Contes merveilleux – Tome I

Chapitre 17Le Diable et sa grand-mère

Il y avait une grande guerre en ces temps-làet le roi avait beaucoup de soldats à son service ; mais illeur versait une si maigre solde que les soldats arrivaient à peineà en vivre. Trois des soldats, qui en avaient assez, seconcertèrent et décidèrent de déserter. Le premier dit auxautres : « Si l’on nous prend, nous finirons surl’échafaud. Comment donc allons-nous faire ? » Le secondrépondit : « Voyez, là-bas, le champ de blé ! Sinous nous y cachons, personne ne nous trouvera. L’armée ne resterapas ici ; demain, les troupes doivent lever le camp. »Les trois soldats rampèrent dans le champ de blé et s’y cachèrent.Mais le lendemain, les troupes ne s’en allèrent pas et les troissoldats durent rester cachés durant deux jours et deux nuits.N’ayant rien à manger, étant presque morts de faim, ils serésolurent donc à sortir : « À quoi bon déserter, sic’est pour mourir misérablement ? », se dirent-ils.

À ce moment, un dragon flamboyant surgit descieux et se posa juste devant eux. Il leur demanda alors pourquoiils restaient terrés là. « Nous sommes trois soldats qui ontdéserté parce que de notre solde nous ne vivons pas. Mais de faimnous allons mourir, si nous restons ici ; ou sur l’échafaudnous allons périr, si nous quittons notre nid. » « Sivous devenez mes serviteurs pendant sept années, dit le dragon, jevous transporterai au-delà des troupes, si bien que personne nevous prendra ». «Nous n’avons pas le choix, et devonsaccepter », se dirent les soldats. Le dragon les prit alorsdans ses griffes, les transporta loin des troupes, et les déposasur le sol.

Il donna à chacun un petit fouet et leurdit : « Frappez et claquez avec ce fouet, et tout l’orque vous souhaitez vous apparaîtra. Vous pourrez mener la grandevie, posséder des chevaux et voyager en voiture. Mais lorsque lessept années seront écoulées, vous m’appartiendrez. » Le dragonn’était nul autre que le diable et il leur présenta un livre danslequel tous trois durent apposer leur signature. Puis ilajouta : « Toutefois, avant de vous emmener avec moi, jevous poserai une énigme ; si vous pouvez la résoudre, alorsvous serez libres et je n’aurai plus aucun droit sur vous. »Sur ce, le dragon s’envola et s’éloigna.

Les soldats firent claquer leur fouet etobtinrent de l’or en abondance. Ils se firent confectionner debeaux habits et allèrent de par le monde. Partout où ils allaient,ils vivaient dans le bonheur et dans la somptuosité. Ils sepromenaient à cheval et en voiture, ils mangeaient et buvaientcomme des rois, mais jamais ils ne firent quelque chose de mal. Letemps passait vite et, comme les sept années étaient presqueécoulées, les deux premiers soldats devinrent anxieux et apeurés.Mais le troisième leur dit : « Mes frères, ne vouseffrayez pas. Je trouverai la solution de l’énigme. » Puis,ils retournèrent dans le champ de blé et s’y assirent. Les deuxpremiers soldats avaient toujours leur triste mine.

Une vieille femme, qui vint à passer, leurdemanda ce qui les rendait si triste. « À ce qui nous arrive,vous ne pouvez rien y faire. » « Qui sait, répondit lavieille femme, confiez-moi toujours vos soucis. » Ils luiracontèrent alors que, presque sept ans plus tôt, le diable avaitfait d’eux ses serviteurs, qu’il leur avait donné le pouvoir decréer autant d’or qu’ils le voulaient et que si, à la fin de laseptième année, ils ne répondaient pas à l’énigme qui leur seraitposée, le diable les emporterait avec lui en enfer. La vieillefemme leur dit : « Si vous voulez obtenir de l’aide,alors l’un de vous devra aller dans la forêt. Là, il trouvera unamas de roches qui ressemble à une petite maison et il yentrera. »

Les deux soldats qui étaient tristes sedirent : « Cela ne nous sauvera pas ! » ;et ils restèrent assis. Mais le troisième, celui qui était gai, seleva et alla très loin dans la forêt, jusqu’à ce qu’il trouve lapetite maison de pierres. Dans la maisonnette, une très vieilledame était assise : c’était la grand-mère du diable. Celle-cidemanda au soldat d’où il venait et ce qu’il voulait. Il luiraconta tout ce qui était arrivé, si bien que la vielle dame eutpitié et décida de l’aider. Elle souleva une grosse pierre quibouchait l’entrée d’une cave, et dit : « Cache-toi là, ettu pourras entendre ce qui se dira. Reste assis, soit tranquille,et ne bouge pas ; lorsque le dragon viendra, je le feraiparler et il me donnera la solution de l’énigme : à moi, il medit tout. Soit alerte, écoute bien tout ce qu’ilracontera. »

À minuit, le dragon arriva et demanda sonrepas. Afin de le contenter, sa grand-mère dressa la table, apportades victuailles et mangea en sa compagnie. Au cours de laconversation, elle lui demanda comment s’était passée sa journée etde combien d’âmes il s’était emparé. « Aujourd’hui, je n’ai euguère de succès, répondit-il, mais demain, je dois m’emparer del’âme de trois soldats. » « Oui !, répondit-elle,trois soldats qui peuvent sans doute encore t’échapper. » Lediable s’exclama d’un rire moqueur : « Ils seront àmoi ! Je leur ai proposé une énigme à laquelle ils ne pourrontjamais répondre ! » « Et qu’elle est donc cetteénigme ? », demanda la grand-mère. « Je vais te ledire : dans la grande Mer du Nord, se trouve un poisson mortdont sera fait leur repas ; dans une côte de baleine serataillée leur cuillère ; et un sabot de vieux cheval leurservira en guise de coupe. »

Lorsque le diable fut au lit et qu’il se futendormi, la grand-mère souleva la grosse roche et laissa sortir lesoldat. « As-tu bien fait attention à tout ce qui s’estdit ? », demanda la vieille dame. « Oui, répondit lesoldat, je sais ce qu’il faut savoir, et cela m’aiderabeaucoup. » Là-dessus, il sortit par la fenêtre et s’empressade retourner auprès de ses compagnons. Il leur expliqua comment lediable s’était laissé posséder par sa propre grand-mère, et commentil avait finalement obtenu la solution de l’énigme. Les soldatsfurent tellement transportés de joie, qu’ils prirent chacun leurfouet, frappèrent et claquèrent tant et si bien que le sol fut toutrecouvert d’or.

Quand les sept années furent complètementécoulées, le diable se présenta avec son livre ; il leurmontra les signatures et leur dit : « Je vais vousemmener en enfer, et là, un repas vous sera servi. Celui qui saurame dire ce que vous recevrez comme repas, celui-là seralibre ; il pourra partir et conserver son fouet. » Lepremier soldat dit alors : « Dans la grande Mer du Nord,se trouve un poisson mort dont sera fait notre repas. » Voyantque le soldat avait su répondre, le diable se fâcha et grogna, puisil dit : « Celui qui saura me dire dans quoi seronttaillées vos cuillères, celui-là sera libre ; il pourra partiret conserver son fouet. » Le second soldat réponditalors : « Dans une côte de baleine seront taillées noscuillères. » Le diable grimaça, grogna de nouveau, puisdemanda au troisième : « Et toi, sais-tu ce qui teservira en guise de coupe ? » Le troisième soldatrépondit : « Un sabot de vieux cheval me servira en guisede coupe. » Le diable, qui n’avait désormais plus aucunpouvoir sur eux, s’envola en poussant un grand hurlement decolère.

Grâce à leur fouet, les trois soldats purentfrapper et claquer, et obtenir tout l’or qu’ils désiraient Et c’estainsi qu’ils vécurent heureux jusqu’à leur dernier jour.

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