Contes merveilleux – Tome I

Chapitre 16Les Deux frères

Il y avait une fois deux frères, dont l’unétait riche, et l’autre pauvre. Le riche était orfèvre, et il avaitun mauvais cœur ; le pauvre gagnait sa misérable vie à nouerdes balais ; il était bon et honnête. Il avait deuxenfants ; c’étaient deux jumeaux qui se ressemblaient commedeux gouttes d’eau. Ces deux enfants avaient coutume de parcouriren tous sens la maison du riche, où on les nourrissait quelquefoisavec les restes. Il arriva que le frère pauvre, allant un jour dansla forêt pour y chercher du bouleau, aperçut un oiseau dont leplumage était entièrement couleur d’or, et si beau qu’il n’en avaitjamais vu de pareil. Il ramassa aussitôt une petite pierre, lalança après l’oiseau, et réussit à l’atteindre ; mais il netomba de son corps qu’une plume d’or, et l’oiseau disparut envolant. Le pauvre homme prit la plume et la porta à son frère, quil’examina et dit :

– C’est de l’or pur. Il lui donna enéchange beaucoup d’argent.

Le lendemain, le pauvre homme monta au hautd’un bouleau et il allait en couper quelques rameaux, lorsque lemême oiseau sortit des feuilles ; le pauvre homme fouilla dansle feuillage, et trouva un nid où il y avait un œuf d’or. Ilemporta cet œuf avec lui au logis, et alla le montrer à son frère,qui dit de nouveau :

– C’est de l’or pur, et lui donna unebonne récompense. Puis l’orfèvre ajouta :

– Je voudrais bien avoir cet oiseau.

Le frère pauvre alla une troisième fois dansla forêt, et aperçut de nouveau l’oiseau d’or posé sur la cime del’arbre ; il prit une pierre et visa si juste qu’il l’abattitdu coup ; il le porta à son frère qui lui donna en retour ungrands tas d’or. « Maintenant, pensa celui-ci, je pourrai metirer d’affaire. » Et il revint tout joyeux à la maison.L’orfèvre, qui était habile et rusé, savait bien quel oiseauprécieux était tombé entre ses mains. Il appela sa femme, et luidit :

– Fais moi rôtir cet oiseau d’or, et aiebien soin qu’il n’en sorte pas le plus petit morceau ; je mefais une fête de le manger tout entier.

Cet oiseau était d’une si merveilleuse natureque celui qui en mangerait le cœur et le foie devait trouver tousles matins une pièce d’or sous son oreiller. La femme préparal’oiseau, le mit à la broche, et le fit rôtir. Il advint que,tandis qu’il était devant le feu et que la femme s’occupait àd’autres ouvrages dans la cuisine, les deux enfants du pauvrefaiseur de balais entrèrent, se placèrent en face de la broche, etla tournèrent deux fois ou trois fois ; et comme deux petitsmorceaux de l’oiseau venaient de tomber dans la lèchefrite, l’undes enfants dit à l’autre :

– Mangeons ces deux petits morceaux, jemeurs de faim ; aussi bien personne ne pourra s’en apercevoir.Ce qui fut dit, fut fait.

La femme arriva sur l’entrefaite, et voyantleurs mâchoires en train de fonctionner, elle leur dit :

– Que mangez-vous donc là ?

– Deux petits morceaux qui sont tombés del’oiseau, répondirent-ils.

– C’étaient le cœur et le foie, dit lafemme saisie d’épouvante. Et pour que son mari ne s’aperçût derien, elle tua aussitôt un coq, en prit le cœur et le foie, et lesplaça dans l’oiseau d’or.

Quand celui-ci fut entièrement rôti, ellel’apporta à l’orfèvre, qui le dévora à lui seul, sans rien laisser.Mais, lorsque le lendemain matin il passa la main sous sonoreiller, dans l’espoir d’y prendre un morceau d’or, il fut trèsétonné de n’y n’en trouver. Les deux enfants, au contraire, ne sedoutaient pas du bonheur qui leur était arrivé. Le matin suivant,quand ils se levèrent, quelque chose tomba à terre avec un bruitclair, et quand ils le ramassèrent, ils virent que c’étaient deuxpièces d’or. Ils les portèrent à leur père, qui fut au comble de lasurprise, et leur dit :

– Comment cela a-t-il donc puarriver ? Le même prodige s’étant encore renouvelé le matinsuivant et les autres jours, le père des jumeaux alla trouver sonfrère, et lui raconta la singulière histoire.

L’orfèvre n’eut pas de peine à comprendre lacause de ce résultat merveilleux, et vit bien que les enfantsavaient mangé le cœur et le foie de l’oiseau d’or ; et pour sevenger d’eux en homme envieux et méchant qu’il était, il dit aupère :

– Tes enfants sont en relation avec lemalin esprit ; garde-toi bien de prendre cet or, et chasse cesenfants loin de ta maison, car désormais le diable a du pouvoir sureux, et il pourrait te perdre toi-même.

Ces paroles consternèrent le pauvre père, etquoique ce fût pour lui une bien douloureuse nécessité, il emmenales deux jumeaux au milieu de la forêt, où il les abandonna,hélas ! avec un profond désespoir. Les deux malheureux enfantsse mirent à parcourir en tous sens la forêt, cherchant à retrouverle chemin de la maison paternelle, mais au lieu de le trouver, ilss’égarèrent de plus en plus. Ils rencontrèrent enfin un chasseurqui leur demanda :

– À qui appartenez-vous, mesenfants ?

– Nous sommes les fils du pauvre faiseurde balais.

Et ils lui racontèrent que leur père les avaitabandonnés parce que, tous les matins, une pièce d’or se trouvaitsous leur oreiller. Le chasseur était un brave homme, et comme cesenfants lui plurent, et qu’il n’en avait pas lui-même, il lesemmena chez lui, et leur dit :

– Je veux vous servir de père et avoirsoin de vous jusqu’à ce que vous soyez devenus grands.

Ils apprirent auprès de lui l’art de lachasse, et le brave homme mit en réserve les pièces d’or qui setrouvaient chaque matin sous la tête des jumeaux, pour les leurrendre plus tard lorsqu’ils en auraient besoin. Quand ils furentdevenus grands, leur père nourricier les emmena un jour avec luidans la forêt, en leur disant :

– Vous devez montrer aujourd’hui ce quevous savez faire ; je veux voir si vous êtes en état de vouspasser de moi, et de devenir des chasseurs.

Ils allèrent donc avec lui se poster àl’affût ; là, ils attendirent longtemps, et le gibier ne semontra pas. À la fin pourtant, le chasseur, levant les yeux,aperçut une troupe d’oies sauvages qui, dans leur vol, décrivaientun triangle, et il dit à l’un des jeunes gens :

– Dirige ton coup sur une des oies de cecôté-ci.

Le jeune homme obéit et tira juste. Bientôtaprès, apparut une seconde troupe d’oies, qui avaient dans leur volla forme du chiffre 3 ; le chasseur dit encore à son secondélève de viser une des oies de tel côté, ce que fit ce dernier avecautant de succès que son frère ; sur quoi, le père nourricierleur dit :

– Vous pouvez maintenant vous passer demoi, vous êtes des chasseurs consommés.

Là-dessus, les deux frères s’enfoncèrentensemble dans la forêt, se concertèrent et formèrent un projet. Etle soir, lorsqu’ils prirent place au souper, ils dirent à leur pèrenourricier :

– Nous ne mangeons pas une miette quevous ne nous ayez accordé une grâce.

– Parlez, quelle est cette grâce ?leur dit-il. Ils répondirent :

– Maintenant que nous connaissons à fondnotre métier, il serait bon que nous parcourussions un peu lemonde ; trouvez donc bien que nous prenions congé de vous pourvoyager. Le chasseur reprit avec joie :

– Vous parlez comme de braveschasseurs ; ce que vous me demandez, je le désiraisdéjà ; partez, il vous arrivera bonheur.

Cela dit, ils soupèrent joyeusement. Quand lejour fixé pour le départ fut arrivé, le père nourricier leur donnaà chacun un fusil et un chien, en leur permettant de prendre surleurs épargnes autant de pièces d’or qu’ils voulurent. Puis il lesaccompagna un bout de chemin, et lorsqu’ils furent sur le point dese quitter, il leur fit encore cadeau d’un couteau poli, en leurdisant :

– Si vous vous séparez un jour, enfoncezce couteau dans l’arbre le plus proche de l’endroit où vous vousquitterez ; par ce moyen, celui de vous deux qui viendra lepremier pourra savoir ce qui est arrivé à son frère absent ;car, s’il meurt, la pointe sera rouillée ; tant qu’il vivra,au contraire, elle demeurera polie.

Les deux frères partirent, et arrivèrentbientôt dans une forêt, dans une forêt si profonde qu’il étaitimpossible de la traverser en un jour. Ils y passèrent donc lanuit, et se nourrirent des provisions qui se trouvaient dans leurcarnassière ; le jour suivant, ils eurent beau marcher sansrelâche, ils ne purent pas encore atteindre l’extrémité de laforêt, et ils n’avaient plus rien à manger. L’un d’euxdit :

– Nous ferions bien de tirer quelquechose, sans quoi nous endurerons la faim.

En conséquence, il arma son fusil et se mit àregarder autour de lui. Un vieux lièvre ne tarda pas à paraître ille mit en joue, mais le lièvre lui cria :

« Bon chasseur, laisse-moi la vie,

Et je te donnerai deux petits enrécompense ».

Cela dit, il sauta dans les broussailles, etapporta deux petits lièvres ; mais ces petits animaux jouaientavec tant de gentillesse, ils avaient tant de grâce, que leschasseurs n’eurent pas le courage de les tuer ; ils lesgardèrent donc, et les petits lièvres marchaient derrière eux.Bientôt après, survint un renard ; ils se préparaient à letirer, mais le renard leur cria :

« Bon chasseur, laisse-moi la vie,

Et je te donnerai deux petits enrécompense. »

En effet, il ne tarda pas à leur apporter deuxpetits renards, que cette fois encore les chasseurs n’eurent pas lecourage de tuer ; ils les donnèrent pour compagnons aux petitslièvres qui se mirent à suivre ces derniers. Peu de temps après, seprésenta un loup qui, lui aussi, allait recevoir une balle,lorsqu’il se délivra, en criant :

« Bon chasseur, laisse-moi la vie,

Et je te donnerai deux petits enrécompense. »

Les chasseurs réunirent les deux loups auxautres animaux, et augmentèrent ainsi leur escorte. Un ours arrivaà son tour, et comme il n’était pas encore las de gambader, ilcria :

« Bon chasseur, laisse-moi la vie,

Et je te donnerai deux petits enrécompense. »

Et les chasseurs firent pour les deux petitsours ce qu’ils avaient déjà fait pour les autres animaux. Enfin,devinez qui vint encore ? Un lion. L’un des chasseurs le miten joue, mais le lion cria aussitôt :

« Bon chasseur, laisse-moi la vie,

Et je te donnerai deux petits enrécompense. »

Nos chasseurs avaient donc maintenant deuxlions, deux ours, deux loups, deux renards et deux lièvres qui lessuivaient et qui étaient prêts à les servir. Ils ne continuaientpas moins pour cela à avoir faim ; aussi dirent-ils auxrenards :

– Çà, messieurs les sournois,procurez-nous quelque chose à manger, car vous êtes rusés etadroits. Ils répondirent :

– Non loin d’ici se trouve un village oùnous avons déjà dérobé plus d’une poule ; nous voulons vousenseigner le chemin qui y conduit.

Ils allèrent de la sorte dans le village,achetèrent quelque nourriture, n’oublièrent pas de faire aussirafraîchir leurs bêtes, et continuèrent leur route. Les renardsétaient en outre parfaitement renseignés sur les endroits où setrouvaient les basses cours, et ne manquaient pas de donner auxchasseurs les meilleures indications. Ils circulèrent ainsi quelquetemps, mais sans trouver un service où ils pussent entrer ensemble.En conséquence, ils se dirent :

– La nécessité l’exige, il faut nousséparer.

Après s’être partagé les animaux, de manière àavoir chacun un lion, un ours, un renard, et un lièvre, ils sequittèrent, en se promettant une amitié fraternelle jusqu’à leurmort ; mais ils ne se dirent point adieu sans avoir d’abordenfoncé dans un arbre le couteau que leur père nourricier leuravait donné. Cela fait, ils se dirigèrent l’un vers l’orient,l’autre vers le couchant. Or, l’aînée des deux frères arrivabientôt dans une ville qui était toute couverte de crêpe noir. Ilentra dans une auberge, et demanda à l’hôte de rafraîchir sesbêtes. L’aubergiste mit à sa disposition une écurie où onapercevait un trou dans le mur. Grâce à ce trou, le lièvre putaller chercher un chou, et le renard une poule, qu’ils mangèrent debon appétit ; mais quant au loup, à l’ours et au lion, leurtaille les empêcha de passer. Heureusement pour eux, quel’aubergiste les fit conduire dans une prairie où une génisse étaitétendue sur l’herbe : ce fut pour eux un bon régal. Aprèsavoir ainsi pris soin de ses bêtes, le chasseur demanda à l’hôtepourquoi la ville était ainsi couverte d’un crêpe noir.

– Parce que, répondit celui-ci, la filledu roi doit mourir demain.

– Elle est donc bien gravement malade,reprit le chasseur.

– Non, répondit l’aubergiste, sa santéest excellente, mais elle n’en doit pas moins mourir.

– Expliquez-moi donc comment cela estpossible, demanda le chasseur.

– À peu de distance de la ville, ditl’aubergiste, se dresse une montagne habitée par un dragon ;il faut tous les ans à ce dragon le tribut d’une vierge innocente,sinon il ravage, dans sa colère, tout le pays. Toutes les jeunesfilles de la ville ont déjà eu leur tour, et il ne reste plus quela fille du roi ; il n’y a point de rémission : elle doitlui être livrée.

– Et c’est demain que ce sacrifice doitêtre consommé ? demanda la chasseur ; pourquoi donc netue t-on pas ce dragon ?

– Hélas répondit l’aubergiste, bien descavaliers l’ont tenté, mais tous y ont perdu la vie ; le roi adonné sa parole que celui qui dompterait le dragon obtiendrait lamain de sa fille, et hériterait de son royaume après sa mort.

Le chasseur n’ajouta pas un mot, mais lelendemain matin, accompagné de ces animaux, il gravit la montagnedu dragon. Il y avait au sommet une petite église, et sur l’autelse trouvaient trois gobelets remplis, et au-dessous d’eux cetteinscription : « Celui qui videra ces gobelets deviendral’homme le plus fort de la terre, et pourra porter l’épée qui estenterrée devant le seuil de la porte. » Le chasseur ne voulutpoint boire, il sortit de l’église et chercha l’épée dans la terre,mais il n’eut point la force de la soulever. Il revint sur ses pas,vida les gobelets, et se sentit aussitôt assez fort pour saisirl’épée qui se porta dès lors très facilement. Quand vint l’heure oùla jeune fille devait être livrée au dragon, le roi, le maréchal etles courtisans l’accompagnèrent jusqu’à la sortie de la ville. Elleaperçut de loin le chasseur sur le sommet de la montagne, elle crutque c’était le dragon, et elle suspendit sa marche tant sonépouvante était grande ; mais à la fin, la pensée qu’il yallait du salut de toute la ville lui donna le courage depoursuivre cet affreux voyage. Le roi et les courtisansretournèrent au palais, en proie à une grande douleur, mais lemaréchal dut rester là pour assister de loin à cet horriblespectacle. Cependant, lorsque la princesse fut arrivée au haut dela montagne, elle trouva non pas le dragon, mais le jeune chasseurqui lui adressa des paroles de consolation, lui promit de lasauver, et la conduisit dans l’église où il l’enferma. À peine celaétait-il fait que le dragon aux sept têtes arriva en poussantd’affreux hurlements. Lorsqu’il aperçut le chasseur, il parutétonné et dit :

– Que viens-tu faire sur cettemontagne ? Le chasseur répondit :

– Je viens combattre contre toi. Ledragon répondit :

– De même que maint chevalier a déjàperdu la vie en ces lieux, ainsi serai-je bientôt débarrassé detoi.

Et en disant ces mots, ses sept gueuleslancèrent des flammes. Ces flammes devaient allumer l’herbe sècheet le chasseur aurait été suffoqué par le feu et la fumée, mais sesanimaux accoururent et éteignirent le feu sous leurs pattes. Alorsle dragon s’élança contre le chasseur, qui brandissant son épée,fit siffler l’air et abattit trois têtes du monstre. Cette blessurerendit le dragon furieux il se dressa de toute sa hauteur, vomitdes flots de flammes contre le chasseur et voulut se précipiter surlui mais celui-ci fit de nouveau jouer son épée et lui coupa encoretrois têtes. Le monstre était à bout de ses forces ; il tombaen faisant mine encore de vouloir s’élancer sur le chasseur mais lejeune homme, concentrant tout ce qui lui restait de force dans undernier coup, lui coupa la queue, et comme il était désormais tropfatigué pour continuer le combat, il appela à lui ses bêtes, quiachevèrent de mettre le dragon en pièces. La lutte terminée, lechasseur ouvrit la porte de l’église, et il trouva la princesseétendue par terre, car elle s’était évanouie d’inquiétude etd’effroi pendant le combat. Le jeune homme la porta au grand air,et quand elle eut repris ses esprits et rouvert les yeux, il luimontra le dragon en lambeaux, il lui annonça que désormais elleétait libre ; elle s’abandonna à sa joie et lui dit :

– Maintenant, tu vas devenir mon époux,car mon père m’a promise à celui qui tuerait le dragon.

Cela dit, elle détacha de son cou son collierde corail et le partagea entre les animaux, et le lion reçut poursa part le fermoir d’or. Quant à son mouchoir, où son nom étaitbrodé, elle en fit cadeau au chasseur, qui s’éloigna un moment,coupa les langues des sept têtes du dragon, les roula dans lemouchoir et les mit soigneusement dans sa poche. Cela fait, commeles flammes et le combat l’avaient excessivement fatigué, il dit àla jeune fille :

– Nous sommes tous deux si las que nousferons bien de prendre un peu de repos. La princesse yconsentit ; ils s’étendirent sur l’herbe, et le chasseur ditau lion :

– Tu vas veiller à ce que personne nenous surprenne pendant notre sommeil.

Et ils s’endormirent. Le lion se plaça prèsd’eux pour faire sentinelle, mais lui aussi était fatigué ducombat, de sorte qu’il appela l’ours et lui dit :

– Place-toi près de moi, j’ai besoin defaire un petit somme, et si quelque chose arrive, aie soin dem’éveiller. L’ours se plaça donc près de lui, mais lui aussi étaitfatigué il appela le loup et lui dit :

– Place-toi près de moi, j’ai besoin defaire un petit somme, et si quelque chose arrive, hâte-toi dem’éveiller. Le loup se plaça donc près de lui, mais lui aussi étaitfatigué ; il appela le renard et lui dit :

– Place-toi près de moi, j’ai besoin defaire un petit somme, et si quelque chose arrive, hâte-toi dem’éveiller. Le renard se plaça près de lui, mais lui aussi étaitfatigué ; il appela le lièvre et lui dit :

– Place-toi près de moi, j’ai besoin defaire un petit somme, et si quelque chose arrive, hâte-toi de meréveiller.

Le lièvre se plaça donc près de lui, mais lepauvre lièvre aussi était fatigué ; il n’avait personne qu’ilpût charger de faire sentinelle, et il s’endormit. Ainsi dormaientdonc la princesse, le chasseur, le lion, l’ours, le renard et lelièvre et tous dormaient d’un profond sommeil. Cependant lemaréchal qui avait été chargé de regarder tout de loin, n’ayantpoint vu le dragon s’enfuir avec la jeune fille, et remarquant quetout était tranquille sur la montagne, s’enhardit et se mit à lagravir. Quand il fut arrivé au sommet, il aperçut le monstre dontles membres épars gisaient à terre, et non loin de là, la princesseet le chasseur avec ses bêtes, tous plongés dans un sommeilprofond. Et comme il était méchant et cruel, il prit son épée,coupa la tête du chasseur, saisit la jeune fille dans ses bras etla porta au bas de la montagne. Arrivés au pied, celle-ci s’éveillaet fut saisie d’effroi ; mais le maréchal lui dit :

– Tu es en mon pouvoir, il faut que tudises que c’est moi qui ai tué le dragon.

– Je ne le puis, répondit-elle, car c’estun chasseur qui l’a fait avec le secours de ses bêtes.

– Alors le maréchal tira son épée et lamenaça de l’en frapper si elle ne consentait pas à lui obéir.

La jeune fille céda à cette violence ; illa conduisit en présence du roi qui fut au comble de la joie, derevoir en vie sa chère enfant qu’il croyait devenue la proie dudragon. Le maréchal lui dit :

– J’ai tué le monstre et délivré ainsi laprincesse et le pays tout entier ; en conséquence, je laréclame pour mon épouse, suivant votre parole royale. Le roi dit àla jeune fille :

– Est-ce la vérité que je viensd’entendre ?

– Hélas ! oui, répondit-elle, maisje mets pour condition que le mariage ne se célébrera qu’après unan et un jour.

Elle espérait que ce temps ne s’écoulerait passans lui apporter des nouvelles de son cher libérateur. Cependant,sur la montagne, les animaux continuaient de dormir auprès de leurmaître mort. Un gros bourdon dirigea son vol de ce côté, ets’abattit sur le nez du lièvre, mais le lièvre le chassa avec sapatte et continua à dormir. Le bourdon vint une seconde fois, maisle lièvre le chassa de nouveau et continua de dormir. Le bourdonvint une troisième fois, lui enfonçant son dard dans le nez et lelièvre se réveilla. Aussitôt il réveilla le renard, qui s’empressade réveiller le loup, qui réveilla l’ours, qui réveilla le lion.Lorsque le lion eut ouvert les yeux, et qu’il vit que la jeunefille avait disparu et que son maître était mort, il se mit àpousser des rugissements terribles et s’écria :

– Quel est l’auteur de ce meurtre ?Ours, pourquoi ne m’as-tu pas réveillé ? Et l’ours dit auloup :

– Pourquoi ne m’as-tu pas réveillé ?Et le loup au renard :

– Pourquoi ne m’as-tu pas réveillé ?Et le renard au lièvre :

– Pourquoi ne m’as-tu pasréveillé ?

Le pauvre lièvre ne savait seul que répondre,et toute la faute pesa sur lui. En conséquence, tous les animauxvoulurent tomber sur lui, mais il demanda à être entendu etdit :

– Ne me tuez pas, je promets de rendre lavie à notre maître. Je connais une montagne sur laquelle croit uneracine ; quiconque a cette racine dans la bouche est guériaussitôt de toute maladie et de toute blessure. Mais la montagnedont je vous parle se trouve à deux cents lieues d’ici.

Le lion répondit :

– Il faut qu’en vingt-quatre heures tusois de retour avec cette racine.

Le lièvre ne fit qu’un bond, et vingt-quatreheures après il était de retour avec la racine. Le lion replaça latête sur les épaules du chasseur, et le lièvre lui mit la racinedans la bouche ; aussitôt tout reprit son cours naturel ;le cœur palpita de nouveau et la vie revint. En ce moment lechasseur se réveilla ; il fut saisi d’épouvante enn’apercevant plus la jeune fille, et il se dit :

– Elle s’est enfuie sans doute pendantmon sommeil, afin de se débarrasser de moi.

Dans l’excès de son empressement, le lionavait remis de travers la tête de son maître ; celui-ci n’yprit point garde, absorbé qu’il était dans ses tristes pensées. Cene fut qu’à midi, lorsqu’il voulut manger, qu’il remarqua qu’ilavait le visage tourné du côté du dos ; ne pouvant s’expliquerce prodige, il demanda aux animaux ce qu’il lui était arrivépendant son sommeil. Le lion lui raconta alors qu’au lieu de fairesentinelle, ils s’étaient tous endormis de fatigue ; qu’à leurréveil, ils l’avaient trouvé mort, la tête séparée du tronc ;que le lièvre était allé chercher la racine de vie, mais que lui,dans son empressement, il lui avait mis la tête de travers ;il ajouta qu’il voulait réparer sa faute. Cela dit, il arracha denouveau la tête du chasseur, la lui replaça dans l’autre sens, etla racine du lièvre aidant, tout fut réparé. Cependant le chasseurétait triste ; il se mit à parcourir le monde et il gagnait savie en faisant danser ses bêtes devant les gens. Il arriva quejuste un an après ce jour, il revint dans la même ville où il avaitdélivré la fille du roi, et cette fois la ville était entièrementdécorée de tenture écarlate. Il dit à l’aubergiste :

– Que signifie cela ? Il y a un an àpareil jour, la ville était toute couverte de crêpe noir ; queveut dire aujourd’hui cette décoration écarlate ? L’aubergisterépondit :

– Il y a un an, la fille de notre roidevait être livrée au dragon, mais le maréchal a combattu contre lemonstre et il l’a tué ; aussi ses noces se célèbrent-ellesdemain ; c’est pourquoi la ville qui était naguère tendue decrêpe noir en signe de deuil, l’est aujourd’hui de rouge ardent ensigne de joie. Le lendemain, le chasseur dit à son hôte versl’heure du dîner :

– Croiriez-vous, monsieur l’aubergiste,que je veux aujourd’hui en votre compagnie manger du pain de latable du roi ?

– Oui, répondit l’hôte, et moi, jeparierais volontiers cent pièces d’or que ce ne sera pas. Lechasseur accepta le pari et plaça sur la table une bourse avec lenombre de pièces d’or engagées par l’aubergiste. Cela fait, ilappela le lièvre et lui dit :

– En route, mon cher sauteur, va mechercher du pain dont mange le roi.

« Eh ! pensa le lièvre, si je vaisainsi seul en sautant dans les rues, les chiens se mettront à mestrousses. » Il avait pensé juste ; les chiens lui firentla chasse et voulurent goûter de sa chair succulente. Aussifallait-il voir les bonds qu’il faisait. Il se glissa dans uneguérite sans être aperçu par le factionnaire ; les chiensarrivèrent pour le saisir, mais le soldat n’entendit pas laplaisanterie, et il les reçut avec des coups de crosse qui lesfirent fuir en poussant des cris. Lorsque le lièvre aperçut lechamp libre, il s’élança dans le palais, entra dans la chambre dela princesse, se plaça sous son siège et lui gratta légèrement lepied. La princesse cria :

– Veux-tu bien partir ! Car ellepensait que s’était son chien.

Le lièvre gratta une seconde fois, et laprincesse répéta les mêmes paroles, toujours dans la pensée ques’était son chien, mais le lièvre ne la laissa pas dans cetteerreur ; il gratta une troisième fois ; la princessebaissa les yeux et reconnut le lièvre à son collier ; aussitôtelle le prit dans ses bras, le porta dans son cabinet et luidit :

– Lièvre, mon ami, que veux-tu ? Ilrépondit :

– Mon maître, qui a tué le dragon, estici, et il m’envoie pour que je demande un pain pareil à celui dontmange le roi.

À ces mots, la princesse ne se sentit pas dejoie ; elle fit venir le boulanger, et lui ordonna d’apporterun pain pareil à ceux dont mangeait le roi. Le lièvre prenant laparole :

– Mais il faut, dit-il, que le boulangerme porte moi-même avec le pain, pour que les chiens ne me fassentpas de mal.

Le boulanger le prit donc dans ses bras etalla ainsi jusqu’à la porte de l’aubergiste ; là, le lièvre seposa sur ses pattes de devant et le porta à son maître. Le chasseurdit alors :

– Vous le voyez, monsieur l’hôte, lescent pièces d’or sont à moi. L’aubergiste était au comble del’étonnement. Cependant le chasseur ajouta :

– J’ai bien le pain, monsieur l’hôte,mais je veux encore de plus, maintenant, manger du rôti du roi. Lechasseur appela le renard et lui dit :

– Renard, mon ami, mets-toi en route etva me chercher du rôti pareil à celui que mange le roi.

Le renard connaissait mieux les détours que lelièvre ; il se glissa le long des coins et des angles obscursdes rues sans qu’un seul chien l’aperçût, alla se placer sous lesiège de la princesse et lui gratta le pied. La princesse baissales yeux, reconnut le renard à son collier, le prit dans ses bras,le porta dans son cabinet et lui dit :

– Renard, mon ami, que veux-tu ? Ilrépondit :

– Mon maître, qui a tué le dragon, estici, et il m’envoie pour que je demande un rôti pareil à celui dontmange le roi. La princesse fit venir le cuisinier.

Celui-ci reçut l’ordre de préparer un rôtipareil à celui que mangeait le roi, de le porter pour le renardjusqu’à la porte de l’aubergiste. Quand ils y furent arrivés, lerenard prit le plat et le porta à son maître.

– Vous voyez, monsieur l’hôte, dit lechasseur, nous avons déjà le pain et le rôti ; mais je veuxencore avoir un plat de légumes comme ceux que mange le roi.

Cela dit, il appela le loup :

– Loup, mon ami, lui dit-il, mets-toi enroute et apporte-moi des légumes pareils à ceux que mange leroi.

Le loup, qui n’avait peur de personne, sedirigea tout droit vers le palais, et quand il fut entré dans lachambre de la princesse, il tira cette dernière par le pan de sarobe, ce qui la fit se retourner. Elle reconnut le loup à soncollier, et le conduisant dans son cabinet :

– Loup, mon ami, lui dit-elle, queveux-tu ? Il répondit :

– Mon maître, qui a tué le dragon, estici, et il m’a envoyé demander un plat de légumes pareils à ceuxque mange le roi.

La princesse fit venir le cuisinier, qui reçutl’ordre de préparer un plat de légumes pareils à ceux que mangeaitle roi, et de le porter lui-même pour le loup jusqu’à la porte del’aubergiste. Le loup prit le plat et le porta à son maître.

– Vous le voyez, dit le chasseur, voilàque j’ai maintenant du pain, du rôti et des légumes ; mais ilme faut des sucreries semblables à celles que mange le roi.

Il appela l’ours et lui dit :

– Ours, mon ami, tu ne dédaignes pas delécher quelque chose de doux ; va donc et rapporte-moi dessucreries semblables à celles que mange le roi.

L’ours se mit en route vers le palais, etchacun s’enfuit à son approche, et quand il arriva près dufonctionnaire, celui-ci lui présenta le bout de son fusil et nevoulut point le laisser pénétrer dans le palais du roi. Mais l’oursse dressa sur ses pattes de derrière et distribua à droite et àgauche quelques bons soufflets qui firent trébucher tout le posteaprès cet exploit, il continua son chemin, entra dans la chambre dela princesse, se plaça derrière elle et grogna légèrement. Laprincesse se retourna, et reconnut l’ours, l’emmena dans soncabinet et lui dit :

– Ours, mon ami, que veux-tu ? Ilrépondit :

– Mon maître, qui a tué le dragon, estici ; je suis chargé de demander des sucreries semblables àcelles que mange le roi.

La princesse fit venir le confiseur, qui reçutl’ordre de préparer des sucreries pareilles à celles que mangeaitle roi, et de les porter lui-même pour l’ours jusqu’à la porte del’aubergiste.

– Vous le voyez, monsieur l’hôte, dit lechasseur, voilà que j’ai maintenant du pain, du rôti, des légumeset des sucreries ; mais je veux aussi boire du vin pareil àcelui que boit le roi. Il appela son lion et lui dit :

– Lion, mon ami, je sais que tu te grisesvolontiers, va donc et rapporte-moi du vin semblable à celui queboit le roi.

Le lion traversa les rues, et les gensfuyaient à son approche, et quand il arriva près du poste, lefactionnaire voulut lui barrer le passage : mais il poussa unrugissement qui mit tous les soldats en fuite. Le lion pénétrajusqu’à la chambre de la princesse, et gratta légèrement avec saqueue à la porte. La princesse vint lui ouvrir, et peu s’en fallutque l’effroi ne s’emparât d’elle à la vue du lion ; mais ellele reconnut au fermoir d’or de son collier, et fit entrer avec elledans son cabinet :

– Lion, mon ami, lui dit-elle, queveux-tu ? Il répondit :

– Mon maître, qui a tué le dragon, estici ; je viens demander du vin pareil à celui que boit leroi.

La princesse fit venir le sommelier, et luiordonna de donner au lion du vin semblable à celui que buvait leroi. Le lion prit le panier et le porta à son maître.

– Vous le voyez, monsieur l’hôte, dit lechasseur, j’ai maintenant du pain, du rôti, des légumes, dessucreries et du vin pareils à ceux qu’on sert au roi ;maintenant, je veux donner un banquet à mes animaux.

Et il se mit à table, but et mangea, et donnaaussi une bonne part de tout cela au lièvre, au renard, au loup, àl’ours et au lion car la certitude qu’il venait d’acquérir que laprincesse l’aimait toujours lui donnait une humeur charmante. Quandle repas fut terminé, il dit à l’hôte :

– Maintenant que j’ai mangé et bu commeboit et mange le roi, je veux aller à la cour du roi, et épouser lafille du roi. L’aubergiste répondit :

– Comment cela pourra-t-il se faire,puisque la princesse a déjà un fiancé, et que ses noces doivent secélébrer aujourd’hui même ?

Le chasseur tira de sa poche le mouchoir quela princesse lui avait donné sur la montagne du dragon, et où ilavait roulé les sept langues du monstre.

– Ce que j’ai là dans la main m’y aidera,dit-il. L’aubergiste examina le mouchoir et repartit :

– Si j’ai cru tout le reste, je ne puispourtant pas croire cela, et je parie volontiers ma maison et macour.

Le chasseur tira de sa poche une bourse où setrouvaient mille pièces d’or ; il la plaça sur la table etdit :

– Voici mon enjeu. Lorsque le roi revitsa fille au dîner, il lui dit :

– Que te voulaient toutes ces bêtes quisont venues te trouver et qui ont parcouru en tous sens monpalais ? Elle répondit :

– Je ne puis point le dire, mais dépêchezquelqu’un et faites chercher le maître de ces animaux ; sivous faites cela, vous ferez bien.

Le roi envoya un de ses gens à l’auberge avecmission d’inviter l’étranger ; le serviteur du roi arrivajuste au moment où le chasseur venait de parier avecl’aubergiste.

– Vous le voyez, monsieur l’hôte, s’écriale chasseur, voilà que le roi m’envoie un ambassadeur afin dem’inviter.

Le chasseur se rendit auprès du roi. Celui-ci,le voyant venir, dit à sa fille :

– Comment dois-je le recevoir ?

Elle répondit :

– Allez à sa rencontre ; si vousfaites cela, vous ferez bien.

Le roi alla donc à sa rencontre, le fit monteravec lui dans les appartements où les bêtes du chasseur lesuivirent. Le roi lui indiqua une place entre lui et sa fille, lemaréchal en sa qualité de fiancé prit place de l’autre côté. En cemoment, on apporta en face d’eux les sept têtes du dragon, et leroi dit :

– Ces sept têtes, c’est le maréchal quiles a coupées au monstre ; voilà pourquoi je lui donneaujourd’hui ma fille.

Alors le chasseur se leva, ouvrit les septgueules et dit :

– Où sont les sept langues dudragon ?

À ces mots, le maréchal devint pâle il ditdans son trouble :

– Les dragons n’ont point de langue.

Le chasseur reprit :

– Les menteurs devraient n’en pointavoir, mais les langues de dragon sont les vrais signes duvainqueur.

Et il ouvrit le mouchoir où se trouvaient lessept langues et il en mit une dans chacune des sept gueules. Celafait, il prit le mouchoir sur lequel était brodé le nom de laprincesse, et le montrant à la jeune fille, il lui demanda à quielle l’avait donné. Elle répondit :

– Je l’ai donné à celui qui a tué ledragon.

Puis il appela ses animaux, leur enleva àchacun leur collier ainsi qu’au lion son fermoir d’or, et lesmontrant à la jeune fille, il lui demanda à qui cela appartenait.Elle répondit :

– Le collier et le fermoir d’or étaient àmoi, je les ai partagés entre les animaux qui ont contribué àdompter le dragon.

Le chasseur dit alors :

– M’étant endormi de fatigue après lecombat, le maréchal est arrivé, m’a coupé la tête, a enlevé laprincesse et déclaré que c’était lui qui avait tué le dragon ;en quoi il a menti, comme le prouve par ces langues, par cemouchoir et par ce collier.

Le roi s’adressant alors à sa fille :

– Est-il vrai, lui dit-il, que c’est luiqui a tué le dragon ?

Elle répondit :

– Oui, c’est vrai ; et maintenant ilm’est permis de dévoiler toute l’infamie du maréchal qui m’avaitfait donner ma parole que je garderais le silence. C’était aussipour cela que j’avais exigé que les noces n’eussent lieu qu’aprèsun an et un jour.

Après avoir entendu cette déposition, le roifit appeler douze conseillers qu’il chargea de juger le maréchal.Ceux-ci le condamnèrent à avoir les membres déchirés par quatrebœufs. Ainsi fut puni le maréchal. Ensuite, le roi donna sa filleau chasseur qui fut de plus reconnu dans tout le pays pour sonhéritier. Le jeune roi et la jeune reine vécurent désormais heureuxet contents. Le jeune roi allait souvent à la chasse qu’il aimait,et ses animaux devaient l’accompagner. Or il y avait à peu dedistance de là une forêt qui, d’après le bruit général, n’était passûre. Celui, disait-on, qui s’y risquait une fois, n’en revenaitpas facilement. Depuis longtemps le jeune prince nourrissait ungrand désir d’aller y chasser, et il ne laissa pas de repos auvieux roi qu’il lui en donna la permission. Il sortit donc un jouravec une nombreuse escorte, et quand il fut arrivé près de laforêt, il aperçut à travers les arbres une biche blanche comme dela neige, et il dit à ses gens :

– Attendez ici mon retour ; je veuxpoursuivre cette bête. Et il s’enfonça sur sa trace dans la forêt,où ses animaux seuls l’escortèrent.

Ses gens l’attendirent jusqu’au soir ;mais comme il ne revenait pas, ils retournèrent au palais et direntà la jeune princesse :

– Le jeune prince s’est aventuré dans laforêt enchantée à la poursuite d’une blanche biche, et il n’estpoint revenu.

À ces mots, la princesse fut saisie d’unegrande inquiétude ; quant au prince, il n’avait pas cessé depoursuivre la belle bête sans jamais pouvoir l’atteindre. A la fin,il s’aperçut qu’il s’était égaré bien avant dans la forêt ; ilsonna du cor, mais il ne reçut aucune réponse, car ses gens nepouvaient l’entendre. Et comme la nuit tombait, il vit bien qu’ilne pourrait revenir ce jour là au palais ; il descendit decheval, alluma du feu au pied d’un arbre, et résolut d’y passer lanuit. Comme il était assis à côté du feu, et que ses animauxs’étaient étendus autour de lui, il crut entendre les sons d’unevoix humaine et regarda autour de lui, mais il ne put rienapercevoir. Bientôt après, il lui sembla entendre comme une touxqui venait d’en haut ; il leva la tête et aperçut une vieillefemme assise sur l’arbre, et qui se plaignait en criant :

– Hu ! hu ! hu ! que j’aifroid !

Le jeune prince lui dit :

– Descends et viens te chauffer, puisquetu as froid.

Mais elle répondit :

– Non, car tes animaux me mordraient.

Il reprit :

– Ils ne te feront rien, vieille mère,descends seulement.

Or cette vieille était une sorcière. Ellerépondit :

– Je vais te jeter une verge du haut decet arbre ; si tu leur en donnes un coup sur le dos, ils ne meferont pas de mal.

Elle lui jeta donc une verge, et il en frappases animaux. À peine l’eut-il fait qu’ils furent métamorphosés enpierres. Et quand la sorcière vit qu’elle n’avait plus rien àcraindre des animaux, elle se laissa couler en bas de l’arbre, etle toucha, lui aussi, avec une verge et lui aussi fut métamorphoséen pierre. Cela fait, la vieille se mit à rire et elle le cachaainsi que les animaux dans une caverne où se trouvaient déjàbeaucoup de pierres pareilles. Cependant, comme le jeune prince nerevenait pas, l’inquiétude de la princesse augmentait. Il se trouvaqu’en ce même temps l’autre frère qui, lors de la séparation,s’était dirigé vers l’orient, arriva dans le royaume. Il avaitcherché, mais en vain, un service ; ne sachant que faire, ils’était mis à courir le monde avec ses animaux qui dansaient devantles gens. L’idée lui vint d’aller consulter le couteau que sonfrère et lui avaient enfoncé dans l’arbre au moment de se quitter,afin de connaître le sort l’un de l’autre. Quand il arriva au piedde l’arbre, le côté du couteau qui concernait son frère avait unemoitié déjà couverte de rouille ; mais l’autre était encoreblanche. L’inquiétude s’empara de lui, et il se prit àpenser : « Il faut qu’un grand malheur menace la vie demon frère mais peut-être que je puis le sauver, car la moitié ducouteau est encore blanche. » Cela dit, il se dirigea avec sesanimaux vers le couchant. Quand il arriva à la porte de la ville,le factionnaire vint à sa rencontre et lui demanda s’il devaitaller l’annoncer à son épouse : il ajouta que son absenceplongeait depuis quelques jours la jeune princesse dans uneprofonde inquiétude, qu’elle craignait qu’il ne lui fût arrivémalheur dans la forêt enchantée. Le factionnaire lui parlait ainsi,parce qu’il le prenait pour le jeune prince, tant son frère luiressemblait, et à cause des animaux qui le suivaient. Celui-ci,entendant parler de son frère, se dit en lui-même : « Ilvaut mieux que je me laisse prendre pour lui ; il me sera plusfacile ainsi de le sauver. » Il se laissa donc accompagner parle factionnaire jusque dans le palais, où il fut reçu avec degrandes démonstrations de joie. La jeune princesse ne douta pas unmoment que ce fût son époux ; il lui raconta qu’il s’étaitégaré dans la forêt, et qu’il lui avait été impossible de retrouverplus tôt son chemin. Il demeura quelques jours au château,s’informant de tout ce qui se trouvait dans la forêt enchantée. Àla fin, il dit :

– Il faut que j’aille y chasser encoreune fois.

Le roi et la princesse voulurent l’endétourner, mais il tint ferme et sortit avec une nombreuse escorte.Lorsqu’il arriva devant la forêt, il aperçut, comme avait fait sonfrère, une blanche biche, et il dit à ses gens :

– Attendez-moi jusqu’à ce que jerevienne ; je veux courir cette belle bête.

Il entra donc dans la forêt, accompagné de sesfidèles animaux. Il lui arriva les mêmes aventures qu’à sonfrère ; il ne put atteindre la biche, et s’enfonça si avantdans la forêt, qu’il dut se résoudre à y passer la nuit. Etlorsqu’il eut allumé du feu, il entendit ces plaintes au-dessus desa tête :

– Hu ! hu ! hu ! comme jegèle ! Il leva la tête, et il aperçut la même sorcière assisedans l’arbre. Il lui cria :

– Si tu gèles, descends, vieille mère, etviens te chauffer.

Elle répond :

– Non, car tes animaux me mordraient.

Il repartit :

– Ils ne te feront rien.

Elle lui cria :

– Je veux te jeter du haut de cet arbreune verge, et si tu les en frappes, ils ne me feront aucun mal.

Le chasseur ne se fia pas à ces paroles de lavieille ; il répondit :

– Je ne frapperai pas mes bêtes, maisdescends, ou j’irai te chercher.

Elle lui cria :

– Que veux-tu me faire ? Tu nepourras rien contre moi.

– Si tu ne descends pas, reprit-il, jet’envoie une balle.

Elle lui cria :

– Tu peux tirer, je n’ai pas peur de tesballes.

Le chasseur la mit en joue, mais la sorcièreétait invulnérable à toutes les balles de plomb ; elle semettait à rire toutes les fois qu’il la touchait, etcriait :

– Tu ne pourras pourtant pas meblesser.

Le chasseur était rusé, il arracha de sa vestetrois boutons d’argent et les coula dans son fusil, car l’art de lasorcière ne pouvait rien contre ce métal ; et dès qu’il eutlâché la détente, elle tomba de l’arbre en poussant de grands cris.Il lui mit le pied sur la poitrine, et lui dit :

– Vieille sorcière, si tu ne m’avoues passur-le-champ où est mon frère, je te prends et je te jette dans lefeu.

L’anxiété de la vieille était profonde, elleimplora merci en disant :

– Transformé en pierre ainsi que sesanimaux, il est avec eux dans une caverne.

Alors il la força de l’y conduire et luidit :

– Vieille fée, tu vas sur-le-champ rendrela vie à mon frère et à toutes les autres créatures qui se trouventici, sinon je te jette dans le feu.

Elle prit une verge et frappa lespierres : aussitôt revinrent à la vie non seulement le frèreet ses animaux, mais une foule d’autres personnes encore, tels quemarchands, ouvriers, pâtres, qui lui rendirent grâce de leurdélivrance et retournèrent chez eux. Quant aux frères jumeaux, dèsqu’ils se revirent, ils se précipitèrent dans les bras l’un del’autre. Puis ils saisirent la sorcière, lui lièrent les membres etla jetèrent dans le feu : dès qu’elle fut consumée, la forêtsembla s’ouvrir d’elle-même ; elle devint claire et brillante,et on pouvait apercevoir le palais du roi à trois lieues dedistance. Les deux frères reprirent ensemble la route du château,et tout en allant, ils se racontèrent chacun leur histoire. Etlorsque le plus jeune eut dit qu’il devait un jour remplacer le roisur le trône, l’autre reprit :

– Je m’en suis bien aperçu, car lorsquej’arrivai dans la ville et qu’on m’eut prit pour toi, on me rendittous les honneurs royaux, la jeune princesse me reçut comme sonépoux, et je dus m’asseoir à son côté à table et dormir dans tonlit.

Là-dessus, ils continuèrent leur route, et lejeune prince dit à son frère :

– Tu me ressembles de tout point, tuportes comme moi des vêtements royaux et tes bêtes te suivent ainsique font les miennes. Entrons dans la ville par les deux portesopposées et arrivons de deux côtés différents et en même temps enprésence du roi.

Ils se séparèrent donc et les factionnaires del’une et de l’autre porte se présentèrent au même instant devant levieux roi pour lui annoncer que le jeune prince arrivait de lachasse avec ses animaux. Le roi répondit :

– Cela n’est pas possible ; les deuxportes sont à une lieue de distance.

En ce moment les deux frères entraient de deuxcôtés différents dans la cour du palais. Ils en montèrent lesdegrés ensemble. Le roi dit à sa fille :

– Indique-moi quel est ton époux ;ces deux princes se ressemblent tellement que je ne puis lesreconnaître.

L’anxiété de la princesse était grande, etelle ne savait que répondre, lorsqu’elle aperçut le collier qu’elleavait donné aux animaux ainsi que le fermoir d’or que portait lelion de son époux. Alors elle s’écria avec joie :

– Celui-ci est mon véritable époux.

Le jeune prince se mit à rire etdit :

– Oui, c’est le véritable.

Et ils prirent tous place à table, ets’abandonnèrent à leur joie.

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