Chapitre 14Le petit serrurier
Pas heureux, ce pauvre Dalernes !
Nouvellement marié, depuis peu établi, ilétait sans ouvrage.
Oh ! ça ne marchait pas.
Et il causait tristement de sa déveine avec sajeune femme, une belle grande brune à l’œil vif.
– Que veux-tu que j’y fasse, disait-ilaccablé.
» Il m’écrase !
Il, c’était le concurrent.
Et le petit serrurier reprit :
– Tous les gros entrepreneurs se tiennentet se soutiennent.
» Ils ne veulent pas de concurrents etils font des rabais, quitte à perdre, pour avoir l’ouvrage, defaçon que nous, les petits, nous ne puissions arriver à rien et ilsveulent nous faire renoncer à la lutte.
» Quand nous aurons mis la clef sous laporte, les bourgeois imbéciles qui devraient nous soutenir serontobligés d’en passer par où voudront les gros entrepreneurs quin’auront plus de concurrence à redouter.
– Ah ! mon pauvre homme, quelmalheur de s’être établis ici.
Et elle se mit à pleurer.
– Écoute, dit-il, nous vivrons enattendant et nous tiendrons.
» J’arrive de Fontainebleau ; il y acomme une rage d’avoir des grilles artistiques dans les hôtels.
» Je suis très bon ouvrier et j’ai faitmes conventions avec un patron pour lequel je travaillerai à latâche.
» Je me ferai sept francs environ parjour.
» Et nous aurons tenu !
» Et ça changera !
» Ils ne pourront pas toujours travaillerà perte.
» Ce qui me dégoûte, c’est que monconcurrent était ouvrier comme moi, il voulait arriver, il s’estétabli, il a commencé petitement ; mais tout lui a souri.
» Et maintenant qu’il est riche, il mebarre la route.
» Canaille, va !
» Encore s’il ne me débinait pas auprèsdes bourgeois.
» Mais il leur dit que je ne sais rienfaire.
» Et je suis bien plus capable quelui.
» À la forge, je n’en crains pas un, lesouvriers le savent.
» Et j’ai travaillé à Paris dans toutesles spécialités pour me former ; je ne suis embarrassé enrien.
» Lui ! c’est le vieuxjeu !
» Moi, je suis à la hauteur, et je peuxentreprendre les plus grands travaux sans être embarrassé enrien.
» Enfin, je vais toujours gagner de quoivivre. Tu ne seras pas malheureuse.
» J’ai ma bécane.
» Fontainebleau n’est qu’à deux lieuesd’ici. J’emporterai ma cantine pour les deux déjeuners.
» Que diable avec sept francs par journous nous en tirerons.
» Je paierai mon loyer et ma patente.
» Comme c’est juste, lespatentes !
» Je ne fais rien et je paie…
En ce moment, une automobile arrivait ets’arrêtait devant la porte du serrurier.
– Oh ! fit celui-ci, le mécaniciendu château. Un bon zigue, celui-là.
» Un Parisien !
» Un ancien camarade d’atelier !
» Je n’ai refait connaissance avec luiqu’avant-hier.
Le mécanicien entra joyeux ; c’était unjeune homme et il était tout à fait dans le mouvement.
– Madame, bonjour !
» Mon vieux, je te serre la pince, je tecueille comme si t’étais z’une pomme pour parler comme lesculs-terreux d’ici et je t’emmène.
– Où ça ?
– Au bonheur !
À la serrurière :
– Madame, pas de mauvaises pensées, s. v.p.
» Je l’emmène au château pour qu’il yfasse sa fortune.
– M. Drivau m’emploierait ?
– D’abord, je t’ai recommandé et tu l’asdéjà comme client.
» Oh, mais tu sais, ça c’est sûr commevoilà ta femme là.
» Le patron tient toujours parole et puisil n’est pas bête.
» Parisien comme moi !
» Et de la tête.
» Je lui ai conté ton affaire.
» Il m’a dit :
» – Mais c’est idiot de ne pas soutenirce garçon-là.
» »Il faut toujours susciter laconcurrence.
» »De cette façon-là, on obtient des prixraisonnables.
» Puis il m’a demandé :
» – Est-il fort, votre ami ?
» – Très fort !
» – Et bon dessinateur ?
» – Il a suivi les cours du soir à Pariset il peut se passer d’architecte et d’ingénieur.
» – Vraiment ?
» – Monsieur, je le connais.
» »Nous avons été coterieensemble.
» – Eh mais… j’y pense…
» »Le commandant d’Ussonville a de grandsprojets.
» »Je lui parlerai.
» Et le patron lui a parlé et j’ai ordrede t’amener.
» Tu vas parler à l’homme le plus richede France…
– À Rotschild ?
– Non.
» Au commandant d’Ussonville.
» Écoute-moi bien.
» Un homme en vaut un autre ; net’épate pas.
» L’ordonnance du commandant, unSénégalais, cet ordonnance, très bon copain, t’introduira.
» – Mon commandant, v’là leserrurier !
» Tu entres.
» Tu mets ton chapeau à la main sansavoir l’air gêné.
» « Mon commandant, j’ai l’honneurde vous saluer. »
» Pas un mot de plus.
» Pas de phrases !
» Je connais l’homme.
» Faut être simple.
» N’aime pas les jean-fesses qui font desmagnes.
» C’est dit, n’est-ce pas ?
» Va mettre ta redingote de mariage etbrosse ton chapeau.
» N’oublie pas ta barbe.
» T’as le temps.
» Moi je pousse jusqu’à Fontainebleau.Commission pressée.
» Je te prendrai en revenant.
» À tout à l’heure !
Et il fit sa sortie laissant le petitserrurier stupéfait.
La femme de celui-ci battit des mains.
– Quelle chance !s’écria-t-elle.
Et lui :
– C’est l’autre qui va faire unnez.
Il courut chez le barbier pour se faireraser.
Trois quarts d’heure après l’automobilerevenait.
Et en route pour le château !
En route pour la fortune.
Quarante-cinq à l’heure.