et, le lendemain matin,lorsque la nourrice demanda aux gardes s’ils n’avaient vu personneentrer au château durant la nuit, ceux-ci répondirent :

– Non, nous n’avons vu personne.

La reine vint ainsi chaque nuit, toujourssilencieuse. La nourrice la voyait bien, mais elle n’osait enparler à personne. Au bout d’un certain temps, la reine commença àparler dans la nuit et dit :

– Que devient mon enfant ? Quedevient mon chevreuil ?

Deux fois encore je reviendrai ; ensuiteplus jamais.

La nourrice ne lui répondit pas. Mais quandelle eut disparu, elle alla trouver le roi et lui raconta tout. Leroi dit alors :

– Mon Dieu, que signifie cela ? Jeveillerai la nuit prochaine auprès de l’enfant.

Le soir, il se rendit auprès du berceau et, àminuit, la reine parut et dit à nouveau :

– Que devient mon enfant ? Quedevient mon chevreuil ?

Une fois encore je reviendrai ensuite plusjamais.

Elle s’occupa de l’enfant comme à l’ordinaireavant de disparaître. Le roi n’osa pas lui parler, mais il veillaencore la nuit suivante. De nouveau elle dit :

– Que devient mon enfant ? Quedevient mon chevreuil ?

Cette fois suis revenue, jamais nereviendrai.

Le roi ne put se contenir. Il s’élança verselle et dit :

– Tu ne peux être une autre que ma femmebien-aimée !

Elle répondit :

– Oui, je suis ta femme chérie.

Et, en même temps, par la grâce de Dieu, lavie lui revint. Elle était fraîche, rose et en bonne santé. Elleraconta alors au roi le crime que la méchante sorcière et sa filleavaient perpétré contre elle. Le roi les fit comparaître toutesdeux devant le tribunal où on les jugea. La fille fut conduite dansla forêt où les bêtes sauvages la déchirèrent. La sorcière futjetée au feu et brûla atrocement. Quand il n’en resta plus que descendres, le petit chevreuil se transforma et retrouva formehumaine. Sœurette et Frérot vécurent ensuite ensemble, heureuxjusqu’à leur mort.

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