En route vers le Pôle – Au pays des boeufs musqués – Voyages, explorations, aventures – Volume 12

Chapitre 1Le vrai secret du pôle

 

Cette fois encore, Bordeaux était enémoi ; deux bâtiments y étaient l’objet de toutes lesconversations.

Un capitaine d’infanterie de marine, arrivé deParis le soir même, prêt à s’embarquer pour le Sénégal, a dîné avecun lieutenant du génie, son camarade, qui va prendre la mer aussipour la même destination, mais qui l’a précédé de quelquesjours.

Donc, plus au courant que lui de ce qui sepasse.

Le capitaine :

– Mais enfin, je n’ai entendu, pendantque je prenais l’apéritif en t’attendant, que gens parlantBrise-Glace et Progrès, deux navires, si j’aibien compris.

» Oui, il s’agit de deux navires.

» Très étonnants.

» Le Progrès, commel’Amazone, marche à l’électricité.

» Mais celle-ci est produite par unemachine à poudre.

» La poudre ne se forme que charge parcharge. Pas d’explosion à craindre.

» Les gaz, à chaque décharge poussent unpiston comme ils pousseraient une balle ; c’est trèssimple.

– En effet.

» Du moment où l’idée de ne mêler leséléments de la poudre que charge par charge a été trouvée, il étaitbien facile de trouver le moyen d’appliquer la force de la poudre àagir sur les pistons d’une machine.

» C’est la machine à vapeur sanschaudière, sans vapeur.

» Compris.

– Déjà Bordeaux a vu un clipper avecmachine à poudre.

» L’Amazone !

» De glorieuse mémoire !

» Elle a coulé deux croiseurs anglaisavec son petit canot électrique Gymnote, unsous-marin.

– Mais… nous n’avons pas été en guerreavec l’Angleterre.

– M. d’Ussonville a déclaré, en sonnom, la guerre aux Anglais.

» Et il l’a faite.

» Si bien que l’ambassade anglaise àParis, pendant qu’il était à Paris, a entamé des négociations aveclui.

» La paix s’est faite très glorieusementpour M. d’Ussonville.

» C’est la seconde fois qu’il force lesAnglais à l’amnistier.

– Ça, c’est épatant.

– Mon cher, il aurait pu leur couler tousleurs navires.

» Cela prouve que l’avenir est auxsous-marins.

– Je n’en doute pas.

– Étant en guerre avec les Anglais,M. d’Ussonville a démonté la machine de l’Amazone eta vendu celle-ci comme clipper à voiles.

» Il avait commandé le Progrèssur un plan nouveau.

» Et le Progrès, avec lesperfectionnements introduits dans sa construction, file cinq nœudsde plus que n’en filait l’Amazone.

» Quarante nœuds !

– Mais c’est effrayant.

– Il dévore l’espace.

» J’oubliais de te dire que ce qui avaitamené la nécessité de vendre l’Amazone, c’est que lesAnglais l’auraient fait saisir si elle était entrée dans unport.

» Mais ils ne pouvaient rien contre leProgrès.

» En titre, un autre capitaine, un autrepropriétaire que l’Amazone.

– Je saisis le raisonnement.

– Voilà donc un navire rapide, le plusrapide du monde.

» Quant au Brise-glace, c’estautre chose. C’est une idée danoise qui est devenue une idée russeet qui se trouve réalisée.

» M. d’Ussonville, avec ses quatremilliards et les revenus fabuleux de la Montagned’Or, devance les gouvernements.

» Il savait que l’on avait reconnu lapossibilité pour un navire de s’ouvrir un chemin dans les glacespolaires ; il a fait construire aussitôt sonBrise-glace en se basant sur l’incroyable force quepossède un œuf.

» Prends un œuf frais et cru.

» Mets le creux de chaque main sur chaquebout.

» Presse !

» L’œuf ne casse pas.

» Mets tes mains entre tes genoux pouravoir du renfort.

» Serre !

» L’œuf résiste.

» La forme ovoïde est donc immense, quandelle renferme un liquide incompressible comme l’eau.

» Car enfin, qu’est-ce qu’une coquilled’œuf comme épaisseur ?

» Presque rien.

» Et ça résiste.

» Or, voici l’idée géniale qu’a eueM. d’Ussonville.

» Monter un navire sur un œuf pleind’eau, en tôle galvanisée, cet œuf étant rempli d’eau de mer.

» Tu comprends que l’œuf, terminé par unéperon, supporte tout le choc ; les hauts du navire, portéspar l’œuf, ne subissent pas l’effet des heurts.

» L’œuf seul reçoit le coup.

– Tiens ! tiens ! tiens.

» Mais c’est très ingénieux.

– Tu vois d’ici comment leProgrès s’ouvrira un chemin.

» Il se lancera contre la glace et lacoupera en deux ; elle n’opposera plus alors qu’une résistanceinsignifiante.

» Voilà, mon cher, la merveille du jourqu’il faut visiter demain.

» Le Progrès navigue par lapoudre à l’électricité.

» Sa très puissante machine lui faitfaire quinze nœuds à l’heure ; mais remorqué par leProgrès, il en fera trente, et la traversée sera rapide deBordeaux au fleuve Mackenzie en passant par le cap Horn.

– Mais les chocs culbuteront tout à borddu Progrès.

– Non.

» Tout est calculé, prévu.

» Les tables, les sièges de la salle àmanger sont montés sur une plaque à coulisse ; je suppose toutle monde assis et mangeant ou prenant le thé.

» Les chocs ont lieu !

» La plaque glisse et butte contre desressorts qui la renvoient en place et les gens assis n’ont rienressenti.

» Quand un canot glisse sur l’eau, ça nevous empêche pas de manger.

– Non.

» Eh bien, sur le Progrès, lesplaques glisseront sur le plancher.

» Et tout est aménagé sut ce système trèssimple.

– Très simple !

» Très simple !

» Encore a-t-il fallu le trouver.

– J’ai vu M. d’Ussonville hier et jelui ai fait mon compliment sur sa découverte.

» – Je n’ai pas trouvé le système, medit-il en souriant.

» »Je l’ai appliqué…

» »Et combien d’autres applications enont été faites avant moi.

» »Mais on cherche généralement mal lessolutions des problèmes qui se posent dans la pratique de l’art del’ingénieur.

» »Presque toutes sont connues, mais nonencore appliquées aux problèmes particuliers qu’ellesrésoudraient.

– Mais pour gagner l’embouchure duMackensie, il faut que de Bordeaux, les deux navires franchissentl’Océan Atlantique, doublent le cap Horn et remontent vers ledétroit de Behring, le traversent et longent toute la côte nord del’Alaska que baigne l’Océan glacial Arctique.

– Oui, mais à la vitesse de trente nœudsà l’heure en bonne moyenne.

» En kilomètres, par jour, treize centvingt ; en lieues, trois cent trente !

» En sorte que cette longue traverséesera très courte.

» En admettant des tempêtes, des avaries,des retards, en comptant les escales, en ne calculant que sur millekilomètres par jour, le voyage ne durera qu’un mois au plus.

» Les navires sont bien munis de tout cequi permet de tenir très bonne table d’officiers.

» Il y a deux vaches laitières.

» Donc, lait, crème, fromage, beurre.

» On embarquera trois bœufs, des veaux,des moutons à chaque escale ; on remplira les cages àpoulets.

» Les cages à poules sont organisées pourfaciliter la ponte.

» On aura des œufs.

» Dans la chambre de glace, trois degrésau-dessous de zéro, on conservera la viande fraîche, le poisson,notamment des carpes, des anguilles et d’autres qui, glacés, seconservent vivants et reviennent à la vie si l’on fait fondrelentement la glace.

» Mais le maître d’hôtel a imaginé untruc très ingénieux.

» Il achètera à Lisbonne des fraises, desgroseilles, des framboises, des cerises et en fera une cinquantainede plats tous fruits mêlés.

» Sur chaque plat, des morceaux de sucreentiers.

» Et tous ces plats seront rangés dansl’antichambre de glace.

» Zéro degré.

» Les fruits se conserverontadmirablement, le sucre fondra lentement, en se caramélisant.

» Ce sera délicieux surtout quand onpassera l’équateur.

» Notez qu’en route on trouvera desananas, des prunes, des raisins, puisque l’équateur passé, lessaisons sont renversées ; l’été devient l’hiver.

» Mais nous sommes en avril.

» Ils n’arriveront au détroit de Behringqu’au milieu de mai.

– C’est le bon moment.

» Les glaces commencent à pourrir etrésistent moins à un choc, la migration des oiseaux, oies, canards,vanneaux, cygnes et tant d’autres espèces est commencée déjà.

» Les ours, les bœufs musqués, les loups,les renards, remontent au nord.

» La température devient très agréable,pendant le jour.

» Quinze degrés au-dessus de zéro ausoleil ; vingt degrés au-dessous, pendant la nuit. Mais on necouche pas à la belle étoile. Inutile de te dire que leBrise-Glace, remorqué jusqu’au détroit de Behring, par leProgrès, prendra la tête à partir de là.

» Il ouvrira à l’autre navire un chenaldans les glaces.

» Quant aux hôtels, je trouve le projettrès réalisable.

» Mais… il y a un mais.

– Lequel ?

– Nansen a prouvé que, autour du pôle,tourne une immense banquise dont il serait le pivot.

– Mais cette banquise ne commence qu’audétroit de Behring où elle se forme et se reforme sans cesse.

» Des glaçons viennent s’ajouter à ceuxqui se sont déplacés.

» En un mot l’arrière-garde de labanquise suit le mouvement de celle-ci et fait corps avec elle.

» Mais sans cesse une autre arrière-gardese reforme, fait corps, se déplace et est remplacée.

» Et cette immense masse de glaçonssoudés tourne lentement autour du pôle, depuis le détroit deBehring, tout le long des côtes de la Sibérie, de la Russie, etvient se fondre dans les eaux chaudes du Gulf-Stream, qui baigne lenord de la Norvège.

» Voilà un fait prouvé, établi par lenaufrage de la Jeannette, prise dans la banquise, près dudétroit de Behring, et dont on a trouvé des débris sur les côtes deNorvège.

» Le navire avait marché avec labanquise, donc la banquise marchait.

» Le Fram, de Nansen, se fitemprisonner près du détroit de Behring et il fut porté lentementjusque dans les eaux libres de la Norvège nord où il futdélivré.

» Mais du détroit de Behring à la mer deBaffin, le long des côtes septentrionales de l’Amérique, il ya-t-il aussi une banquise mobile ?

» M. d’Ussonville ne le croit pas enraison de l’existence d’îles qui se pressent les unes contre lesautres.

» Une banquise d’une seule masse nesaurait s’y former.

» En tous cas, si la calotte polairetourne, si elle se déplace, si le pôle n’est pas une terre, maisune mer glacée à la surface, on pourra bâtir un dernier hôtel auplus près sur la dernière terre, et ; de là, s’élancer entraîneau sur la banquise vers le pôle.

Si M. d’Ussonville a choisi comme pointde départ le nord Amérique, c’est à cause de cette certitude quel’archipel fixe existe entre ces côtes et le pôle ou le très prèsdu pôle.

» Tandis que, de l’autre côté, sur lescôtes sibériennes, il n’y a que la Terre de François-Joseph aveccertitude d’une banquise tournante au delà.

» Tu le vois, dans le projet deM. d’Ussonville, il y a un aléa : le pôle est-ilfixe ?

» S’il ne l’est pas, si un point d’unebanquise tournante est le pôle d’aujourd’hui, mais ne le sera plusdemain, on pourra toujours déterminer le point polaire qui estimmobile au fond de la mer et qui forme un des pivots de larotation de la terre.

» Pourra-t-on établir un hôtel assezrapproché de ce point pour de là y arriver en traîneau ?Points d’interrogation.

– Mais ce voyage sera très intéressant,très palpitant.

– C’est la plus grande tentative que l’enait tentée et, quoi qu’il arrive, ce sera la plus féconde enrésultats.

– Demain, j’irai voir les deux navires,et, s’il se peut, je parlerai à M. d’Ussonville lui-même.

– Très accueillant, malgré des abords unpeu froids.

» Je te présenterai.

– Merci.

Sur ce, ils se séparèrent.

Le capitaine, fatigué, alla se coucher.

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