Contes merveilleux – Tome I

Chapitre 26La Gardeuse d’oies

Il était une fois une vieille reine. Son mariétait mort depuis longtemps et elle avait une fille fort jolie.Lorsque celle-ci fut devenue grande, elle fut promise au fils d’unroi. Quand vint le temps du mariage, et qu’elle fut prête à partirpour l’étranger, la reine prépara pour elle les objets les plusprécieux : des bijoux, de l’or et de l’argent, des gobelets,des pierres précieuses, bref, tout ce qui convient à la dot d’uneprincesse, car elle aimait son enfant de tout son cœur. Elle laconfia à une camériste qui devait voyager avec elle et la conduireà son fiancé. Un cheval fut remis à chacune des deux femmes. Celuide la princesse se nommait Falada et savait parler. Lorsque vintl’instant de la séparation, la reine se rendit dans sa chambre àcoucher, y prit un petit couteau et s’entailla un doigt de façon àen faire jaillir le sang. Elle disposa un petit chiffon blanc surlequel tombèrent trois gouttes de sang, le donna à sa fille etdit :

– Ma chère enfant, garde-leprécieusement ; il te sera utile en cours de route.

Elles prirent tristement congé l’une del’autre. La princesse serra le petit chiffon sur son sein, se miten selle et partit rejoindre son fiancé. Après avoir chevauchépendant une heure, elle ressentit une soif ardente et dit à sacamériste :

– Descends de cheval et puise avec legobelet que tu as apporté pour moi de l’eau de ce ruisseau ;j’ai envie de boire.

– Si vous avez soif, répondit la dame,descendez vous-même, allongez-vous au-dessus de l’eau et buvez. Jene suis pas votre servante.

La princesse, qui avait très soif, descenditde cheval, se pencha sur l’eau du ruisseau et but. On ne lui avaitpas permis de boire dans le gobelet d’or.

– Ah ! mon Dieu, émit-elle.

Les trois gouttes de sang lui parlèrentalors :

– Si ta mère savait cela, son cœuréclaterait dans sa poitrine.

Mais la fille du roi était courageuse. Elle nedit rien et remonta à cheval. Elles chevauchèrent durant quelqueslieues. Mais la journée était chaude et elle eut bientôt soif ànouveau. Arrivant auprès d’une rivière, elle dit à sacamériste :

– Descends de cheval et donne-moi à boiredans mon gobelet d’or.

Elle avait oublié depuis longtemps lesméchantes paroles de celle qui l’accompagnait. Mais celle-cirépondit avec plus d’orgueil encore :

– Si vous avez soif, buvez toute seule,je ne suis pas votre servante !

La princesse, qui avait vraiment très soif,descendit de cheval, se pencha sur l’eau rapide, pleura etdit :

– Ah ! Seigneur !

Comme elle buvait en se penchant sur l’eau, lepetit chiffon taché des trois gouttes de sang échappa de soncorsage et partit au gré du courant sans qu’elle s’en aperçût, tantelle avait peur. La camériste, elle, avait tout vu et elle seréjouissait d’avoir dorénavant tout pouvoir sur la princesse car, àpartir du moment où celle-ci avait perdu les gouttes de sang, elleétait devenue faible et sans défense. Lorsqu’elle voulut remontersur son cheval Falada, la dame de compagnie dit :

– C’est moi qui vais monter Falada et toitu prendras mon canasson.

Et il fallut bien qu’elle en passât par là.Ensuite, la dame l’obligea à enlever ses habits royaux et à revêtirses méchants oripeaux.

Et elle dut jurer devant Dieu qu’elle n’endirait rien en arrivant à la cour du roi. Si elle n’y avait pointconsenti, elle eût été assassinée sur-le-champ. Mais Falada avaittout observé et tout enregistré.

La camériste enfourcha donc Falada et laprincesse monta sur la rosse. Elles poursuivirent ainsi leur cheminjusqu’au château du roi. On s’y réjouit fort de leur arrivée et leprince vint à leur rencontre, aida la dame de compagnie à descendrede cheval croyant qu’elle était sa fiancée. Elle entra au château,tandis que la vraie princesse devait rester dans la cour. Le vieuxroi, qui regardait par la fenêtre, la remarqua et vit qu’elle étaitfière et belle. Il se rendit aussitôt dans l’appartement royal etdemanda à la soi-disant fiancée qui était la jeune fille dans lacour.

– Je l’ai rencontrée en cours de route etl’ai prise avec moi pour ne pas être seule. Donnez du travail àcette servante pour qu’elle ne reste pas sans rien faire.

Mais le vieux roi n’avait pas de besogne à luiconfier. Alors il dit :

– J’ai là un garçon qui garde les oies,elle n’a qu’à l’aider.

Le garçon se nommait Kurt ; la vraiefiancée dut l’aider à garder les oies.

Peu de temps après, la fausse fiancée dit aujeune roi :

– Cher époux, je vous en prie, faites-moiplaisir.

– Bien volontiers.

– Faites venir l’écorcheur pour qu’ilabatte le cheval sur lequel je suis arrivée. Pendant le voyage, ilm’a mise en colère.

En réalité, elle craignait que le cheval neparlât de sa conduite à l’égard de la princesse. Quand vint lemoment où devait mourir le fidèle Falada, la véritable fille du roil’apprit. Elle promit à l’écorcheur, secrètement, de lui donner unepièce d’argent s’il lui rendait un petit service. Il y avait dansla ville une porte très grande et pleine d’ombre qu’elle devaitfranchir matin et soir avec ses oies. Elle pria l’écorcheur d’yclouer la tête de Falada afin qu’elle puisse le voir une foisencore. L’homme fit la promesse, emporta la tête et la cloua sousla sombre porte.

Au petit matin, passant par là avec Kurt, elledit à la tête :

« Ô ! toi, Falada, qui es accrochélà… ! »

La tête répondit :

« 0 ! toi, ma princesse, qui par làte rends,

Si ta mère savait cela

Son cœur volerait en éclats. »

Silencieusement, elle sortit de la ville etconduisit ses oies aux champs. Arrivée dans les prés, elle s’assitet défit ses cheveux. Ils étaient comme d’or pur et Kurt, en lesvoyant, se réjouit de les voir étinceler. Il voulut en arracherquelques-uns. Alors la princesse dit :

« Je pleure, je pleure, briselégère !

De Kurt bien vite emporte le bonnet

Et qu’il coure après sa coiffure chère

Jusqu’à ce que de nouveau mes cheveux soientnets. »

Le vent souffla alors et emporta le chapeau deKurt qui partit à sa poursuite. Quand il revint, elle avait fini dese coiffer et il ne put plus lui prendre de cheveux. Il en fut fortmarri et ne lui adressa plus la parole. Ils gardèrent ensuite lesoies jusqu’au soir, puis rentèrent à la maison.

Le lendemain matin, poussant le troupeau sousla porte, la jeune fille dit :

« Ô ! toi, Falada, qui es accrochélà… ! »

La tête de Falada répondit :

« Ô ! toi, ma princesse, qui par làte rends

Si ta ni mère savait cela

Son cœur volerait en éclats ! »

Parvenue hors de la ville, elle s’assit denouveau dans le pré et commença à dérouler ses cheveux. Kurt voulutles prendre dans sa main. Elle dit à voix rapide :

Je pleure, je pleure, brise légère !

De Kurt bien vite prends le bonnet

Et qu’il coure après sa coiffure chère

Jusqu’à ce que de nouveau mes cheveux soientnets.

Le vent souffla, emporta le chapeau et Kurtdut le poursuivre. Quand il revint, elle avait depuis longtempsarrangé sa coiffure et il ne put y toucher. Et ainsi, ils gardèrentles oies jusqu’au soir.

Mais, ce soir-là après avoir regagné lamaison, Kurt se rendit auprès du vieux roi et lui dit :

– Je ne veux garder plus longtemps lesoies avec cette fille.

– Pourquoi donc ? demanda leroi.

– Eh ! elle me fâche toute lajournée.

Le roi lui ordonna de raconter ce qui sepassait. Kurt dit :

– Le matin, quand nous faisons passer letroupeau sous la porte sombre, il y a une tête de cheval contre lemur. Elle lui dit :

« Falada, qui es accrochélà… ! »

La tête répond :

« Ô ! toi ma princesse, qui par làte rend

Si ta mère savait cela

Son cœur volerait en éclats ! »

Et Kurt raconta aussi ce qui se passaitensuite dans le pré aux oies et comment il était obligé de couriraprès son chapeau.

Le vieux roi lui donna ordre d’agir lelendemain comme de coutume et, au matin, il se tint lui-même sousla porte sombre et entendit comment la jeune fille parlait à latête de Falada. Il les suivit ensuite dans les champs et se cachadans un buisson. Bientôt, il vit de ses propres yeux comment legarçon et la gardeuse d’oies amenaient le troupeau et comment,après quelque temps, la jeune fille s’asseyait et laissait coulerses cheveux d’or. Et de nouveau elle dit :

« Je pleure, je pleure, briselégère !

De Kurt bien vite prend le bonnet

Et qu’il coure après sa coiffure chère

Jusqu’à ce que de nouveau mes cheveux soientnets. »

Le vent souffla et emporta le chapeau de Kurtqui dut le poursuivre au loin. La gardeuse d’oies peigna sescheveux et enroula ses boucles. Le vieux roi vit tout cela. Sansqu’on l’eût aperçu, il quitta les lieux. Lorsque, le soir venu, lajeune fille fut rentrée, il la fit mander et lui demanda pourquoielle agissait ainsi :

– Je ne puis vous le dire, répondit-elle.Et je ne peux dire mon malheur à personne au monde, je l’ai jurédevant Dieu pour éviter que l’on ne me tue.

Le roi essaya de la contraindre à parler, maisil ne put rien en tirer. Alors il dit :

– Si tu ne veux rien me dire, raconte tapeine au fourneau.

Et il s’en alla. Elle s’accroupit près dupoêle, gémit et pleura, vidant son cœur et disant :

– Me voilà ici, abandonnée du mondeentier, quoique fille du roi. Une méchante camériste m’a obligéepar la menace à lui donner mes habits royaux. Elle a pris ma placeauprès de mon fiancé et je suis contrainte au travail vulgaire degardeuse d’oies. Si ma mère le savait, de douleur, son cœurvolerait en éclats.

Le vieux roi se tenait de l’autre côté du mur,l’oreille collée à la cheminée. Il avait entendu tout ce qu’elleavait dit. Il revint et la fit quitter le poêle.

On lui apporta des vêtements royaux et elleétait si belle que c’était miracle. Le vieux roi appela son fils etlui expliqua qu’il avait choisi une fausse fiancée, qui était enréalité une camériste. La véritable fiancée se tenait devantlui ; c’était la gardeuse d’oies. Le prince fut rempli de joieen la voyant si belle et si vertueuse. On prépara un grand repasauquel furent invités tous les amis et connaissances. Au bout de latable se tenaient le fiancé et la princesse et, en face d’eux, lacamériste. Celle-ci était éblouie et elle ne reconnaissait pas samaîtresse dans cette jeune fille magnifiquement parée. Quand ilseurent mangé et bu et que tout le monde fut de bonne humeur, levieux roi proposa une devinette à la camériste. Elle devait dire ceque valait une femme qui avait trompé son seigneur. Il lui racontatoute l’histoire et demanda :

– Quelle peine a-t-elleméritée ?

– Elle ne vaut pas plus que d’êtreenfouie toute nue dans un tonneau bardé de clous pointus àl’intérieur. Et il faut y atteler deux chevaux blancs qui latireront de rue en rue j’usqu’à ce qu’elle meure.

– Cette femme, c’est toi, dit le vieuxroi. Tu as prononcé ton propre verdict et tu seras traitée comme tul’as dit.

Quand la peine fut exécutée, le prince épousasa véritable fiancée et ils régnèrent sur le pays dans la paix etla félicité.

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