La Conspiration des milliardaires – Tome I

Chapitre 19Olivier Coronal

Derrièrele Luxembourg, dans la petite maison, entourée de hauts murs, etqu’abritaient de beaux arbres, Tom Punch coulait des jours heureux,acceptant tous les événements en véritable sage.

Sans avoir connaissance de la doctrineépicurienne, il la pratiquait de point en point.

Absolument indifférent à tout ce qui netouchait pas les joies de la table, il augmentaitconsciencieusement, chaque jour, le volume de son énormebedaine.

Les discussions philosophiques ou politiquesse réduisaient, pour lui, à décider s’il valait mieux prendre lechampagne après le claret, ou le claret après le champagne.

Désillusionné du patriotisme militant, aprèsson haut fait du Luxembourg, où l’affirmation de ses principes luiavait valu de longues heures de détention, désabusé des fuméesvaines de la gloire, depuis qu’ayant essayé de régénérer le mondepar le sirop de tortue, il avait vu ses rêves échouer piteusement,et sa cargaison de reptiles enrichir la collection du Jardind’Acclimatation, il avait renoncé à de nouvelles entreprises, et,sur les conseils de son maître, avait mis un frein à ses lumineusesinspirations.

Parfois, abandonnant ses recherchesgastronomiques, il drapait son gros ventre dans une majestueuseredingote, couvrait son chef d’un minuscule chapeau de feutre qui,dominant sa large figure rubiconde, lui donnait de faux airs declown ; et, le cigare aux lèvres, les mains dans les poches,il s’en allait par la ville, de brasserie en brasserie, se faisantdes amis partout.

Souriant, bonhomme, il avait l’abord facile,et payait, avec une paternelle indifférence, les piles desoucoupes, vestiges des somptueuses libations qu’il dirigeait avecart.

D’un bout à l’autre du quartier Latin, et mêmesur la rive droite, où quelquefois il avait montré sa prestancemirifique, ses souliers rouges à triple semelle étaient connus detous les garçons de café, qui ne marchandaient pas leurs sourireset leurs complaisances à ce client, ponctuel comme une horloge, quiarrivait à six heures, prenait gravement son absinthe et, lorsquesonnaient sept heures, s’en allait, abandonnant royalement samonnaie.

– Somme toute, les Français ont du bon,disait parfois le Yankee du ton d’un maître d’hôtel appréciant unmenu. Ils sont gais, aiment la bonne chère ; et, décidément,leur vin n’a pas son pareil. Fi ! des lacryma-christi, desjohannisberg ! Aussi vrai que William Boltyn est le roi desmilliardaires, le champagne est le roi des vins.

Et, de fait, ce jour-là, cette profession defoi ne manquait pas de sincérité.

Tom Punch venait de terminer un dînerplantureux autant que succulent, dont le menu aurait obtenul’approbation de Brillat-Savarin lui-même.

Plusieurs bouteilles à col d’or, entièrementvides, témoignaient qu’il avait fait honneur à son vin favori.

Selon son habitude distinguée, les piedsjuchés sur la table, tandis que le reste du corps disparaissaitdans les bras d’un fauteuil moelleux, le ventre surnageant commeune bouée, il grattait furieusement du banjo, lorsque la sonnettede la porte donnant sur la rue se mit à tinter.

Tout en pestant contre le malotru quitroublait, sans remords, son travail digestif, il alla ouvrir.

C’était le facteur qui apportait une lettrepour Ned Hattison.

L’ingénieur était dans son laboratoire. Il sepromenait de long en large, et réfléchissait à la conversationqu’il avait eue, la veille au soir, avec Olivier Coronal.

Sortis ensemble de chez M. Golbert, ilsavaient fait, au lieu d’aller dormir, une longue promenadenocturne, en continuant l’entretien commencé huit jours avant, dansla même maison.

Les paroles d’Olivier, vibrantes etconvaincues, son amour de l’humanité, ses généreuses théories etses croyances philosophiques avaient, malgré lui, troublé NedHattison, étaient allés remuer, derrière son éducation et sesopinions américaines, les fibres sensibles de son intelligence,l’avaient émotionné étrangement.

Pendant toute la nuit, il avait en vaincherché le sommeil.

C’était, dans son cerveau, une lutte sourde,une transformation insensible de toutes ses opinions.

Les paroles d’Olivier Coronal résonnaientencore à ses oreilles, dans leur logique et persuasivesimplicité.

« L’humanité est supérieure auxpeuples ; la paix est supérieure à la guerre. »

Une révolte grondait, en lui, contre son père,qui lui avait imposé une mission indigne.

Non, l’argent n’était pas tout dans le monde.Il y avait encore des sentiments généreux, des hommes enthousiasteset indépendants. Le veau d’or n’était pas le maître absolu, et nele serait jamais.

Lorsqu’il évoquait la figure inflexible de sonpère, ses gestes cassants, ses paroles haineuses contre lesEuropéens, et sa compréhension industrielle de l’existence, ilsentait bien quelle transformation s’était faite en lui-même, etcombien il était différent, maintenant, de l’illustreingénieur.

À travers le prisme des paroles d’OlivierCoronal, il entrevoyait, à présent, l’œuvre gigantesque deMercury’s Park comme une chose mauvaise ; et un repentir leprenait d’avoir mis son intelligence et son énergie au service dela conspiration des milliardaires.

Et, lorsque par hasard, il évoquait, dans ledécor inélégant de l’hôtel de la Septième Avenue de Chicago, laphysionomie hautaine et froide de miss Aurora, il se réjouissait den’avoir pas accepté, pour compagne de sa vie, la jeune fille aucœur sec que son père avait voulu lui imposer pour servir sonambition.

Maintenant, il aimait, avec toute la fougueréfléchie de son tempérament. La douceur, la grâce de LucienneGolbert, son intelligence ouverte, son charme de parisiennel’avaient conquis.

Pour rien au monde, il ne sacrifierait cetamour qui, dans son existence morne, froide et mathématique, avaitfait surgir la rêverie, la compréhension vraiment humaine de lavie, et le charme inexprimable d’une passion sincère.

– En épousant miss Aurora, pensait-il,mon avenir eût été certainement borné par les dogmes inflexibles,les théories impassibles des manieurs d’argent et des actionnairesd’ambition que sont mes compatriotes, William Boltyn en tête. Ehquoi ! ce que je sais, ce que je comprends, ce que je rêve,sacrifier tout cela au service d’une œuvre de haine et de lucre, auculte du dieu Dollar ! Combien je suis heureux de m’êtreaffranchi ! La vie, vraiment bonne et généreuse, me tend àprésent les bras. J’ai conquis le droit d’aimer, que ne donnent niles bank-notes, ni la tyrannie creuse et factice ducommerce et de la science.

On frappa discrètement à la porte. Tom Punchentra, apportant la lettre qui venait d’arriver.

Du premier coup d’œil, Ned reconnut l’écriturede son père.

En voyant la figure et les gestes irrités deson maître, Tom Punch avait réprimé son ordinaire loquacité ;et, peu tenté de compromettre sa béate digestion par la rebuffadequ’il n’aurait pas manqué de s’attirer, il s’était éloigné,refermant sans bruit la porte du laboratoire.

– Bon ! murmura l’ingénieur entreses dents, une lettre de mon père. Que me veut-il encore ?

D’un geste sec, il rompit le cachet de lamissive.

Une appréhension le prit ; une angoisselui serra l’estomac. Son pouls battit violemment.

Il lut :

De Mercurys’Park.

Mon cher Ned,

Voici bientôt un an que tu nous asquittés, ou plus exactement, que, pour des motifs que tu connais,j’ai été forcé de me séparer de toi, de te faire charger, parWilliam Boltyn, le président de notre société, d’une missionconfidentielle en Europe.

Malgré ta mauvaise volonté, et ton refusd’assurer ton avenir et notre gloire commune, en épousant mesprojets, je suis enfin presque parvenu à mon but.

De folles idées, de mesquinespréoccupations t’ont fait dédaigner l’amour de miss Aurora Boltyn,et te poser en obstacle devant ma noble ambition de savant etd’Américain. Bien que chargé de nous fournir des renseignements surles dernières inventions européennes, la torpille terrestre enparticulier, tu parais avoir oublié le but de ta mission. Malgré taconduite déplorable à mon égard, Mercury’s Park est à présent, jepuis le dire, le premier arsenal de l’univers.

La société des milliardaires y a engouffréplus d’un milliard de dollars, et les secrets qui y sont enfouisnous assureront, à bref délai, une complète réussite.

Tu peux voir clairement où nous en sommes.J’ai tout dirigé, tout prévu. Par mes soins, ta réputation n’a faitque grandir auprès de William Boltyn et de ses associés.

Quant à miss Aurora, elle attend avecimpatience ton retour ; et ses sentiments à ton égard n’ontfait aussi qu’augmenter d’intensité.

Elle t’aime, et ne s’est pas doutée uneminute de ton hésitation à l’épouser.

Pendant toute cette année, respectant nosconventions, je ne t’ai fait aucune question à ce sujet.

Mais, d’un entretien que je viens d’avoiravec le père de ta fiancée, il résulte que ton absence ne sauraitse prolonger plus longtemps.

En conséquence, il te faut liquider tasituation à Paris, et t’arranger de façon à prendre le City of NewYork qui part, dans trois jours, du Havre.

On te ménage une réception enthousiaste.Ton mariage avec miss Aurora ne sera plus qu’une question de jours,et tu reprendras, auprès de moi, à Skytown, le cours de testravaux. C’est pour toi, en même temps que le succès de nosgrandioses et patriotiques projets, la fortune et la gloire à brèveéchéance.

Ton père,

HATTISON.

Ned s’attendait presque à cette lettre.

Son père comptait toujours sur lui pour servirson ambition, cela ne le surprenait pas ; mais, arrivant aumoment précis où, hanté d’idées nouvelles, et possédé tout entierpar un amour sans bornes, il sentait s’opérer en lui un changementcomplet.

Le rappel de son père, son ordre formel deregagner l’Amérique le contrariaient vivement.

Pendant toute cette année, il avait eu, aumoins, l’illusion de la liberté. Seul à diriger sa vie, d’instinctil l’avait orientée d’une façon nouvelle.

Sa conversation de la veille avec OlivierCoronal avait déchaîné en lui une véritable crise, avait faitéclore mille germes d’indépendance et de rébellion. Maintenant, ilse sentait un autre homme.

Et voici qu’il lui faudrait quitter tout cela,fuir la perspective du bonheur entrevu, son amour pour Lucienne,son estime pour les hommes loyaux qui lui avaient fait connaître lasagesse et la vérité.

La lettre froissée, dans un mouvement nerveuxqu’il ne put réprimer, Ned s’était remis à marcher de long enlarge, dans son laboratoire, tâchant de démêler ses sentiments,parmi le trouble où l’avait jeté cette lecture.

Mais lui qui, six mois auparavant, ignoraitl’émotion et ne comprenait pas l’indécision, manquait aujourd’huide calme pour examiner sa situation.

Que faire ? pensait-il. Certes, jamais ilne consentirait à sacrifier, d’un coup, toutes ses espérances debonheur, pour aller reprendre, auprès de son père, l’œuvre de haineet de ruine.

Non, il romprait avec tous ces affamés d’or etde puissance ; il renierait son passé et tenterait, tout seul,de conquérir sa place au soleil.

Il se sentait assez fort pour cela.

Quant à miss Aurora et à ses millions, qu’iln’en entendît plus parler, sinon pour apprendre qu’elle avait faitle bonheur d’un quelconque marchand de jambons.

Sur ce point, sa décision était bien arrêtée.De cette façon, exilé d’un pays qui n’avait plus sa sympathie, ilaurait la joie, si quelque jour l’avenir le faisait victorieux, dene devoir son succès qu’à lui seul, et d’avoir agi selon saconscience, en dehors des lois meurtrières et des principes d’unefausse civilisation.

Mais où l’angoisse le prenait, c’est lorsqu’ilpensait à Lucienne. Il s’avouait enfin que son rêve caché étaitd’en faire sa compagne.

Pouvait-il, dans l’état actuel des choses,parler à cœur ouvert ?

Un scrupule lui venait, maintenant qu’ayantrompu avec son père, il allait être réduit aux seules ressources deson travail, d’offrir à la jeune fille de l’associer à la vie deluttes et de labeurs qui allait être maintenant la sienne.

Autre chose encore l’inquiétait. Certes,Lucienne s’était montrée toujours, à son égard, charmante et de bonaccueil ; il pouvait croire que l’amour qu’il avait pour elleétait partagé.

Réservée lorsqu’il le fallait, sans cesserd’être familière, elle avait toujours accepté les hommages discretsde Ned.

Mais si sa liberté d’allures pouvait êtreinterprétée, par un fat, comme un assentiment, la distinctionnative, dont elle soulignait ses moindres actes, ne permettait pasà Ned cette supposition.

Du reste, sa conduite était la même avecOlivier Coronal qui, reçu au même titre que lui chezM. Golbert, entourait la jeune fille de prévenances etd’amitié.

Plus d’une fois, dans les yeux noirs del’inventeur, Ned avait vu passer des flammes, vite éteintes il estvrai, mais qui ne l’avaient pas trompé.

Aujourd’hui, libre, au seuil d’un avenir dontil ne pouvait qu’esquisser les grandes lignes, abîmé dans sesréflexions, le jeune homme eût tout donné pour connaître la penséede Lucienne.

L’idée qu’elle pouvait aimer Olivier Coronallui faisait passer des frissons.

Avec elle, pourtant, il aurait l’énergie quitriomphe de tout, ne connaît pas d’obstacle.

Mais s’il allait se tromper ! Si le cœurde Lucienne était à un autre ! Il ne voulait pas y songer,pris d’avance d’une grande lassitude, d’un accablement qui neraisonnait plus.

Bientôt, cependant, maugréant contre lafaiblesse qui l’affalait, brisé, sur sa chaise, Ned réagitbrusquement.

Il se retrouva debout, las comme après unenuit d’insomnie, les tempes tenaillées de lancinementsdouloureux.

Devant une glace, ses yeux fixes et brillantsde fièvre l’effrayèrent presque.

Il est de ces angoisses où la pensée halète,s’essouffle, impuissante à prendre corps, se heurte, se cogne,comme aux voûtes des ruines le vol des oiseaux nocturnes.

Ned toucha du doigt le timbre électrique. Ilvenait de prendre une décision.

– Vite, Tom, mes gants, mon chapeau.

Il serra dans son portefeuille la lettre deson père toute froissée.

Dehors, sur le trottoir, il s’aperçut que,pour la première fois de sa vie, il mettait ses gants enchemin.

Au premier cocher rencontré, il donnal’adresse d’Olivier Coronal.

Maintenant il se sentait plus calme, plusmaître de lui. Mais sa pâleur était telle que l’automédon leregarda par deux fois avant de pousser le traditionnel :« Hue ! Cocotte ! »

Il lui trouvait sans doute une mine peurassurante, la mine de ces clients indélicats qui, d’un coup derevolver, se brûlent la cervelle en voiture, à moins que,maladroits, ils ne cassent les vitres.

Ces histoires-là sont toujours ennuyeuses etonéreuses. Ce fut donc avec un réel soupir de soulagement,qu’arrivé à destination, le cocher vit descendre son bourgeois sainet sauf.

Derrière le Sacré-Cœur, tout en haut de labutte Montmartre, Olivier Coronal habitait une petite ruepaisible.

Les maisons à six étages n’ont point encoretout à fait répandu, dans ces parages, l’ineffable laideur de leurstyle de cage à mouches.

Çà et là, à côté de coquets pavillons entourésde jardins, de chancelantes et dégradées maisonnettes subsistentencore, vestiges d’une époque qui n’a pas connu la beauté desbâtisses en carton comprimé.

Depuis plus d’un an, la sonnette de la ported’entrée n’avait retenti qu’à de rares intervalles.

Retenu presque tout le temps à Enghien, où ildirigeait la fabrication de la torpille terrestre, Olivier Coronalavait dû délaisser sa maisonnette qu’un jardin touffu, seulementclos de mauvaises palissades, entourait.

Depuis quelques mois, disposant de plus deloisirs, il avait repris, à l’ombre des vieux arbres, son labeurminutieux, et ne l’interrompait qu’à regret.

Son domestique, Léon Goupit, dont nous avonsdéjà fait la connaissance, n’était pas non plus fâché de ce retour,qui lui permettait de reprendre, le soir, en compagnie des garçonsépiciers du voisinage, les parties de manille, où, paresseusement,assis sur ses talons, comme un bouddha, son éternelle cigarettecollée à la lèvre, il trônait aussi sérieusement qu’un guerrierapache fumant le calumet de paix.

C’était bien le vrai type d’un gamin de Parisque ce Léon.

Élevé à la diable, avec de gros baiserssonores et des taloches, courant les rues en compagnie de sa mère,brave marchande des quatre-saisons, il avait appris mieux que lalangue de Virgile, ce parler imagé, narquois et irrévérencieux dontnos faubourgs parisiens ont la spécialité.

Rôdeur et querelleur, aimant mieux muser lelong des boulevards que de rester à la maison, connu dans toutBelleville, à quinze ans il allait de pair avec des gaillards dudouble de son âge ; et, rusé comme un renard, n’avait pas sonpareil pour assister, à la barbe des agents, au défilé d’uncortège, perché dans un arbre ou installé à la cime d’un bec degaz.

– Eh bien, mame Goupit, et vot’garnement,quoi qu’y d’vient ? disaient les commères du quartier.

– Ah ! ne m’en parlez pas ! Env’là un qui m’en fait faire un mauvais sang !… Pas moyen d’letenir, ma pauv’dame ; il est toujours par voie et par chemin.J’sais pas quoi qu’y d’viendra ; mais pour sûr, si ycontinue…

– Bah ! qu’est-c’que vousvoulez ? Les uns, c’est ça ; les autres, c’est aut’chose.Au moins, l’vôtre, il n’a pas mauvais cœur.

– Oh ! pour ça non, c’est pas unméchant garçon, dans l’fond.

Quoique maugréant contre ce garnement qui luifaisait tourner le sang, la marchande des quatre-saisons finissaittoujours par faire l’éloge de son petit homme, comme ellel’appelait.

Véritablement, malgré tous ses travers et seshabitudes indisciplinées, celui-ci n’était certes pas un mauvaisfils.

Il aimait sa mère par-dessus tout ; et,tout en la faisant enrager, il ne manquait jamais, lorsqu’ilrentrait à la maison, de crier à tue-tête :

– Bonjour, m’man ! et de l’embrasservigoureusement.

C’était, entre eux, de continuelscolloques.

– Comment, t’voilà encore à c’t’heure-ci.Une heure que j’attends, pendant qu’ma soupe se r’froidit.

Et toujours la même phrase :

– J’sais pas c’qu’tu d’viendras,toi !

– Ben, quoi ! disait Léon de sa voixgouailleuse ; v’là-t-il pas une affaire. Alors, si qu’on est àla minute comme des bourgeois, faut l’dire !… Quoi quej’deviendrai ? reprenait-il. Ben, ça m’regarde… Pis, pourquoique j’deviendrais pas quéqu’chose. On aurait vu plus drôl’queçà.

En attendant de devenir quelque chose, ilétait entré au service d’Olivier Coronal, qui lui pardonnaitbeaucoup ses défauts en considération de son père, lequel, nousl’avons dit, était resté de longues années au service de la familleCoronal.

Le brave homme était mort, victime de sondévouement, en voulant sauver, dans un incendie, deux enfantsoubliés dans leur berceau. Une modeste pension avait aidé la veuveà élever son fils.

Au service de l’inventeur, le gavrocheBellevillois avait bien dû un peu atténuer certaines libertésd’allures et de langage qui sentaient par trop le faubourg ;mais, en somme, sans toucher les appointements de notre vieilleconnaissance Tom Punch, il était loin d’être malheureux.

La plupart du temps, enfermé avec ses bouquinset ses plans, Olivier Coronal n’était pas un maître exigeant.

Toujours préoccupé par quelque idée neuve,d’une distraction allant parfois jusqu’au comique, il abandonnaitla direction de son petit intérieur à Léon, toujours content,pourvu qu’il eût sa tranquillité.

Ayant renvoyé son fiacre, Ned Hattison, enface de la petite porte vermoulue qui donnait accès dans le jardin,restait immobile.

Il tâchait, mais en vain, de retrouver sonhabituelle décision.

Au moment de franchir cette porte, ilhésitait.

Qu’allait-il dire à cet homme généreux etbon ?

Que pouvait-il lui demander ? Lui avouerqu’il aimait Lucienne ? À quel titre pouvait-il lefaire ? N’allait-il pas encore le blesser dans son affection,après l’avoir blessé dans son orgueil de savant ?

Il eut une minute la pensée de fuir, de sesoumettre, et d’oublier.

Mais non, c’était impossible. Son amour pourLucienne était trop fort. Il sonna.

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