La Conspiration des milliardaires – Tome I

Chapitre 16Une découverte de Tom Punch

Quoiqueoccupé de sujets moins élevés que son savant patron Ned Hattison,Tom Punch ne perdait pas une minute de son temps.

Il se signalait à sa manière par undéploiement d’ardeur, une dépense d’activité tout américaines. Ilétait maintenant populaire dans les diverses académies culinairesde Paris. Sa bonne humeur intarissable, la facilité avec laquelleil organisait, de ses deniers, de vastes agapes gastronomiques, luiavaient gagné tous les cœurs. Il commençait à devenir ce qu’onappelle « bien parisien ».

L’Oncle Tom, comme on l’appelait en petitcomité – avec sa face de jour en jour plus rubiconde, et sa bedaineque n’eût pas désavouée Gargantua – était partout excellemmentaccueilli.

Des volumes ne suffiraient pas pour énumérerles plats inédits, les pâtés extravagants et les tourtes originalesdont il régalait ses fidèles. Lucullus, le plus gourmet desRomains, n’eût été auprès de lui qu’un petit garçon ; et iléclipsait Vatel, Carême et Brillat-Savarin. William Boltyn auraitpu se faire une bibliothèque avec les recettes que lui adressaitchaque semaine son fidèle majordome.

Assez philosophe dans presque toutes leschoses de la vie, Tom Punch devenait, en matière de cuisine,enthousiaste et presque illuminé.

Alors, comme tous les prophètes, depuisMahomet jusqu’au zouave Jacob, il se révélait insupportablementtyrannique.

Il ne fallait pas, par exemple, lui parler desauce verte pour un saumon, si, dans sa sagesse, il avait décrétéde l’arroser de madère et de le saupoudrer de ravensara [7] et de gingembre râpé. Il se campait alorsun poing sur la hanche, et foudroyait son interlocuteur confondud’un regard de mépris digne du roi Louis XIV lui-même. Audemeurant, le meilleur fils du monde.

Il était si comique, lorsque, à grand renfortde gestes qui secouaient son gros ventre de bon vivant, ilexpliquait ses théories que, même les professeurs en bonnet blancqu’il prenait plaisir à contrecarrer, ne lui gardaient aucunerancune de son arrogance et de son parti pris dans lesdiscussions.

D’ailleurs, les plus terribles altercationsfinissaient toujours par un banquet où se discutaient, au milieudes toasts, les mérites respectifs des concurrents qui avaientélaboré chacun leur plat.

En peu de temps, il fut à la tête de plusieursdiplômes de maître-cuisinier, qu’en dépit des remontrances de NedHattison, il fit encadrer de baguettes dorées trois fois troplarges.

Cependant Tom Punch était entré dans une voietoute nouvelle, et il avait fait part de ses projets aux commensauxhabituels des cours de cuisine.

Un matin, il était arrivé, la mine réjouie etl’air tout glorieux.

– Je viens d’avoir une idée véritablementextraordinaire, s’était-il écrié, sans même prendre le temps des’asseoir.

– Voyons, moussu Tom, dit Kara-Boubou –maître coq nègre à la denture éclatante, en mission à Paris pour lecompte d’un souverain de l’Afrique centrale, au service duquel ilavait contracté un goût néfaste pour l’alcool à brûler –qu’avez-vous découvert ? Depuis votre pâté de homard au cari,je ne m’étonne plus de rien. Serait-ce par hasard le moyen deconvertir l’eau en gin ? Parlez, vous nous faites languir.

– Non, fit Tom Punch, ce que j’ai projetéest plus simple. J’ai là, dit-il en s’appliquant sur le front uneforte claque, une idée philanthropique et, ce qui ne gâte rien, unefortune.

– Coquin de Dious ! interrompit unMarseillais pur sang, frisé comme un caniche et qui roulait lesr avec une maestria furibonde, une fortune ! Mais sivous avez découvert quelque chose, fit-il en levant les yeuxextatiquement, parlez-moi de Marseille pour y faire sa fortune,coquin de sort !

Les assistants étaient assez tentés dedemander à l’enthousiaste méridional pourquoi, s’il était si facilede s’enrichir à Marseille, il n’y était pas resté, au lieu de venirtenter la chance à Paris, cette ville déshéritée qui ne seraitencore qu’un petit Marseille si elle possédait une Canebière.

Mais on était encore bien plus pressé desavoir quelle nouvelle idée fantasque avait pu traverser lacervelle de l’Américain.

Enfin, Tom Punch consentit à s’expliquer.

– Je veux, commença-t-il d’un tondoctoral, initier les peuples du Vieux Continent à la dégustationde la tortue ; je rêve de démocratiser ce reptile, de fairepour lui ce qu’un de vos présidents, Harry IV je crois, voulaitfaire pour la poule au pot.

« Aliment, friandise, médicament, latortue est un résumé, une synthèse. Grâce à moi, les marécages, lesétangs, les mares, et jusqu’aux rivages stériles de l’Océan,rapporteront des sommes énormes ; et le bien-être pénétreradans les classes sociales jusqu’ici déshéritées.

« Mais je viens au fait. Vous connaisseztous cet animal ; vous savez que sa chair, après despréparations convenables, n’est pas indigne de figurer sur la tabled’un prince, que dis-je ? sur celle d’un milliardaireaméricain.

« Depuis fort longtemps, la tortue étaitdevenue le sujet de mes observations.

« Sans être farci de ces idiomes barbaresqu’on appelle le grec et le latin, j’ai certaines connaissancesscientifiques qui m’ont permis de découvrir, chez les tortues, despropriétés nutritives et médicales que personne n’avaitsoupçonnées.

« Ces propriétés, toutes les possèdent,depuis la gigantesque tortue éléphantine, jusqu’à la petite tortuedes marais que les dames portent quelquefois en bijou, en passantpar la tortue marine ordinaire si savoureuse dans les potages, etle caret qui fournit la blonde écaille de leurs peignes auxélégantes mondaines.

« Partant de mon idée, je vais organiseren grand l’élevage de la tortue. Je vais entreprendre lafabrication des conserves et surtout celle d’un certain sirop quiguérira la plupart des maladies et dont le goût sera délicieux.

« J’en veux voir avant six mois chez tousles épiciers et dans toutes les pharmacies.

– Du coup, personne n’aura plus besoin demédecin, fit naïvement le nègre Boubou qui ne comprenait pas trèsbien. Ce sera comme chez nous, où les sorciers guérissent toutesles maladies avec leurs « gris-gris ».

– Pourquoi pas, dit un autre en riant, dusirop de crapaud et de l’élixir de chauve-souris, comme au MoyenÂge ?

– Le crapaud, la chauve-souris ? fitTom Punch, sans même s’apercevoir de la raillerie. Eh ! maisil y a peut-être quelque chose à faire. Je verrai cela plustard.

Et il ajouta orgueilleusement :

– Il y avait une science nouvelle àcréer, et je l’ai trouvée. Mon nom restera attaché à la gastronomiemédicale.

Et, sur ces mots, l’enthousiaste majordomesortit précipitamment, comme s’il n’eût pas eu le moyen de perdreune seule minute pour la réalisation de ses beaux projets.

Il laissa ses auditeurs atterrés et bien prèsde croire qu’il était subitement devenu fou.

Quant à Kara-Boubou, qui tenait« moussu » Tom Punch en haute estime, il était absolumentconvaincu.

Pour commencer, Tom Punch avait acheté unevingtaine de tortues aux halles ; et les malheureuses bêtes,dépouillées de leurs carapaces, étaient allées bouillir dans devastes marmites. Elles avaient été hachées, découpées, pressurées,passées au mortier, pour se retrouver finalement en bouteille, sousforme de liquides diversement colorés.

Le majordome exultait. Il était maintenantconvaincu de l’importance de sa découverte ; et il seproposait de l’offrir généreusement au gouvernement américain, pourla nourriture, hygiénique et à bon marché, des soldats et desmarins.

Baptisés de noms pompeux, ces extraits detortue avaient fort bonne mine dans d’élégantes fioles de verreouvragé que Tom Punch avait disposées symétriquement sur desrayons.

La nouvelle manie de son intendant avait faitsourire Ned Hattison, sans qu’il attachât d’autre importance àcette médication amphibienne.

C’était maintenant, rue d’Assas, unecontinuelle allée et venue de courtiers, que Tom Punch s’étaitattachés pour lancer et propager le nouveau médicament.

Ceux-ci flattaient naturellement ses idées.Ils n’émettraient jamais de doutes sur la réussite de l’affaire. Lesuccès, la célébrité et la fortune apparaissaient au majordome,dans ses rêves, émergeant des fourneaux et des alambics.

Il voulut entreprendre l’industrie en grand,sans prévenir personne, et commanda de suite, en Afrique, unchargement de dix mille tortues.

Un beau matin, justement le jour où s’étaitproduit son altercation avec Olivier Coronal, Ned Hattison, enrentrant chez lui, aperçut devant sa maison plusieurs voitures dela compagnie PLM [8] quistationnaient. D’immenses caisses à claire-voie, empilées les unessur les autres, montaient jusqu’à la hauteur du premier étage.

Tom Punch semblait fort occupé à discuter avecles camionneurs.

Les bras au ciel, il s’évertuait à lesconvaincre.

Mais ceux-ci, leurs feuilles de livraison à lamain, ne semblaient rien entendre.

– Ah çà ! voyons, Tom Punch, qu’ya-t-il donc ? est-ce un nouvel envoi de mon père ?

– Mais non, gémit piteusement lemajordome ; j’ai eu l’imprudence de commander quelques tortuesen Afrique ; et voilà que l’on prétend m’obliger à lesinstaller ici ; mais je me trouve pris au dépourvu. Je ne peuxcependant pas les mettre dans ma chambre. Il y a bien encore lejardin ; mais j’ai peur qu’elles n’y fassent des ravages. Jene sais pas du tout que faire.

La surprise de Ned Hattison était telle qu’ilne put tout d’abord proférer une parole.

– Comment, fit-il après avoir embrasséd’un coup d’œil l’échafaudage de caisses, tu appelles cela quelquestortues ? Combien donc y en a-t-il ?

– Dix mille, monsieur, fit l’employé duchemin de fer.

– Dix mille tortues ! Tu as commandédix mille tortues ! Mais es-tu devenu fou, par hasard ?Et tu crois que je vais ouvrir ma maison à cette armée qui va toutsaccager, et ne laisser subsister ni une fleur ni un brind’herbe.

– Mais non, mais non, fit Tom Punch. Jesais bien que cela ne se peut pas. D’autre part, les laisser pluslongtemps empilées comme des harengs, c’est les exposer à une mortcertaine. Ce serait pourtant dommage, fit-il en se frappant lefront de désespoir. En vérité, je ne sais quel parti prendre.

– Mais voyons, qu’en veux-tufaire ?

– Ce que j’en veux faire ?…

Et devant les camionneurs ahuris, Tom Punch semit à faire l’éloge de ses sirops et à vanter sa découverte.

Du coup, Ned Hattison, quoique la scène dumatin ne l’eût guère mis en joie, ne put retenir un large éclat derire.

– Alors, te voilà devenupharmacien ? Mon pauvre Tom, je crois que l’air de Paris tetourne la tête. Sais-tu ce qui va t’arriver ?… Dix milletortues ! Quelle folie !

– Pourtant il faut prendre une décision,fit Tom qui s’arrachait presque les cheveux de désespoir.

– Eh bien, veux-tu que je te donne monidée ? Ce serait tout simplement, puisque tu as eu la folie dete mettre sur les bras cette cargaison d’un nouveau genre, del’offrir au Jardin d’Acclimatation.

– Et mes sirops ? Et mesdécouvertes ? protesta le majordome. Croyez-vous que je puisseabandonner tout cela ?

– Certes non, fit Ned railleur, il vautbien mieux te remettre dans les griffes de la police, d’où j’ai eutoutes les peines du monde à te retirer, le jour où la lumineuseidée d’orner des couleurs américaines la fontaine du Luxembourg tetraversa le cerveau.

– La police ! s’écria Tom, qui, auseul souvenir de ces heures de captivité, se mit à trembler de tousses membres.

– Mais, certainement. Crois-tu qu’on vate laisser, à ton aise, entretenir dans une ville civilisée unepareille armée de tortues ! De plus, tu seras certainementpoursuivi pour exercice illégal de la pharmacie. Tu vois que detous côtés ta situation n’est pas rose. Des ennuis de tout genrevont fondre sur toi ; et, cette fois-ci, je te certifie que jen’y pourrai rien faire.

Le pauvre Tom était abasourdi. Les camionneurscommençaient à perdre patience, d’autant plus que, comme les deuxhommes s’exprimaient en anglais depuis quelques instants, ils necomprenaient rien à cette scène.

– Eh bien, te décides-tu à suivre mesconseils ? fit Ned, et à te débarrasser de tes tortues enfaveur du Jardin d’Acclimatation ?

Mais l’émotion du majordome était trop fortepour qu’il pût répondre. Sans mot dire, il abandonna tout, sonsirop futur, les camionneurs, Ned, et franchit à grands pas lagrille de la maison, où la tête dans ses mains, il s’abîma dans sadouleur.

Quelques jours après, les journaux apprenaientau public que grâce à la générosité d’un savant naturalisteaméricain, le Jardin d’Acclimatation s’était enrichi d’unemerveilleuse collection de tortues de tous les types, de toutes lesgrandeurs.

Bien que son nom, orné d’épithètes pompeuses,figurât à côté de la désignation latine des tortues sur des plaquesde tôle émaillée renseignant les visiteurs, Tom Punch fut longtempsà se consoler.

Depuis lors, chaque fois qu’il confectionnaitun bouillon de tortues, il devenait mélancolique, en songeant à sesbeaux projets si piteusement avortés.

– Bah ! disait Ned en matière deconsolation, tu aurais peut-être eu en un jour ta statue !…Pour un sage comme toi, cela ne vaut pas la satisfaction d’avoirassuré l’existence paisible à ces bestioles, que tu destinais àl’alambic.

Malgré ses nombreux défauts et ses exploitsmalencontreux, le majordome avait conquis, peu à peu, la sympathieet la confiance de l’ingénieur. Il était, en effet, à son égard,d’un dévouement à toute épreuve.

Volontiers, maintenant, Ned lui confiait sesinquiétudes, et se laissait aller avec lui au besoin d’expansionqui s’empare, à certains moments, des âmes les plus fortes.

Il lui avait confié son amour pour Lucienne,cette passion qui, chaque jour, augmentait d’intensité à mesurequ’il connaissait mieux, qu’il pouvait apprécier davantage la jeunefille.

Il sortait souvent de chez M. Golbert,les yeux humides, en proie à un trouble indescriptible. Il faisaitalors, sans but, de longues promenades dans les rues de la villeendormie.

Avouer à Lucienne l’amour qui le possédaittout entier lui semblait une chose impossible. Ses sentiments netrouvaient pas de mots pour s’exprimer.

Lui, le rigide jeune homme au geste froid, àla parole brève, le savant à l’esprit audacieux, se sentait tout àcoup rougir lorsque son regard rencontrait celui de Lucienne.

Tout autre que lui se fût vite aperçu que, deson côté, au cours de leurs entretiens, la jeune fille nedissimulait pas sa sympathie.

Souvent, pour cacher son émotion, elle semettait à discourir, à tort et à travers, sur le premier sujetvenu. Elle devenait capricieuse, tantôt plongée, des heuresentières dans une rêverie, tantôt riant aux éclats, sans plus deraisons apparentes.

Incapable de s’analyser lui-même, Ned nesoupçonnait nullement les sentiments de la jeune fille à sonégard.

Pourtant, M. Golbert suivait, d’unsourire malicieux, cet amour naissant qu’il devinait de part etd’autre.

Le changement évident des manières de safille, coïncidant avec les visites assidues du jeune homme, ne luiavait pas échappé, non plus que le goût surprenant qu’elle s’étaitdécouvert tout à coup pour les choses d’Amérique. Mais il semblaitn’avoir rien vu, et attendait qu’elle s’en ouvrit à lui.

Le soir même de sa visite à Enghien, auxateliers de la torpille terrestre, encore agité par la violence deson altercation avec Olivier Coronal, Ned Hattison s’était renduchez M. Golbert.

Un véritable combat s’était engagé dans soncerveau, une lutte se livrait tenace et terrible entre sesconvictions d’hier et ses sentiments d’aujourd’hui.

Seul dans son laboratoire, il avait, le jourmême, relu toutes les lettres de son père. Une révolte contre lamission qu’on lui avait imposée, était montée en lui.

Espion !… Tel était le nom dont l’avaitqualifié Coronal, cet homme que, malgré tout, il considérait enlui-même comme un véritable savant, comme un exempled’honnêteté.

Était-ce là le titre qu’il avait mérité ?Il s’interrogeait secrètement, avec angoisse.

Trois mois auparavant, il avait trouvé toutnaturel de mettre au service des milliardaires américains sascience et son intelligence, et d’aller observer, en Europe, à quelpoint en étaient les nouvelles découvertes, pour en faire profiterla gigantesque conspiration qui se tramait à Mercury’s Park.

Aujourd’hui, il constatait qu’à cet égard sessentiments s’étaient modifiés, qu’il avait perdu en partie sonassurance d’Américain, et que son rigorisme mathématique se fondaitau contact de la société française.

Tout y avait contribué : son amour pourLucienne, l’estime dans laquelle il tenait M. Golbert, etsurtout cette scène d’Enghien, où, pour la première fois, ils’était senti comme honteux de lui-même en face d’Olivier Coronal.La violence de ses paroles avait surtout été une façade pour cacherce sentiment.

Lorsque le domestique l’introduisit,M. Golbert, allongé dans un fauteuil, écoutait la lecture d’unarticle scientifique que lui faisait Lucienne. À l’entrée du jeunehomme, elle s’interrompit.

M. Golbert lui tendit la main.

– Continuez donc votre lecture, fitNed ; je ne veux pas vous déranger.

– Oh ! ça n’a pasd’importance ; nous avons tout notre temps… Mais au fait, celavous intéressera peut-être. C’est le compte rendu d’unecommunication que M. Olivier Coronal vient de faire àl’Académie des sciences.

Le jeune homme se sentit pâlir.

– Olivier Coronal, fit-il, la voixaltérée, l’inventeur de la torpille ?

– Mais oui, lui-même. Cela vousétonne ?

– Mais non, pas du tout. Et de quois’agit-il ?

– D’une chose fort intéressante ;d’un nouveau téléphone grâce auquel la lumière transmettra lessons.

– Vraiment, s’écria Ned, chez quis’effaça tout à coup la mauvaise impression causée par le nom del’inventeur, et qui, savant avant tout, se laissa prendre toutentier à l’intérêt de ce nouveau principe scientifique. Mais alors,si la chose est exacte, c’est la communication interplanétaire àbref délai.

– Comme vous allez vite, fit Lucienne enriant. Décidément vous serez toujours américain, au moins dans vosdéductions.

– Vous croyez ? fit Ned pour direquelque chose.

Son esprit était ailleurs.

Pendant quelques instants il restasilencieux.

Sur ce nouveau principe de transmission duson, son imagination brodait déjà d’innombrables conséquences quivenaient l’une après l’autre se classer dans son esprit.

Comme son père, comme tous les Américains engénéral, il était plus apte aux applications pratiques qu’auxdécouvertes théoriques.

Une réflexion lui vint :

– Cependant, fit-il, le son, qui delui-même ne parcourt que trois cent quarante mètres à la seconde,peut-il être transporté par la lumière qui, dans le même temps,parcourt des milliers de lieues ?…

La porte du salon s’ouvrit.

– M. Olivier Coronal vous expliquerapeut-être lui-même, son idée ; car le voici justement.

En effet, l’inventeur pénétrait dans lesalon.

Sans remarquer le trouble de Ned, dont lafigure s’était subitement décomposée, M. Golbert et sa filles’avancèrent à la rencontre du visiteur.

Les deux hommes échangèrent une vigoureusepoignée de main.

Pendant ce temps, Ned avait reconquis soncalme.

En apercevant le jeune homme, Olivier Coronal,plus maître de lui, était resté impassible.

Le sillon profond qui barrait en deux sonfront traduisait seul son émotion intime.

Il s’inclina froidement devant l’ingénieur, àqui M. Golbert le présentait.

Le savant ne connaissait naturellement pas lerésultat de la visite de Ned aux ateliers d’Enghien. Aussi fut-ilétonné de la froideur des deux hommes.

Plus instinctive, Lucienne avait remarqué desuite, ou plutôt, avait ressenti l’hostilité sourde qui, malgrétout, perçait dans leurs regards.

Voulant combattre la gêne que tout le monderessentait, ce fut d’un ton enjoué qu’elle s’écria :

– Vous nous surprenez au milieu d’uneconversation plutôt… comment dirai-je ?… Voyons, aidez-moidonc, messieurs. Enfin, M. Ned Hattison, à qui nous venonsd’apprendre votre découverte, le téléphone lumineux, n’en étaitrien moins qu’à nous prédire, à bref délai, la communicationinterplanétaire.

– Mais oui, fit M. Golbert, après malocomotive sous-marine qui, je l’espère, résoudra bientôt leproblème de la communication entre les continents, il n’y aura pasde gens mieux informés que nous.

Le savant faisait appel à sa bonhomie sansparvenir à dérider personne.

Assis en face l’un de l’autre, Olivier Coronalet Ned Hattison, dont les violentes invectives échangées le matinbourdonnaient encore dans le cerveau, s’observaient à ladérobée.

M. Golbert reprit cependant :

– Au sujet de votre découverte,M. Ned Hattison nous demandait même comment vous aviez puarriver à concilier les vitesses différentes du son et de lalumière.

Sans qu’un muscle de son visage, ni qu’uneinflexion de sa voix trahît le sens caché de ses paroles, OlivierCoronal répondit :

– Je ne crois pas de mon devoir de riendivulguer sur cette découverte ; et je serai fort heureux sije réussis à la garder secrète, du moins pendant un certaintemps.

L’inventeur, dont l’humeur était d’ordinaireassez enjouée, était tellement grave en prononçant ces paroles, onsentait en lui tant de tristesse, que le silence se fit dans lesalon.

Les yeux de Lucienne cherchaient ceux de Ned,comme pour lui demander une explication. Mais le jeune hommesemblait absorbé dans une rêverie intérieure ; ses traitsexprimaient une souffrance intime.

Une atmosphère d’ennui et de mélancoliesemblait avoir pénétré dans le salon avec l’inventeur.

Ni la jovialité de M. Golbert ni la grâcemutine de Lucienne, n’avaient réussi à la dissiper.

Cela se sentait si bien que la jeune filles’écria :

– Nous auriez-vous donc apporté lespleen, monsieur Coronal ?

L’inventeur leva sur elle ses yeux ravagés parune flamme ardente.

– Mais non, mademoiselle. Vous devezsavoir qu’il est des heures dans la vie où la tristesse dominetout, même la haine, même l’orgueil, même l’intérêt. Les brastombent de lassitude parfois devant la vengeance ; on souhaited’être meilleur, on reconnaît l’inutilité des crimes.

En entendant ces mélancoliques paroles, NedHattison sursauta d’étonnement. Il s’attendait à des allusionsdirectes, à des paroles courroucées ; et voici que seulementl’inventeur laissait voir une philosophique tristesse, avec ledédain des hommes, de leurs œuvres et de leurs vanités.

Alors qu’il eût été prêt à combattre, à sedéfendre d’une attaque personnelle, il restait sans force devantcet altier dédain.

– Voyons, messieurs, une tasse dethé ? un cigare ? fit Lucienne qui rentrait avec unplateau chargé.

Pour la première fois depuis qu’ils étaient enprésence, Olivier et Ned se regardèrent en face.

Leur mutuelle pensée de prendre congé deM. Golbert et de sa fille, pour ne pas prolonger cetentretien, ne dura qu’une seconde.

Malgré leur discorde et l’abîme profond quiles séparaient, ils se devinèrent hommes supérieurs dans ce regard,et faits pour s’entendre sur beaucoup de questions.

– Volontiers, mademoiselle, dit OlivierCoronal en se tournant vers Lucienne.

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