Contes merveilleux – Tome I

Chapitre 6Les Bottes en cuir de buffle

Un soldat qui n’a peur de rien se doit ausside ne se tracasser de rien. Tel était le soldat de cette histoire,qui venait d’être démobilisé ; comme il ne savait rien etn’avait rien appris qui pût lui servir à gagner son pain, il s’enalla tout simplement et se mit à mendier. Il possédait un vieuxmanteau de drap contre les intempéries, et il était aussi chausséde hautes bottes en cuir de buffle, qu’il avait pu garder. Un jour,il s’en alla, coupant à travers champs, sans s’occuper le moins dumonde des chemins ou des routes, des carrefours ou des ponts, etil finit par se trouver dans une grande forêt sans trop savoiroù il était. En cherchant à se repérer, il vit, assis sur unesouche d’arbre, quelqu’un de bien vêtu qui portait le costume vertdes chasseurs. Le soldat vint et lui serra la main, puis s’assitfamilièrement dans l’herbe à côté de lui, les jambes allongées.

– Je vois, dit-il au chasseur, que tuportes de fines bottes fameusement cirées ; mais si tu étaistoujours par monts et par vaux comme moi, elles ne résisteraientpas longtemps, c’est moi qui te le dis ! Regarde un peu lesmiennes : c’est du buffle et cela tient le coup, même s’il y alongtemps qu’elles servent ! Au bout d’un moment, le soldat seremit debout.

– J’ai trop faim pour rester là pluslongtemps, dit-il. Mais toi, mon vieux Bellesbottes, quelle est tadirection ?

– Je n’en sais trop rien, répondit lechasseur, je me suis égaré dans la forêt.

– Tu es dans le même cas que moi, alors,reprit le soldat. Qui se ressemble s’assemble, comme on dit. On neva pas se quitter, mais chercher le bon chemin ensemble ! Lechasseur eut un léger sourire et ils cheminèrent de conservejusqu’à la tombée de la nuit. On n’en sortira pas, de cetteforêt ! s’exclama le soldat. Mais j’aperçois là-bas unelumière, on y trouvera de quoi manger sans doute. Allons-y !Ils arrivèrent à une solide maison de pierre et frappèrent à laporte. Une vieille femme vint ouvrir.

– Nous cherchons un campement pour lanuit et quelque chose à nous mettre sous la dent, dit lesoldat ; mon estomac est aussi vide qu’un vieux tambour.

– Ne restez pas là ! leur conseillala vieille femme. C’est une maison de voleurs, un repaire debandits, et ce que vous avez de mieux à faire, c’est de vous enaller avant leur retour. S’ils vous trouvent ici, vous êtesperdus ! – Oh ! les choses ne sont pas si terribles quecela, répondit le soldat. Cela fait deux jours que je n’ai rienmangé, pas une miette. Périr ici ou aller crever de faim dans laforêt, cela ne change rien pour moi. Je préfère entrer ! Lechasseur ne voulait pas le suivre, mais le soldat l’attrapa par lamanche et le tira en lui disant : « Allez, viens, vieuxfrère, on n’est pas encore mort pour autant ! »Compatissante, la vieille femme leur dit.- « Allez vous cacherderrière le poêle, je vous ferai passer les restes, s’il y en a,quand ils seront endormis. » Ils venaient à peine de seglisser dans leur coin quand les bandits, au nombre de douze,firent irruption dans la maison et se précipitèrent à table enréclamant à corps et à cris leur souper. La table était déjà miseet la vieille leur apporta un rôti énorme, dont les bandits serégalèrent. Mais quand la délicieuse odeur du plat vint chatouillerles narines du soldat, il n’y put plus tenir. – J’y vais !dit-il au chasseur. Je me mets à table avec eux et je mange !Impossible d’attendre.

– Tu vas nous faire tuer ! dit lechasseur en le retenant par le bras.

Mais le soldat fit exprès de tousser bien fortet les bandits, en l’entendant lâchèrent couteaux et fourchettespour se précipiter derrière le poêle, où ils les trouvèrent tousles deux. – Ha ha ! mes beaux messieurs, on se cache dans lescoins ? et qu’est-ce que vous fichez ici ? on vous aenvoyé espionner ? C’est bon, vous allez bientôt savoircomment on plane sous une bonne branche nue !

– Eh là ! un peu plus de manières,que diable ! s’exclama le soldat. Je crève de faim, alorsdonnez-moi d’abord à manger ! Après, vous ferez ce qu’il vousplaira. Les bandits en furent stupéfaits et le chef parla – Aumoins, toi, tu n’as pas froid aux yeux ! C’est bon, on va tedonner à manger d’abord et tu mourras après.

– On verra bien, fit le soldat avecinsouciance, tout en allant se mettre à table pour travaillerhardiment du couteau dans le rôti. Viens manger, mon vieuxBellesbottes ! lança-t-il à son compagnon. Tu dois être aussiaffamé que moi. Le rôti est fameux, je t’assure ! Même cheztoi, tu n’en mangerais pas de meilleur ! Mais le chasseurresta à l’écart et ne voulut pas manger, et le soldat y alla de bonappétit, observé avec stupéfaction par les bandits qui se disaient« Il ne manque pas de culot, celui-là ! »

– C’est joliment bon ! déclara lesoldat quand il eut vidé son assiette. Maintenant, il faudraitaussi boire un bon coup, et la bonne bouteille se faitattendre ! Le chef se sentait d’assez bonne humeur pour luifaire encore ce plaisir et il cria à la vieille femme :« Monte-nous une bonne bouteille de la cave ! Mais dubon, hein, tu as compris ? » Ce fut le soldat lui-mêmequi déboucha la bouteille, en faisant péter le bouchon de façonretentissante, puis il passa, bouteille en main, près du chasseur,auquel il chuchota. « Prends garde, vieux frère, tu vasmaintenant en voir de belles ! Regarde bien : je vaislever mon verre à la santé de toute la sacrée clique ! »Sur quoi il se retourna, leva son verre au-dessus de sa tête etdéclama – « A votre bonne santé à tous, mais la gueule grandeouverte et le bras droit levé ! » Et il but une solidelampée. Il avait à peine dit ces mots que les bandits restaienttous figés comme des statues, la bouche ouverte et le bras droitdressé en l’air. Je suis sûr que tu as encore bien d’autres toursdans ton sac, lui dit le chasseur en voyant cela, mais c’est trèsbien. A présent, viens, allons-nous-en !

– Holà, mon vieux frère, ce serait uneretraite prématurée ! répondit le soldat. L’ennemi est vaincu,il nous faut encore cueillir notre butin. Tu vois, ils sont tousfigés solidement, et la stupéfaction leur tient la gueuleouverte ; mais ils ne peuvent pas bouger sans ma permission.Alors viens, mangeons et buvons tranquillement, puisque la tableest servie. La vieille femme dut leur monter une autre bouteille dela cave, et le soldat ne consentit à se lever de table qu’aprèsavoir mangé au moins pour trois jours. L’aube s’annonçait déjà.Voilà, dit-il, le moment est venu de lever le camp ; mais pourn’avoir pas à s’épuiser en marches et contremarches, on va se faireindiquer par la vieille le chemin le plus court pour aller à laville. Une fois là-bas, le soldat s’en fut trouver ses ancienscamarades et leur dit :

– J’ai découvert là-bas, dans la forêt,tout un terrier de gibier de potence. Vous allez venir avec moi,qu’on les cueille au gîte ! Puis il se tourna vers son ami lechasseur et lui dit – Tu viens aussi avec nous.- il faut que tu lesvoies battre des ailes, nos oiseaux, quand on les aura faits auxpattes ! Après avoir disposé ses hommes tout autour desbandits, le soldat prit la bouteille, but un bon coup, puis levason verre en disant joyeusement. « A votre bonne santé àtous ! » Instantanément, les bandits retrouvèrent l’usagede leurs membres et purent bouger, mais les soldats eurent tôt faitde les jeter à terre et de leur lier pieds et mains avec de bonnescordes. Ensuite, le soldat leur commanda de les jeter tous commedes sacs dans une charrette et leur dit : « Etmaintenant, tout droit à la prison ! » Avant leur départ,toutefois, le chasseur prit un des hommes de l’escorte à part etlui fit encore une recommandation particulière.

– Mon vieux Bellesbottes, lui dit lesoldat, nous avons pu heureusement prendre l’ennemi par surprise etbien nous nourrir sur son dos. Maintenant, il ne nous reste plusqu’à nous reposer à l’arrière-garde et à suivre le train touttranquillement. En approchant de la ville, le soldat s’aperçutqu’il y avait foule aux portes et que tout le monde poussait descris de joie en agitant de verts rameaux ; il vit ensuite quetoute la garde, en grand uniforme et en ordre de marche, s’avançaità leur rencontre.

– Qu’est-ce que cela veut dire ?s’étonna-t-il en se tournant vers le chasseur.

– Tu ne sais donc pas que le roi,longtemps absent de son royaume, y fait retour aujourd’hui ?lui répondit-il. Et ils sont tous venus pour l’accueillir.

– Mais le roi, où est-il ? Je ne levois pas, dit le soldat. – Ici, répondit le chasseur. Je suis leroi et j’ai fait annoncer mon retour. Il ouvrit alors sa vesteverte de chasseur pour que tout le monde pût voir son vêtementroyal, qu’elle cachait. Pour le coup, le soldat sursauta, tomba àgenoux et le supplia de lui pardonner de s’être conduit comme ill’avait fait, dans son ignorance, en le traitant d’égal à égal, eten l’affublant de tous ces surnoms irrespectueux. Le roi lui tenditla main en lui disant :

– Tu es un brave soldat et tu m’as sauvéla vie. Jamais plus tu ne seras dans la misère, je vais m’enoccuper. Et s’il te prend parfois envie de déguster une tranche derôti aussi appréciable que celui du repaire des bandits, tu n’aurastout simplement qu’à venir aux cuisines du palais. Mais avant delever ton verre à la santé de qui que ce soit, il faudra tout demême que tu viennes me demander d’abord la permission !

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