En route vers le Pôle – Au pays des boeufs musqués – Voyages, explorations, aventures – Volume 12

Chapitre 15Maisons de fer

 

– Asseyez-vous, monsieur.

» Oui, là.

» Très bien.

» On vous dit bon serrurier.

» Vous dessinez.

» Vous savez lire un plan.

» Déchiffrez celui-ci.

» Prenez-en à votre aise.

» Ne vous troublez pas.

» Ne vous pressez pas.

» Je lis le Temps, c’est vousdire que j’en ai pour un certain temps, sans chercher à faire uncalembour idiot.

» Quand vous serez fixé, vous mepréviendrez, n’est-ce pas.

– Mais monsieur, je connais ça ;c’est une maison russe nouveau modèle ; une maison entôle.

» Double tôle.

» Épais matelas d’air entre les deuxtôles. L’air conduit mal la chaleur et le froid.

» C’est un système de constructionexcellent en Russie, où il fait trente degrés au-dessous de zéro enhiver et quarante cinq au-dessus en été.

» J’ai monté de ces maisons-là, monsieur,étant à Paris, d’où l’on m’envoyait en déplacement commecontremaître.

» Tenez, c’est moi qui ai été chargé decelle qui appartient à M. Saupe, à Bois-le-Roy.

– Puisqu’il en est ainsi, tout va bien,monsieur.

» Ces maisons de fer sont destinées aupôle Nord.

» Je veux en établir une de soixantelieues en soixante lieues, cinquante lieues seulement peut-être,depuis l’embouchure du fleuve Mackenzie, au nord extrême del’Amérique jusqu’au pôle.

» Des traîneaux attelés de chienstransporteront les touristes, d’un hôtel à un autre.

» Car ces maisons sont des hôtels à unseul étage et constitués par des petites maisons contiguës,communiquant par un couloir central. Toit de tôle double comme toutle reste. Mais vous voyez que le matelas d’air sera très épais.

» Un mètre.

» Il faut résister à des froids desoixante degrés.

» Ils ne durent jamais longtemps, c’estvrai.

» Il y a des séries de deux, trois,quatre jours de froid extrême, puis le thermomètre, au cours del’hiver, varie entre 20 et 40 degrés.

» Mais nous avons à l’intérieur uncalorifère qui lancera dans les chambres des colonnes d’airchaud.

» La chaleur du poêle de la cuisine seraelle-même utilisée.

» Les tuyaux de ce poêle sont doubles etl’air, chauffé entre les deux tuyaux, s’échappera par des bouchesde chaleur qui chaufferont les chambres de domestiques.

» Le parquet est en tôle doublée dechêne.

» La tôle intérieure des murs est aussidoublée de chêne.

» Il n’y a pas d’étage.

» Vous remarquerez un détail.

» Les fenêtres, munies de solidesbarreaux contre les attaques des ours blancs, sont munies dansl’entre-deux, d’une moustiquaire.

» Le moustique est, en été, la plaie deces pays polaires.

» Aussi toutes les précautions sont-ellesprises contre eux.

» Les lits en fer ont des cadres pourtendre les Moustiquaires. Les sièges seront à ressorts bombés,système Tronchon.

» Vous remarquerez que certaines sallesseront des magasins.

» Du reste, vous étudierez ce plan avecmon ingénieur.

» Mais, d’ores et déjà, vous sentez-vousde force à l’exécuter ?

– Mon commandant, j’en réponds.

– Très bien.

– Mon ingénieur évalue la dépense, pourchaque hôtel à trois cent quarante-deux mille francs, commemain-d’œuvre et comme matière première.

» Ce serait là notre prix de revient,mais vous ne travaillerez pas à forfait.

» Mon intendant paiera toutes les notesvérifiées par l’ingénieur.

» Vous recevrez les sommes nécessairespour vos payes.

» Je vous accorde 20 pour cent debénéfice.

» Donc, sur le premier hôtel, vousgagnerez en chiffres ronds soixante-dix mille francs… et si je suissatisfait, vous ferez les autres aux mêmes conditions.

» De telle sorte que vous pourrezréaliser quatre cent vingt mille francs pour six hôtels. Ce seral’aisance.

– Oh ! commandant, la fortune.

– Non, mon ami.

» Ne vous laissez pas éblouir.

» Une valeur sûre aujourd’hui ne rapporteque 2 1/2 pour cent ; vous aurez donc quoi ?

» Dix mille francs de revenu.

» Et il faudra élever, établir vosgarçons, doter vos filles.

Le serrurier eût un sourire très fugitif.

– Il vous passe une idée par la tête, ditle commandant.

Le serrurier rougit.

– Eh ! dites-la !

» Je suis de bon conseil.

– Mon commandant, quand un ouvrier estarrivé à être un peu riche, il met son fils au collège.

» Il se saigne.

» Il se gêne.

» Et ça ne réussie pas toujours, vu quele fils se croit dispensé d’étudier, comptant sur l’argent de papaet devenant, sauf votre respect, un rossard.

– Bravo !

Se sentant approuvé, le serruriercontinua :

– On envoie son fils à Paris pour enfaire un médecin, un avocat, il fait la noce.

» Mais s’il arrive, il déclare qu’il neveut pas s’enterrer en province i il faut que le père se saignepour l’établir et le soutenir à Paris.

» Et le père, la mère restés ouvriersdans le fond, ont des manières qui ne cadrent plus avec celles desfils et surtout des brus.

– Oh ! très vrai !

– Alors plus de famille !

» On a honte des vieux !

» Moi, je ne veux pas.

» Si je réussis, comme je l’espère, jeserai riche, parce que je resterai serrurier.

» Je mangerai la soupe aux choux commepar le passé, mais sans me priver, sans me rationner.

» J’améliorerai l’ordinaire, voilà tout,et je m’offrirai un gigot le dimanche.

» J’aurai du bon vin ordinaire etsûrement je ne dépenserai pas mon revenu, car ma femme me feravivre largement sur mes gains.

» Ma femme aura une bonne toilette pourle dimanche, une toilette de paysanne aisée.

» Elle s’habillera comme les autrespendant la semaine.

» Nos enfants ne nous croiront pasriches ; ils iront à l’école communale et ils recevrontd’abord une bonne instruction primaire.

» Je les forcerai à apprendre le dessin,sous ma coupe.

» Car voyez-vous, mon commandant, plus çava, plus il faut savoir dessiner ; on devrait apprendre ledessin aux maîtres d’école, qui l’enseigneraient aux enfants dès leB-A-Ba.

» Le dessin est la base de tous lesmétiers, de presque tous.

» Quand on a une bonne instructionprimaire, on se pousse aussi loin qu’on veut, en étudiant et enlisant.

» J’ai voulu savoir l’histoire et je l’aiapprise en lisant.

» Tous les fils de serruriers ne peuventpas être serruriers.

» Aucun des miens ne le serapeut-être ; mais tous iront en apprentissage et je lesplacerai chez des patrons capables qui ne leur passeront rien.

» Et l’apprentissage fini, sac au dospour le tour de France.

» Une fois qu’un père a mis son fils àmême de gagner sa vie, il ne lui doit plus rien qu’en cas demaladie ou de malheur pas mérité.

» Tu veux t’établir ?

» Tu me demandes de t’aider ?

» Je veux bien, mais comme commanditaireet petitement.

» Si ça va, très bien ! J’augmentela commandite.

» Et les filles ?

» Pas de dot.

» Un trousseau, la noce payée, un billetde mille et c’est tout.

» Si tu ne veux pas de ma fille,laisse-la.

» Toi, ma fille, tu ne peux espérer qu’unbon ouvrier.

» Ça va.

» Le gendre se conduit bien.

» Petite commandite et même système quepour le fils.

» Vous m’avez demandé mon idée, la voilà,mon commandant.

» De cette façon-là, je n’aurai pas à mereprocher, d’avoir élevé des fainéants et des propres à rien.

D’Ussonville tendit sa main au petitserrurier :

– Touchez là ! dit-il.

» Vous êtes un homme de bon sens.

Puis il dit :

– Voyons, passons aux traîneaux et auxvoitures.

» Je les veux d’une solidité à touteépreuve, mais légers.

» J’ai donc choisi l’aluminium commematière première.

» On n’a pas encore trouvé le moyen desouder ce métal qui est le plus léger de tous.

» Pour alléger encore certaines pièces,on les forera et elles seront creuses.

» Il y a des traîneaux-fourgons et destraîneaux pour voyageurs.

» Ces derniers seront protégés contre lefroid par un système d’abri très efficace ; c’est une capotefermée double toile caoutchoutée.

» Quant aux voitures, elles nefonctionneront qu’en été.

» J’ai d’abord à édifier le premier hôtelà l’embouchure du Mackensie ; on y déposera tous les autresmatériaux et les vivres ; puis on transportera les matériauxdu second hôtel, que l’on édifiera, et, quand il sera construit,les voitures, car ça se fera en été, y amèneront pièces à pièces,les autres hôtels, ainsi jusqu’au pôle.

» Alors, les touristes pourrontentreprendre le voyage.

» Il faudra me trouver un maîtreserrurier et de bons serruriers, capables de me monter ceshôtels.

– Mais, mon commandant, j’irai.

– Ah !

» Très bien !

– Aller au pôle !

» Mais, mon commandant, c’est un honneur,une gloire.

» J’emmènerai ma femme.

» Elle verra la mer, les océans, lesglaces, les ours blancs.

» Ah ! elle n’a pas froid aux yeux,ma grande brune.

» Elle tient du père.

» On l’a surnommée La Brave !

– Vous réfléchirez avant d’emmener votrefemme.

– Mais, mon commandant, il y aura desservantes dans les hôtels.

– Je pense en trouver.

– Eh bien, où des femmes vont, ma femmeira.

– Mon ingénieur sera ici demain pourdîner et y restera tout le temps nécessaire pour mettre tout entrain.

» Je veux que l’ouvrage marche avec unerapidité foudroyante.

» Sûrement, vous n’avez pas tous lesoutils nécessaires.

» Partez à Paris aujourd’hui mêmesachetez-y tout l’outillage nécessaire, ne lésinez pas, je paie.

» Et je vous laisserai cetteinstallation-là gratin.

» Voici un chèque de cinquante millefrancs sur ma banque de Paris, où vous aurez un compteouvert :

» Voici pour votre femme, à titred’épingles, un billet de mille.

» Vous coucherez à Paris.

» N’oubliez pas vos frais de déplacementet prenez des voitures.

» Pas de petites économies !

» Vous n’avez pas le temps d’en faire,car je veux voir l’hôtel monté avec une rapidité inouïe.

» Engagez des ouvriers.

» Ne lésinez pas avec eux.

» Je ne vous dis pas de gaspiller ;mais, pour moi surtout, qui ai de grands projets en tête, le tempsc’est de l’argent.

» Économisez-moi donc le temps qui memanquera plus que l’argent, car la vie est courte.

Mais, revenant sur le plan de ses hôtels,M. d’Ussonville dit au petit serrurier :

– Je vous recommande la salle de bains dechaque hôtel.

» Là-bas, les douches en hiver, pourcause de réaction contre le froid, si l’on veut sortir ; commestimulant si l’on reste à l’abri, dans une atmosphère tiède, sontindispensables.

» L’été, c’est une question de lavage etde lotions rafraîchissantes contre six mois d’un soleil implacablequi ne se couche pas.

» Soleil de minuit.

» Vous avez vu comment est placé leréservoir où l’on jettera la glace et comment le calorifère ferafondre doucement celle-ci au bain-marie.

» En fermant ou en ouvrant une bouche dechaleur, on règle la température du réservoir.

» Dans le salon, il y a des appareils degymnastique.

» C’est indispensable pour l’hygiène,quand on est dans les jours de bloquage[3],c’est-à-dire quand souffle une tempête de neige, ce qui arrive dèsque le vent prend de la force, ou quand le froid dépasse 45degrés.

» À propos de froid, puisque vous voulezvenir là-bas, je vous dirai qu’en s’habillant comme les Esquimaux,on souffre moins de 40 degrés là-bas que de dix-huit en France, oùnous ne savons pas nous couvrir.

» Je vous l’ai dit, en cas de vent ou degelée excessives, on ne sort pas, mais ce sont des cas assezrares.

» En dehors de ces tourmentes, pas unsouffle dans l’air.

» C’est ce qui aide énormément àsupporter les basses températures.

» Nansen et son ami, dans une méchantecahute bâtie par eux, ont supporté victorieusement tout un hiverarctique.

» J’ai fait dessiner des raquettes àneige pour les placer sous les chaussures.

» Pas de marches possibles sans cespatins.

» Ces patins-raquettes sont en aluminium,donc très légers.

» Enfin, vous verrez tout plus en détailaprès-demain, avec l’ingénieur.

M. d’Ussonville se leva, tendit la mainau petit serrurier, appela son planton et lui dit :

– Reconduis monsieur !

Le petit serrurier sortit du châteaubouleversé.

Il marchait comme dans un rêve et ne sentaitplus la réalité tangible autour de lui.

En traversant le hameau, il ne répondait pasaux saluts amicaux.

Il ne les voyait pas.

Les bonjours des camarades ?

Il ne les entendait pas.

Il se demandait s’il n’était pas en pleinsonge.

Mais l’aigre sifflet d’une locomotive, leroulement d’un train le ramenèrent au sentiment du réel.

Alors il hâta le pas et, arrivant chez lui, ildit à sa femme :

– Notre fortune est faite.

Il mit le billet de mille sur la table etdit :

– Fais-en la monnaie.

– Mais où ? demanda-t-elleprofondément troublée.

– Va, va-t-en à la porcherie et tu y entrouveras pour sûr.

» Ce n’est pas pour rien que l’ondit :

» « Il a de l’argent comme unmarchand de cochons. »

Elle s’empressa.

Quand elle revint, il avait endossé son vestondu dimanche.

– Accompagne-moi au chemin de fer,dit-il ; j’ai peur de manquer le train.

» En chemin, je te conterail’affaire !

Avec quels étonnements ellel’écouta !

Et quelle embrassade avant de monter enwagon !

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