Contes merveilleux – Tome I

Chapitre 3La Betterave

Il était une fois deux frères qui faisaienttous deux le métier de soldats, mais l’un demeurait pauvre tandisque l’autre était riche. Alors le pauvre voulut sortir de sa misèreet quitta l’uniforme pour se faire paysan ; il défricha etlaboura son bout de terre et y sema des betteraves. Le grain germa,poussa, et il y eut une betterave qui devint forte et grande,continuant sans cesse à grossir sans vouloir jamais s’arrêter, etencore, et encore, de sorte qu’on pouvait bien la nommer la reinedes betteraves, car jamais on n’en avait vu de pareille et jamaison n’en verra plus. Elle était si grosse, à la fin, qu’elleemplissait à elle seule un gros tombereau, auquel il fallut attelerdeux bœufs ; et le paysan ne savait trop qu’en faire, sedemandant si c’était un bonheur ou un malheur que ce géant d’entreles betteraves. « Si je la vends, se disait-il, elle ne vaguère me rapporter ; et si je la consomme moi-même, lesbetteraves ordinaires me feront autant d’usage. Le mieux seraitencore d’en faire présent d’honneur au roi. » Aussitôt dit,aussitôt fait : piquant ses bœufs, il mena son tombereaujusque dans la cour royale, et il offrit sa betterave en présent auroi.

– L’étrange chose ! s’exclama leroi. J’ai déjà vu pourtant bon nombre de merveilles, mais un telmonstre, jamais ! Quelle sorte de graine as-tu, pour qu’elleait donné ce géant ? Ou bien est-ce à toi seul que cela estdû, parce que tu as la main heureuse ?

– Oh non ! protesta le paysan, cen’est pas que j’aie la main heureuse, ni la chance avec moi :je ne suis qu’un pauvre soldat que la misère et la faim ont forcé àaccrocher l’uniforme à un clou pour se mettre à travailler laterre. J’ai bien un frère qui est soldat aussi, mais il est riche,lui, et Votre Majesté doit sûrement le connaître. Mais moi, parceque j’étais si pauvre, personne ne me connaissait. Le roi eutcompassion et lui dit :

– Oublie à présent ta pauvreté, monami : avec ce que je vais te donner, tu seras au moins aussiriche que ton frère. Et en effet, il lui donne d’abord de l’or enquantité, et puis des champs, des prés, des bois, et des troupeaux,qui firent de lui un riche entre les riches, à côté duquel larichesse de son frère n’était rien. En apprenant ce qu’il avaitobtenu d’une seule betterave, le frère se prit à l’envier et se mità réfléchir en long et en large au bon moyen d’en faireautant : une pareille chance, n’est-ce pas, il n’y avaitaucune raison qu’il ne la connût pas ! Mais comme il tenait àse montrer plus adroit, ce fut de l’or et ce furent des chevauxqu’il offrit en présent au roi. Le roi, en recevant ce cadeau, luidit qu’il ne voyait rien de mieux à lui donner en échange, rien deplus rare et de plus extraordinaire que la betterave géante, sibien qu’il fallut que le riche chargeât sur un gros tombereau labetterave de son frère et la rapportât dans sa maison. Il enrageait, à vrai dire, et son dépit, sa fureur se calmèrent si peu,quand il se retrouva chez lui, qu’il en vint aux mauvaises penséeset résolut de tuer ce frère abhorré. Il s’aboucha avec des banditsmeurtriers qui se chargèrent de lui dresser un guet-apens pour luiôter la vie, puis il alla trouver son frère et lui dit :« Mon cher frère, je connais un trésor caché. Viens avec moi,que nous allions le prendre ! » Sans méfiance, lefrère le suivit ; mais quand ils furent en rase campagne, lesbandits lui tombèrent dessus, le ligotèrent et le tirèrent au piedd’un arbre, auquel ils voulaient le pendre. A cet instant, la mâlepeur les saisit en entendant résonner le pas d’un cheval quiapprochait, et le chant à tue-tête du cavalier. Vite, vite, ilsjetèrent, cul par-dessus tête, leur prisonnier dans un sac qu’ilsnouèrent, le hissèrent jusqu’aux hautes branches de l’arbre etprirent la fuite à toutes jambes. Celui qui arrivait si gaiementsur la route n’était autre qu’un écolier errant, joyeux drille quichantait en chemin pour se tenir compagnie. Là-haut, dans son sac,le prisonnier s’était employé à faire un trou pour y voir, et quandil vit qui passait au-dessous de lui, il lui cria son salut :« A la bonne heure, et Dieu te garde ! » L’étudiantregarda de droite et de gauche, ne sachant pas d’où venait cettevoix. « Qui m’appelle ? » finit-il pardemander ; et l’autre, au plus haut de l’arbre, lui réponditpar un vrai discours.

– Lève un peu tes regards !cria-t-il. Je suis ici en haut, installé dans le sac de la sagesse.J’y ai appris quantité de grandes choses en peu de temps. Lesuniversités, avec tout ce qu’on peut y apprendre, ne sont que duvent à côté ! Dans un petit moment, j’en aurai fini et jedescendrai, sage entre tous les sages, et savant plus que tous lessavants du monde. Je connais les étoiles et les signes du ciel, lesouffle de tous les vents, les sables dans la mer, la guérison desmaladies, les vertus des plantes, le langage des oiseaux et lessecrets des pierres. Si tu y entrais une seule fois, tu sentiraiset tu éprouverais la magnificence qui se répand hors du sac de lasagesse !

– Bénie soit l’heure qui m’a fait terencontrer ! s’exclama l’étudiant, tout émerveillé de ce qu’ilvenait d’entendre. Est-ce que je ne pourrais pas, moi aussi, tâterun peu du sac de la sagesse ? Rien qu’un tout petit peu…Là-haut, l’homme du sac feignit de ne pas y consentir bienvolontiers, montra de l’hésitation et finit par dire :

– Pour un petit moment, oui, mais contrerécompense et gracieux remerciements. Et puis, il te faudraattendre encore une heure.- il me reste quelques petites choses àrecevoir pour compléter mon enseignement. Impatient, l’étudiantattendit sans rien dire un court moment, puis, n’y tenant plus, ilsupplia l’autre de le laisser se mettre dans le sac : sa soifde sagesse le torturait tellement ! Là-haut, l’homme du sacfit mine de se laisser toucher et convaincre.

– C’est entendu, dit-il, mais pour que jepuisse sortir du temple de la connaissance, il faut que tu fassesdescendre le sac au bout de sa corde, et alors tu pourras y entrerà ton tour ! L’étudiant le fit descendre, dénoua le lien dusac et libéra le prisonnier.

– A moi, maintenant ! cria-t-ilaussitôt, tout enthousiaste. Vite, hisse-moi là-haut ! Déjà ilétait prêt à se fourrer dans le sac, mais l’autre l’arrêta :« Halte ! Pas comme cela ! » Et il l’attrapapar la tête et le fourra tête en bas dans le sac, noua la corde surses pieds et hissa, ainsi empaqueté, le digne disciple de lasagesse, jusqu’au sommet de l’arbre où il resta à se balancer, latête en bas.

– Comment te sens-tu, mon cherconfrère ? lui cria-t-il d’en bas. Commences-tu à sentir déjàl’infusion de la sagesse en toi ? Pour mieux apprendre,tiens-toi tranquille et ne parle pas, surtout pas, jusqu’à ce quetu sois devenu pleinement sage ! Et sur ces bonnes paroles, ilmonta le cheval de l’étudiant et s’en alla, mais non sans avoiraverti quelqu’un au passage, pour qu’il vienne une heure plus tardle descendre de là.

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