Contes merveilleux – Tome I

Chapitre 22L’Esprit dans la bouteille

Il était une fois un pauvre bûcheron quitravaillait du matin au soir. S’étant finalement mis quelque argentde côté, il dit à son fils :

– Tu es mon unique enfant. Je veuxconsacrer à ton instruction ce que j’ai durement gagné à la sueurde mon front. Apprends un métier honnête et tu pourras subvenir àmes besoins quand je serai vieux, que mes membres seront devenusraides et qu’il me faudra rester à la maison.

Le jeune homme fréquenta une haute école etapprit avec zèle. Ses maîtres le louaient fort et il y resta toutun temps. Après qu’il fut passé par plusieurs classes – mais il nesavait pas encore tout – le peu d’argent que son père avaitéconomisé avait fondu et il lui fallut retourner chez lui.

– Ah ! dit le père, je ne puis plusrien te donner et, par ce temps de vie chère, je n’arrive pas àgagner un denier de plus qu’il n’en faut pour le painquotidien.

– Cher père, répondit le fils, ne vous enfaites pas ! Si telle est la volonté de Dieu, ce sera pour monbien. Je m’en tirerai.

Quand le père partit pour la forêt avecl’intention d’y abattre du bois, pour en tirer un peu d’argent, lejeune homme lui dit :

– J’y vais avec vous. Je vousaiderai.

– Ce sera bien trop dur pour toi,répondit le père. Tu n’es pas habitué à ce genre de travail. Tu nele supporterais pas. D’ailleurs, je n’ai qu’une seule hache et pasd’argent pour en acheter une seconde.

– Vous n’avez qu’à aller chez le voisin,rétorqua le garçon. Il vous en prêtera une jusqu’à ce que j’aigagné assez d’argent moi-même pour en acheter une neuve.

Le père emprunta une hache au voisin et, lelendemain matin, au lever du jour, ils s’en furent ensemble dans laforêt. Le jeune homme aida son père. Il se sentait frais et dispos.Quand le soleil fut au zénith, le vieux dit :

– Nous allons nous reposer et manger unmorceau. Ça ira encore mieux après.

Le fils prit son pain et répondit :

– Reposez-vous, père. Moi, je ne suis pasfatigué ; je vais aller me promener dans la forêt pour ychercher des nids.

– Petit vaniteux ! rétorqua lepère ; pourquoi veux-tu te promener ? Tu vas te fatigueret, après, tu ne pourras plus remuer les bras. Reste ici etassieds-toi près de moi.

Le fils, cependant, partit par la forêt,mangea son pain et, tout joyeux, il regardait à travers lesbranches pour voir s’il ne découvrirait pas un nid. Il alla ainsi,de-ci, de-là, jusqu’à ce qu’il arrivât à un grand chêne, vieux deplusieurs centaines d’années, et que cinq hommes se tenant par lesbras n’auraient certainement pas pu enlacer. Il s’arrêta, regardale géant et songea : « Il y a certainement plus d’unoiseau qui y a fait son nid. » Tout à coup, il lui semblaentendre une voix. Il écouta et comprit : « Fais-moisortir de là ! Fais-moi sortir de là ! » Il regardaautour de lui, mais ne vit rien. Il lui parut que la voix sortaitde terre. Il s’écria :

– Où es-tu ?

La voix répondit :

– Je suis là, en bas, près des racines duchêne. Fais-moi sortir ! Fais-moi sortir !

L’écolier commença par nettoyer le sol, aupied du chêne, et à chercher du côté des racines. Brusquement, ilaperçut une bouteille de verre enfoncée dans une petite excavation.Il la saisit et la tint à la lumière. Il y vit alors une chose quiressemblait à une grenouille ; elle sautait dans labouteille.

– Fais-moi sortir ! Fais-moisortir ! ne cessait-elle de crier.

Sans songer à mal, l’écolier enleva lebouchon. Aussitôt, un esprit sortit de la bouteille, et commença àgrandir, à grandir tant et si vite qu’en un instant un personnagehorrible, grand comme la moitié de l’arbre se dressa devant legarçon.

– Sais-tu quel sera ton salaire pourm’avoir libéré ? lui demanda-t-il d’une épouvantable voix.

– Non, répondit l’écolier qui neressentait aucune crainte. Comment le saurais-je ?

– Je vais te tuer ! hurla l’esprit.Je vais te casser la tête !

– Tu aurais dû me le dire plus tôt, ditle garçon. Je t’aurais laissé où tu étais. Mais tu ne me casseraspas la tête. Tu n’es pas seul à décider !

– Pas seul à décider ! Pas seul àdécider ! cria l’esprit. Tu crois ça ! T’imaginerais-tuque c’est pour ma bonté qu’on m’a tenu enfermé si longtemps ?Non ! c’est pour me punir ! je suis le puissant Mercure.Je dois rompre le col à qui me laisse échapper.

– Parbleu ! répondit l’écolier. Passi vite ! Il faudrait d’abord que je sache si c’était bien toiqui étais dans la petite bouteille et si tu es le véritable esprit.Si tu peux y entrer à nouveau, je te croirai. Après, tu feras ceque tu veux.

Plein de vanité, l’esprit déclara :

– C’est la moindre des chose.

Il se retira en lui-même et se fit aussi minceet petit qu’il l’était au début. De sorte qu’il put passer parl’étroit orifice de la bouteille et s’y faufiler à nouveau.

À peine y fut-il entré que l’écolier remettaitle bouchon et lançait la bouteille sous les racines du chêne, là oùil l’avait trouvée. L’esprit avait été pris.

Le garçon s’apprêta à rejoindre son père. Maisl’esprit lui cria d’une voix plaintive :

– Fais-moi sortir ! Fais-moisortir !

– Non ! répondit l’écolier. Pas unedeuxième fois ! Quand on a menacé ma vie une fois, je nelibère pas mon ennemi après avoir réussi à le mettre hors d’état denuire.

– Si tu me rends la liberté, ditl’esprit, je te donnerai tant de richesses que tu en auras assezpour toute ta vie.

– Non ! reprit le garçon. Tu metromperais comme la première fois.

– Par légèreté, tu vas manquer ta chance,dit l’esprit. Je ne te ferai aucun mal et je te récompenserairichement.

L’écolier pensa : « Je vais essayer.Peut-être tiendra-t-il parole. » Il enleva le bouchon et,comme la fois précédente, l’esprit sortit de la bouteille, granditet devint gigantesque.

– Je vais te donner ton salaire, dit-il.Il tendit au jeune homme un petit chiffon qui ressemblait à unpansement et dit :

– Si tu en frottes une blessure par unbout, elle guérira. Si, par l’autre bout, tu en frottes de l’acierou du fer, ils se transformeront en argent.

– Il faut d’abord que j’essaie, ditl’écolier.

Il s’approcha d’un arbre, en fendit l’écorceavec sa hache et toucha la blessure avec un bout du chiffon. Ellese referma aussitôt.

– C’était donc bien vrai, dit-il àl’esprit. Nous pouvons nous séparer.

L’esprit le remercia de l’avoir libéré ;l’écolier le remercia pour son cadeau et partit rejoindre sonpère.

– Où étais-tu donc ? lui demandacelui-ci. Pourquoi as-tu oublié ton travail ? Je te l’avaisbien dit que tu ne t’y ferais pas !

– Soyez tranquille, père, je vais merattraper.

– Oui, te rattraper ! dit le pèreavec colère. Ce n’est pas une méthode !

– Regardez, père, je vais frapper cetarbre si fort qu’il en tombera.

Il prit son chiffon, en frotta sa hache etassena un coup formidable. Mais, comme le fer était devenu del’argent, le fil de la hache s’écrasa.

– Eh ! père, regardez la mauvaisehache que vous m’avez donnée ! La voilà toute tordue.

Le père en fut bouleversé et dit :

– Qu’as-tu fait ! Il va me falloirpayer cette hache. Et avec quoi ? Voilà ce que me rapporte tontravail !

– Ne vous fâchez pas, dit le fils ;je paierai la hache moi-même.

– Imbécile, cria le vieux, avec quoi lapaieras-tu ? Tu ne possèdes rien d’autre que ce que je t’aidonné. Tu n’as en tête que des bêtises d’étudiant et tu necomprends rien au travail du bois.

Un moment après, l’écolier dit :

– Père, puisque je ne puis plustravailler, arrêtons-nous.

– Quoi ! dit le vieux. T’imagines-tuque je vais me croiser les bras comme toi ? Il faut que jetravaille. Toi, tu peux rentrer.

– Père, je suis ici pour la premièrefois. Je ne retrouverai jamais le chemin tout seul. Venez avecmoi.

Le père, dont la colère s’était calmée, selaissa convaincre et partit avec son fils. il lui dit :

– Va et vends la hache endommagée. Onverra bien ce que tu en tireras. Il faudra que je gagne ladifférence pour payer le voisin.

Le fils prit la hache et la porta à unbijoutier de la ville. Celui-ci la mit sur la balance et dit.

– Elle vaut quatre cents deniers. Mais jen’ai pas autant d’argent liquide ici.

– Donnez- moi ce que vous avez ;vous me devrez le reste, répondit le garçon.

Le bijoutier lui donna trois cents deniers etreconnut lui en devoir encore cent autres. L’écolier rentra à lamaison et dit :

– Père, j’ai l’argent. Allez demander auvoisin ce qu’il veut pour sa hache.

– Je le sais déjà, répondit levieux : un denier et six sols.

– Eh bien ! donnez lui deux denierset douze sols. Ça fait le double et c’est bien suffisant. Regardez,j’ai de l’argent de reste.

Il donna cent deniers à son père etreprit :

– Il ne vous en manquera jamais. Vivez àvotre guise.

– Seigneur Dieu ! s’écria le vieux,comment as-tu acquis une telle richesse ?

L’écolier lui raconta ce qui s’était passé etcomment, en comptant sur sa chance, il avait fait si bonne fortune.Avec l’argent qu’il avait en surplus, il repartit vers les hautesécoles et reprit ses études. Et comme, avec son chiffon, il pouvaitguérir toutes les blessures, il devint le médecin le plus célèbredu monde entier.

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