La Conspiration des milliardaires – Tome I

Chapitre 17En Amérique

Dans sonmodeste cottage de brique, dont la simplicité formait un contrastefrappant avec les immenses bâtiments qui l’entouraient, devant satable de travail, l’ingénieur Hattison se livrait à sesréflexions.

Huit mois à peine s’étaient écoulés depuisque, sur l’initiative de William Boltyn, dont l’orgueil industrieln’avait pu se résigner au refus formel de la Chambre desreprésentants, les propriétaires des plus grosses fortunes del’Union, les rois du commerce et de l’industrie, avaient formé unesociété ayant pour but de ruiner l’Europe et de lui imposer lestarifs qu’il leur plairait.

Ce court laps de temps avait suffi àl’ingénieur Hattison qui, comme on le sait, avait été promudirecteur de cette gigantesque entreprise pour ériger, au milieudes montagnes Rocheuses, dans un site ignoré de tous, les deuxformidables arsenaux de Skytown et de Mercury’s Park.

Les terrifiants moyens de destruction, dontles plans terminés n’attendaient plus que l’exécution ; lenombre des nouveaux engins, aussi bien dans l’artillerie,complètement transformée, que dans la meurtrière aérostation,promettaient l’écrasement total, sans risque, de l’adversaire, quelqu’il fût.

Aucune flotte ne pourrait résister àl’invisible attaque de sous-marins, évoluant au fond des mers,aussi commodément qu’à la surface, et lançant, à coup sûr, desprojectiles dont les explosifs seraient des milliers de fois pluspuissants que la dynamite.

Aucune armée ne pourrait lutter contre lesdécharges électriques tombant du ciel par le moyen de ballonsdirigeables, et qui, par simple contact, foudroieraient à la foisdes centaines d’hommes ; pas plus qu’elle ne pourrait sedéfendre contre les bombes asphyxiantes, les blocus électriques, etles puissantes lentilles qui, à une distance de plusieurs lieues,incendieraient sans coup férir les villes et les campements.

Selon ce qui avait été convenu dans le salonde l’hôtel Boltyn, le jour de la première réunion desmilliardaires, chaque mois une délégation s’était rendue àMercury’s Park pour examiner l’état des travaux.

L’enthousiasme de la première heure n’avaitfait que grandir devant les merveilles réalisées par l’ingénieurHattison.

Leur fierté de Yankees exultait au spectacleféerique de ce paysage de coupoles et de cheminées gigantesques,devant le grouillement incessant des ouvriers, le fracas desmoteurs et des marteaux-pilons, à la pensée que toutes lesconnaissances scientifiques acquises par l’humanité étaientutilisées là, pour le but unique que traduisait la parole deWilliam Boltyn : « L’univers aux Américains. »

Aussi payaient-ils sans discuter les sommesfabuleuses que nécessitaient les travaux et les expériences. Ilscomptaient bien d’ailleurs les recouvrer dans l’avenir, centupléespar les tarifs économiques qu’ils imposeraient au monde entier.

L’entreprise avait déjà englouti des millionsde dollars.

Bien qu’il ne partageât pas les idées desautres milliardaires, Harry Madge, le président du club spirite,avait tenu à participer, lui aussi, de ses deniers, et à conserverson titre d’adhérent.

Une fois même, le tirage au sort qu’oneffectuait chaque mois pour savoir qui ferait partie de ladélégation mensuelle, ayant amené son nom, il s’était rendu àMercury’s Park.

Avec lui partaient Fred Wikilson, le présidentde la Société des aciéries américaines, et Staps-Barker.

– Comment, s’était écrié ce dernier envoyant le chef du club spirite monter dans le train spécial qui lesemmenait tous les trois,… et votre chariot mû par la forcepsychique ? N’était-ce donc pas excellent pour aller àMercury’s Park ?

Cette plaisanterie n’eut pas le don d’émouvoirHarry Madge.

Avec son corps maigre et voûté toujoursflottant dans son ample redingote, coiffé de son éternel bonnet àboule de métal, ses petits yeux jaunes semblant s’enfoncer de plusen plus dans leur orbite, il avait un air fantomal et satanique quene démentaient pas les légendes extraordinaires qui courraient surlui et sur ses découvertes spirites.

On le savait propriétaire d’un immense palaisaux salles sombres et dénudées, aux murs métalliques, et qu’ondisait parfois incandescents, la nuit, lorsque, des voûtessouterraines, montaient des bruits inexplicables.

Mais sa vie privée, l’emploi qu’il faisait deson temps, étaient pour tous un mystère.

Ce curieux véhicule qu’il affirmait être mûpar la force psychique, c’est-à-dire par la simple volontéemmagasinée comme toute autre force naturelle, avait appelé sur luila curiosité de l’Union tout entière.

Depuis le jour où, dans cette cage de verreremplie de lueurs phosphorescentes, nous l’avons vu passer, à toutevitesse, devant les yeux étonnés de miss Aurora, de William Boltynet d’Hattison, plus d’un millier de reporters et de savantss’étaient présentés chez lui pour obtenir des renseignements. HarryMadge ne les avait même pas reçus.

Toutes les questions qu’on lui faisait à cesujet restaient sans réponse. Il avait même réintégré son étrangevéhicule dans les profondeurs inviolées de son palais ; etjamais plus personne n’en avait entendu parler.

Cet homme extraordinaire ne disait sûrementpas tout ce qu’il savait, et semblait attendre l’heure propice pourlivrer au monde ses connaissances sur l’au-delà de la vie humaine.La plaisanterie de Staps-Barker ne lui avait même pas tiré uneparole.

Pendant tout le voyage, il n’était même passorti de sa voiture particulière.

Pas plus que les magnifiques paysages et lesmassifs imposants des montagnes Rocheuses, pas plus que le cheminde fer de glissement qui lui avait fait franchir, presqueinstantanément, une distance de soixante milles, Skytown etMercury’s Park, les deux villes stupéfiantes, ne lui avaientarraché une parole, un geste d’admiration.

Devant les sous-marins, au parc des ballonsdirigeables, il s’était contenté de hausser les épaules, en hommeque toutes ces choses inutiles et dispendieuses n’intéressaientpas.

De retour à Chicago, Harry Madge s’était denouveau retiré dans son palais, non sans avoir gratifié d’unsourire railleur les milliardaires ses collègues.

L’ingénieur Hattison surtout l’avaitspécialement agacé avec son fatras d’appareils compliqués, delocutions scientifiques et ses airs d’apôtre de l’électricité. Lechef du club spirite s’était bien gardé, du reste, de laisser voirses sentiments ; mais son énigmatique sourire n’avait paséchappé au directeur de Mercury’s Park.

Celui-ci n’avait pas eu de peine à lire, surle visage d’Harry Madge, son mépris profond pour tout ce quin’était pas spiritisme, et l’espoir qu’il avait d’instaurer un jourses principes, et de révolutionner le monde selon les nouvellesformules des sciences occultes. Mais pour Hattison tout celan’existait pas.

– Ce chariot psychique, pensait-il, c’estsans doute quelque fumisterie de ce bonhomme d’opéra-comique. Enfinil fournit, comme les autres, les capitaux ; c’est ce quim’intéresse le plus.

L’ingénieur, pour savoir exactement quellessommes avaient été engagées dans l’entreprise dont il était l’âme,prit une feuille de papier et fit le calcul.

Lorsqu’il eut le total de la somme :

– Eh bien, mais, fit-il en se frottantles mains, cela ne va pas trop mal. Encore deux ou trois mois de cetrain-là, et il deviendra impossible que William Boltyn et lesautres cherchent à reculer. Ils ne voudront jamais avoir dépensépour rien une pareille somme ; ils n’hésiteront plus àpoursuivre l’affaire jusqu’au bout.

L’ingénieur Hattison, l’électricien connu dansl’univers entier, n’avait en effet qu’un but, auquel ilsubordonnait toutes ses actions et l’incroyable énergie qu’illogeait dans son corps chétif et malingre. Plus que tout autre, ilavait la haine de l’Européen, de ses mœurs, de ses idées.

Il voulait, à tout prix, la guerre, mais uneguerre scientifique, comme il la comprenait, et qui plaçâtl’Amérique, ou plutôt les États de l’Union, à la tête du mondecivilisé.

Il songeait, avec un frisson de plaisir, à ladestruction totale de ces races barbares d’outre-mer, dont lesprincipes sociaux et l’inaptitude commerciale avaient le don del’exaspérer.

Jusqu’à présent, tout lui paraissait marcher àsouhait. Le seul point noir qui dérangeât ses vues, le seulobstacle que n’eût pu vaincre sa volonté, c’était le refuspersistant de Ned d’épouser miss Aurora, la fille de WilliamBoltyn.

Lorsqu’il songeait à cela, il avait devéritables rages.

« L’imbécile, pensait-il crûment. Refuserune occasion unique, inespérée ; une affaire qui le plaçait, àvingt-deux ans, à la tête de la plus grande fortune de l’Union, etqui me donnait, à moi, toute liberté d’agir. Et qu’a-t-ilinvoqué ? Ses sentiments, ses préférences !… Comme si lessentiments avaient quelque chose à voir dans uneaffaire. »

Pourtant grâce à son stratagème, au moyenterme qu’il avait employé, d’envoyer Ned en Europe pendant uneannée, ni William Boltyn ni miss Aurora ne s’étaient douté du refusde Ned et de son antipathie pour ce mariage.

C’est qu’aussi, à chaque courrier, Hattisonpère forgeait, de toutes pièces, des lettres chaleureuses qu’ilattribuait à son fils, et que durant ses longues rêveries, la jeunemilliardaire lisait et relisait avec passion.

L’image du jeune homme était restée vivace ensa mémoire.

Complètement transformée par ce sentiment, lajeune fille pratique, entendue en affaires, volontaire eténergique, avait fait place chez elle à la miss la plusromantique.

Elle se comparait volontiers à ces fiancéesdes anciennes légendes qui, dans leurs châteaux forts que gardentdes archers, attendent le retour de l’amant qui combat au loin.

Les revues scientifiques ne l’intéressaientplus autant qu’autrefois. Sa bibliothèque était maintenant bondéede romans de toutes sortes, allemands, anglais, français même, tourà tour modernes ou moyenâgeux.

William Boltyn, pour qui les moindres désirsde sa fille étaient des ordres, n’avait pas osé lacontrarier ; mais il ne la reconnaissait plus, et attendaitavec impatience le retour de Ned qui, selon lui, ramènerait safille à des idées plus pratiques.

Toujours d’après Hattison, le voyage de sonfils était fructueux pour l’entreprise des milliardaires. Aucunedes nouvelles découvertes, nul secret concernant l’armement desnations européennes ne lui avaient échappé.

Malgré ces mensonges dont il amusait WilliamBoltyn, le vieil ingénieur sentait parfaitement que l’ardeur dujeune homme pour la conspiration se ralentissait.

Sa fureur contre Ned s’en augmentaitencore.

En effet, depuis son départ, Ned n’avait riencommuniqué de sérieux à son père, du moins relativement à lamission secrète dont il s’était chargé.

Il lui avait bien fait part de ses travauxpersonnels en chimie et en balistique ; mais il restait, laplupart du temps, muet sur ce qui eût le plus intéressé sonpère.

Malgré toutes ses investigations, celui-cin’avait jamais pu retrouver la trace de ce détective qui s’étaitfait embaucher comme ouvrier électricien aux usines de Mercury’sPark, et s’était éclipsé au moment où Ned était parti pourl’Europe. Il ignorait totalement que son fils avait été filéd’Amérique jusqu’en Angleterre, ainsi que la démarche de Bob Weldauprès d’Olivier Coronal.

Autant que le souci de rester corrects devantM. Golbert et sa fille, l’estime réciproque que les deuxhommes avaient l’un pour l’autre en tant que savants, avaient amenéNed Hattison et Olivier Coronal à garder leur réserve polie, àmomentanément mettre de côté leurs sentiments hostiles.

Leur attitude, tout d’abord guindée etprovocante, s’était adoucie. La causerie avait pris une teintephilosophique que lui avaient imprimée la mélancolie d’OlivierCoronal et les paroles élevées qu’il avait su prononcer assez àtemps pour arrêter le conflit.

Au fond de lui-même, Ned Hattison ne pouvaitse défendre d’admirer M. Coronal.

L’inventeur avait parlé longtemps, les yeuxlointains, le regard vague. Il avait exhumé ses plus secrètespensées, avait avoué sa lassitude de combattre sans trêve, et satristesse devant la méchanceté des hommes.

Rêveur et passionné tout à la fois, comme unmédecin qui se penche sur une plaie, il avait déploré l’effortinutile des races.

Emporté par son évocation, il avait suivil’humanité depuis sa genèse ; il avait décrit la grande épopéehumaine, selon sa pitié et selon son amour du bien.

Les tâtonnements, les incertitudes desgénérations, les croyances qui font édifier, les doutes qui fontdétruire, les génies surgissant dans la nuit de l’ignorance commedes éclairs dans un ciel d’orage ; les luttes, les espérances,les déceptions des peuples, il avait dit tout cela tristement etcomme sans courage devant l’avenir.

Ses paroles tombaient une à une, de plus enplus graves, de plus en plus sincères.

Longtemps après qu’il eut cessé de parler, lesilence régnait encore autour de lui.

Pas plus que Ned Hattison, décontenancé par celangage auquel il ne s’attendait pas, M. Golbert et sa fillen’osaient parler.

Devant cette haute intelligence avouant salassitude, en face de ce savant analysant ses doutes et constatantl’inanité des formules scientifiques, et leur impuissance à luttercontre le mal aussi bien qu’à résoudre les terribles questionssociales, on se sentait ému comme par un reproche, comme par unappel à devenir meilleur.

Ce fut Lucienne qui rompit lesilence :

– Eh bien, messieurs, et votrethé ?

En effet, dans de délicates porcelaines, leliquide odorant dégageait ses dernières vapeurs.

Il se produisit un mouvement général. OlivierCoronal releva la tête ; ses yeux rencontrèrent ceux de lajeune fille, et il parut à Ned qu’une grande sympathie existaitentre eux.

Chacun cherchait à secouer cette atmosphère degêne et de tristesse.

Lucienne n’y contribua pas peu.

– Savez-vous que ce n’est pas très gai,tout ce que vous nous dites-là, fit-elle en s’adressant àl’inventeur ; et que c’est peu encourageant.

– C’est pourtant l’exacte vérité,mademoiselle, mais ni vous ni moi n’y changerons rien. Il est bieninutile de s’en attrister.

– Les âmes les plus fortes ne sont pasexemptes de ces moments de découragements, ditM. Golbert ; mais cette hésitation n’est pas de lafaiblesse. Nous l’avons tous connue, jeune homme, fit-il,amicalement, en posant sa main sur l’épaule d’Olivier Coronal.

– Chez nous, on ne connaît pas cesinquiétudes, dit Ned Hattison. Je commence à comprendre lecaractère français. Vous avez l’enthousiasme qui nous manque, et lafoi dans votre mission ; mais vous avez aussi le désespoir,l’inquiétude. Vous voulez trop embrasser ; vos idées neconnaissent pas de frein ; et vous souffrez de ce que votrecerveau se refuse, parfois, au rôle que vous le forcez àremplir.

– Vous avez raison, monsieur, fit OlivierCoronal. Et dans le regard que l’inventeur leva sur lui, Ned lutclairement le regret des paroles violentes qu’ils avaientéchangées, le matin même, aux ateliers de la torpilleterrestre.

– La vie est souvent triste, repritl’inventeur, comme s’il eût deviné ces pensées, et toujoursbrutale. On n’a pas le loisir d’être soi-même ; et lessituations s’imposent à nous sans tenir compte de nos pensées. Nosactes sont involontaires ; il faut songer que nous ne sommesque les acteurs d’une immense comédie. Il n’appartient à personnede juger son semblable.

Ces paroles discrètes, l’oubli volontairequ’affectait l’inventeur, touchèrent plus Ned que ne l’eussent faitdes paroles d’excuse ou de regret.

Il sentait, en lui, grandir une sympathie pourcet homme à l’intelligence sereine, à l’esprit largementouvert.

Comme il était loin, à présent, de son père etdes savants américains. Un long travail, une évolution frappante sefaisaient dans le cerveau du jeune homme.

Les principes de son éducation, sa manièred’envisager la vie et même ses théories scientifiques subissaientun démenti violent lorsqu’il se trouvait en face d’hommes commeM. Golbert et Olivier Coronal.

Il se sentait conquis, petit à petit, par cesbarbares d’outre-mer, comme les appelait son père. Chaque jour, ilse rendait compte des progrès de son adaptation morale.

Son amour pour Lucienne Golbert avait pousséde profondes racines qui l’étreignaient maintenant tout entier. Leculte qu’il avait voué à la jeune fille, les longues heures passéesà ses côtés à bavarder n’avaient pas peu contribué à satransformation. Il n’acceptait plus qu’avec une colère sourde, lerôle que son père lui avait imposé en France.

« Nous ne sommes que des acteurs »,avait dit Olivier Coronal. Comme il la sentait véridique, cettephrase ; et la révolte s’imposait à lui comme la seule issuelui permettant de reconquérir sa liberté, d’organiser sa vie selonses tendances.

Il était plus de minuit lorsque les deuxvisiteurs prirent congé de Lucienne et de son père.

– Quand aurons-nous le plaisir de vousrevoir, messieurs ? demanda M. Golbert en leur tendant lamain.

– Mais je ne sais trop, fit Olivier.Probablement la semaine prochaine.

– Et vous, monsieur Hattison ?

– Un de ces jours, si vous lepermettez.

– J’irai peut-être vous surprendre à laSorbonne, à moins qu’il ne pleuve.

– Comme le jour où nous fîmesconnaissance, s’écria Lucienne en riant.

– Enfin, nous comptons sur vous.

Dans la rue déserte, sous la clignotanteclarté du gaz, Olivier Coronal et Ned Hattison se serrèrentloyalement la main.

– Monsieur, fit Ned, vous êtes unhomme.

– Et un Français, réponditl’inventeur.

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