En route vers le Pôle – Au pays des boeufs musqués – Voyages, explorations, aventures – Volume 12

Chapitre 2En mer

 

Les deux navires, l’un remorquant l’autre,avaient quitté Bordeaux. En entrant dans l’Océan, on se mit à tablepour dîner.

Très joli le salon-salle à manger duProgrès.

Navire de luxe.

Genre yacht.

À table, M. d’Ussonville, trois médecinsque nous présenterons plus tard, le capitaine, frère deM. d’Ussonville, son second, Castarel et sa femme, Santarelliet la sienne, Drivau, Mlle de Pelhouër,mistress Morton et les deux Taki, qui, pour rien au monde,n’auraient abandonné leur princesse,Mlle de Pelhouër.

Les deux ex-cambacérès de Béhanzin étaientrestées fidèles aux croyances et aux coutumes de leur pays.

Croyances très supérieures au grossierfétichisme des vrais sauvages.

Coutumes qui consacrent la fidélité, ledévouement de l’inférieur au supérieur d’une façon absolue.

On est très conservateur au Dahomey ; onl’était surtout.

Mais nos Sénégalais sont si blagueurs, ce sontdes soldats noirs si francisés, qu’ils sont devenus sceptiques.

Ils se moquent des croyants dahoméens dont ilsébranlent les convictions par la toute-puissance du rire.

– Toi avoir peur du dieu des eaux, moi jeli dis zut.

» Et li rien pouvoir dire à moi, parceque il y a pas dieu des eaux.

» Li dieu la pas dans la mer, li estseulement dans ta tête.

» Aussi toi tête l’envers, comprends pasli raisonnement.

» Si toi un peu longtemps soldat françaiscomme moi, ça remettrait ta tête à l’endroit.

» Et li dieu du feu.

» Qu’est-ce que c’est ?

» C’est le tonnerre.

» Tonnerre peut te tuer ; maistonnerre n’est pas un dieu.

» Nous, blancs, faire courir tonnerredans fils, et lui porter nouvelles, loin, loin au bout du fil.

» Si lui dieu, pas se faire courrier dublanc.

Le Dahoméen écoute, rumine, doute et se laisseentamer.

C’est ainsi qu’en Algérie les turcos ont peu àpeu transformé les indigènes.

Avec les Taki, rien de pareil ne s’étaitproduit.

On avait tant d’estime pour elles, qu’on netouchait jamais à leurs convictions.

Drivau n’était pas l’homme descontroverses.

Il avait l’aimable éclectisme desParisiens.

Le dieu des eaux, le dieu du feu, qu’est-ceque ça pouvait bien lui faire ?

Ça faisait plaisir aux deux vieilles de croireà cela.

Lui, ça ne le gênait pas.

Quant à Castarel, son plus grand bonheur étaitde se faire conter les horribles légendes dahoméennes par lesTaki.

– C’est aussi beau, disait-il, aussigrand que les légendes norvégiennes et c’est plus naïf.

Santarelli ne se mêlait jamais de ce qui ne leregardait pas.

Mlle de Pelhouër n’auraitpas voulu faire de peine aux Taki.

Elle aussi et d’Ussonville aussi trouvaientles légendes superbes.

De sorte que les Taki étaient restéesDahoméennes jusqu’au fond de l’âme.

Or, quand les amazones nommaient uneprincesse, celle-ci incarnait en elle l’esprit de ces femmesguerrières.

Elle devenait une espèce de Jeanne d’Arcdahoméenne.

Il y avait en elle, aux yeux des amazones,quelque chose de divin.

Elles entouraient leur princesse d’un cultepieux.

C’était à ce point, qu’un jour une de cesprincesses, s’étant mariée avec un cambacérès de Gléglé, père deBéhanzin, le mari se permit de battre sa femme, étant ivre.

Les amazones le surent, s’en saisirent,l’égorgèrent et le dévorèrent vivant, sans que Gléglé osât s’yopposer.

Pourtant c’était son favori.

Mais les rois du Dahomey savaient qu’il nefallait pas badiner avec les amazones.

Les deux Taki étaient du reste très aimées àbord.

Les lecteurs de nos précédents livres saventque l’équipage de l’Amazone, passé sur le Progrès, lesconnaissait et les estimait.

Elles étaient très simples et très cordiales,pourvu qu’elles ne fussent point froissées dans leur pointd’honneur et que l’on ménageât leur susceptibilité très prête à secabrer.

On dînait donc.

Oh ! très joyeusement.

On causa de la traversée.

Castarel, toujours farceur, amena laconversation sur l’Alaska.

Il avait son but.

– Eh, fit-il, quand nous aurons fait letour de l’Amérique, nous allons longer les côtes de l’Alaska.

– Oui, dit le capitaine d’Ussonville, etde très près.

– C’est le pays de l’or, tout commel’Australie.

– Avec des froids terribles enplus ; mais enfin il y a beaucoup d’or.

– On y manque de tout.

– À ce point qu’une livre de lard s’yvend six francs.

– C’est raide.

– Le pain cinq francs et plus.

» Vous savez que le grand fleuve Yakoutraverse ce pays.

– Oui.

– Eh bien, pour que mes matelots puissentse faire un petit pécule en plus de leur solde et de leurs primes,mon frère m’a autorisé à remonter le fleuve jusqu’à Dawson, un deses ports.

» Là, mes hommes vendront fort cher lescent kilos de vivres que je les autoriserai à acheter àVancouver.

» Ce sera une bonne occasion pour eux degagner de l’argent.

Castarel savait tout cela : mais ilfeignit de l’ignorer.

Il avait son but.

Chaque fois qu’il le pouvait, il poussait auvif la monomanie de mariage qui tourmentait mistress Morton.

Il faut dire que cette pauvre Anglaise étaitinsupportable.

À déjeuner, à dîner, elle venait plâtréeoutrageusement et émaillée d’une façon absolument ridicule.

Mlle de Pelhouër avaitrenoncé à protester. Castarel vengeait tout le monde par sesblagues à froid.

– La vieille Anglaise, disait-il, mecourt sur les nerfs.

» Avec ses minauderies, ses airs de jeunefille qui ne sait pas et qui voudrait bien savoir, elle me scie ledos ; elle est énervante.

Aussi, quand il pouvait lui jouer quelque bontour, n’en manquait-il jamais l’occasion.

Il laissa le capitaine d’Ussonville raconterquelques détails sur les mines d’or de l’Alaska, puis il parutrésumer son opinion à lui sur le pays.

– D’après ce que je vois, dit-il,l’Alaska serait l’enfer des hommes.

» Mais si j’en crois les journaux, ceserait le paradis des femmes.

Il tira de se poche un journal et lut lepassage suivant d’une correspondance sur les mines du Klondike,province aurifère de l’Alaska.

« Ce qui manque ici, c’est la femme, etsi les jeunes personnes à marier qui ne trouvent pas d’épouseurs,les veuves en quête d’un second mari savaient combien leurplacement est facile dans l’Alaska, elles accourraient enmasse. »

– Vraiment ! ne put s’empêcher des’écrier mistress Morton.

Mais aussitôt, elle ajouta avecdéfiance :

– Ça, c’est encore une de cesplaisanteries comme M. Castarel en fait.

Castarel, gravement, sans un mot deprotestation, passa le journal à mistress Morton, qui lut lepassage.

– C’est pourtant vrai ! dit-elle,sans pouvoir cacher sa joie.

» Une personne comme il faut pourraitfaire là-bas un mariage convenable, à ce que je vois.

– Et, ce qu’il y a de mieux, être épouséepour elle-même.

– Je ne dis pas non.

» Mais quel affreux pays !

» On y vit de lard rance et de vieuxharicots moisis.

– Oui, mais on n’est pas forcée de resterdans cet enfer.

» Quel plaisir de dire à sonmari :

» – Vous m’avez épousée pour moi-même etsans dot.

» »Mais, très cher, j’en ai une et jesuis fort riche.

» »Fuyons vite vers des cieux pluscléments pour y jouir de notre bonheur.

» Encore faut-il que la femme soit plusou moins millionnaire.

Mistress Morton prit un petit air entendu etsatisfait.

Elle se voyait déjà dans l’Alaska et mariée.Castarel lui dit :

– Mais ces mineurs sont ou des déclassésou des gens grossiers.

» Si une veuve riche venait à tomber surun ivrogne ou sur un rastaquouère, elle en verrait de grises.

– En choisissant.

» On a le choix, là-bas.

– On dit pis que pendre desmineurs !

– En toutes choses il faut voir…

– Enfin, comme nous n’en sommes pas à unmariage aussi bizarre, il est inutile de discuter là-dessus.

Mistress Morton y avait au contraire beaucoupmordu à cette idée d’un mariage dans l’Alaska.

Elle en était comme une petite folle et, cesoir-là, en disant bonsoir à sa nièce, elle lui fit cetteréflexion.

– Quand j’ai le malheur de vous parler dela possibilité de me marier, vous me traitez de folle.

» Si je voulais pourtant…

– Oui… dans l’Alaska…

» Pourquoi pas ?

Mlle de Pelhouër avec unsérieux des plus comiques.

– Parce que je ne veux pas !

» Je refuse mon consentement !

– Vous avez seize ans !

– Le bon sens n’attend pas le nombre desannées.

– Oh si je trouvais un épouseurconvenable, vous auriez beau dire.

Mlle de Pelhouër,impatientée, se mit à dire :

– Après tout, je suis bien bonne dem’occuper de ça.

» Mariez-vous donc avec qui vous voudrez,puisque le cœur vous en dit.

» Je m’en lave les mains.

» Quand vous aurez été bien battue, vousdivorcerez…

» Bonne nuit !

Elle reconduisit sa tante et ferma la porte desa cabine.

Là, toute seule, elle pensa.

Résultat de sa méditation :

– Elle le veut…

» Tant pis pour elle !

» Qu’elle fasse donc ce qu’elle voudra,je m’en lave les mains.

Et elle se coucha débarrassée de cecauchemar.

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