La Conspiration des milliardaires – Tome I

Chapitre 3Le célèbre Hattison

TomPunch, dont la physionomie rougeaude et joviale formait uncontraste parfait avec l’air grave et soucieux de ses patrons,avait contemplé la dernière partie de cette scène enphilosophe.

Tout cela l’amusait plutôt.

Au service des divers millionnaires quil’avaient employé avant William Boltyn, il avait acquis unepassable dose de scepticisme.

Il se rappelait encore la crise de spleen quiavait assailli l’un d’entre eux.

Le pauvre homme, qui avait quelques milliersde dollars à dépenser par jour, était plongé dans un désœuvrementmortel. Il n’y avait qu’une distraction qui pût encore lecharmer : c’était de casser, à l’aide d’une boule d’or massif,le goulot des bouteilles de champagne d’excellente marque, qu’ilfaisait préalablement disposer par Tom Punch dans un ordreconvenable.

Dégoûté de voir perdre chaque jour, aussistupidement, ce liquide français qu’il appréciait fort, Tom Punchavait quitté le service de ce misanthrope quinteux, pour chercherune maison plus gaie.

C’est alors qu’il était entré chez Boltyn, oùla présence de miss Aurora lui faisait espérer moins d’ennui etplus de bon temps qu’ailleurs.

Mais il commençait à croire qu’il s’étaittrompé, et à trouver la maison un peu sévère.

Heureusement, comme nous l’avons dit, c’étaitun philosophe de la bonne école. Il s’abandonnait volontiers auhasard des événements.

Après avoir haussé les épaules à l’adresse detous les milliardaires, il se hissa, en sifflotant, jusqu’àl’office, pour boire une bouteille de claret qui le maintint en debonnes dispositions.

Pendant ce temps, dans le grand salon doré,les affaires prenaient un tour tout à fait favorable aux idées deWilliam Boltyn.

L’arrivée de l’immense savant qu’étaitl’ingénieur Hattison avait produit une profonde impression.

C’est que ce n’était pas un être ordinaire quece petit homme toujours silencieux, et de physionomieperpétuellement morose.

Les inventions, perfectionnements ouapplications dont il avait enrichi le domaine de l’électricité, secomptaient par douzaines.

Ses télégraphes, ses phonographes, sescinématographes, ses avertisseurs étaient les plus ingénieusementconstruits, et ceux qui étaient d’un usage plus courant dans lemonde entier.

Car autant il excellait à rendre pratique, enle simplifiant, un appareil auparavant coûteux et compliqué, autantil était habile dans l’art de lancer une nouvelle trouvaille et dela faire adopter par tous.

D’ailleurs, il était beaucoup plus sur sonterrain lorsqu’il s’agissait de réaliser, au point de vue del’utilité, une découverte, dont le principe avait été indiqué parun de ces savants d’Europe qui font de la science, et qui secontentent de dégager un principe général fertile en conséquences,laissant à d’autres le soin d’en déduire les applicationsindustrielles et commerciales.

Il avait raison, au dire des Américains,puisqu’il avait réussi à conquérir une fortune de plusieursmillions de dollars, tandis que beaucoup de savants européensmeurent pauvres, quelquefois même sans avoir réussi à faireconnaître leurs découvertes à la foule.

La résidence d’Hattison, à Zingo-Park, étaitune véritable usine d’inventions et d’idées.

Sous les ordres du maître, de jeunes savantsdépouillaient les revues scientifiques et les communications desacadémies du monde entier.

Tous ces documents étaient classés, étiquetés,comparés.

Nulle idée intéressante, et surtout vendable,ne passait inaperçue et ne demeurait inutilisée. Il n’était presquepas de semaines que de nouvelles applications ingénieuses achetéesd’ailleurs à l’avance par un puissant syndicat ne fussent révéléesau public par la voie des journaux de l’Union.

Dans la vie privée, Hattison était d’uneexcessive sobriété.

Il travaillait dix-sept heures par jour, serefusait toute espèce de distraction et n’avait même, disait-on,jamais fait le voyage d’Europe.

Demeuré veuf de bonne heure, il concentraittoute son affection sur son fils Ned, sorti dans un rang trèsbrillant de l’école militaire de West Point, ingénieur lui-même, etdéjà connu par plusieurs découvertes remarquables.

Comme on le voit, l’ingénieur Hattison étaitbien l’homme qu’il fallait aux milliardaires pour le succès de leurgigantesque entreprise.

On s’en aperçut par l’enthousiasme qui régnadès les premiers mots qu’il prononça après qu’il eut été mis aucourant.

– Messieurs, dit-il après une minute deréflexion, votre idée sera difficile à réaliser, mais avec descapitaux et du travail, je ne la considère pas comme d’uneexécution impossible. Je veux mettre à votre disposition toutes lesressources dont la science peut disposer.

Ces paroles furent accueillies par une vasteacclamation.

Hattison, au risque d’avoir les poignetsbroyés comme dans un étau, dut essuyer les vigoureux shake-hand detous les membres de l’assemblée.

Mais de suite, avec ce sentiment du prix dutemps qui est la caractéristique des Yankees, on reprit ladiscussion des conditions pratiques de l’affaire.

Le premier point était résolu. Ces conquérantsd’un nouveau genre avaient un général digne d’eux.

On s’occupa aussitôt de l’emplacement oùseraient édifiés les ateliers et le laboratoire.

Hattison aurait volontiers offert sa propreinstallation ; mais on réfléchit que là, plus que partoutailleurs, des indiscrétions seraient à craindre.

Véritablement la difficulté semblaitimpossible à résoudre.

– Il nous faudrait, dit Hattison, undomaine situé dans une contrée presque absolument déserte, quelquecoin perdu des montagnes Rocheuses par exemple, à proximité duPacifique.

– On pourrait obtenir une concession deterrain dans ces parages, dit Wikilson.

– C’est inutile, s’écria Philips Adam, legrand marchand de forêts et de terrains, gros homme rougeaud quin’avait pas encore pris la parole, et dont la face, aux lèvresgrasses et aux yeux écarquillés, gardait un air de naïve bonhomie.Je possède justement, dans les conditions que réclameM. Hattison, un vaste territoire, d’ailleurs absolumentstérile, et que j’achetai il y a quelques années, d’un vieux nègrenommé Mercury.

– Accepté, s’écria l’assemblée tout d’unevoix.

On trouvait que le bon Philips, qui étaittaciturne et passait pour avoir des idées lentes, parlait d’orquand il daignait ouvrir la bouche. Ce fut une affaire conclue.C’est à Mercury’s Park qu’allait s’élever l’usine dedestruction.

Philips Adam donna des renseignementscomplémentaires.

La propriété de Mercury’s Park s’étendait àl’abri des derniers contreforts des montagnes Rocheuses, etcomprenait un cercle de petites collines, de nature calcaire, quetraversaient deux petites rivières allant se perdre à cinquantemilles de là, sur la côte du Pacifique, entièrement déserte en cesparages.

Les deux points furent votés paracclamation.

Il fut convenu que chacun des contractantstiendrait à la disposition de William Boltyn, qui en userait au furet à mesure des besoins, une contribution personnelle de un millionde dollars, payables en chèque sur les premières maisons de banquede l’Union.

Hattison s’engagea de son côté à montrer,avant trois mois, les bâtiments de Mercury’s Park terminés, et lesexpériences en cours d’exécution.

Une ligne de chemin de fer, établie le pluséconomiquement possible, relierait l’établissement aurailway le plus voisin.

Enfin, une usine spéciale aux torpilles et auxengins sous-marins serait établie dans une anse du Pacifique.

On décida d’appeler ce second arsenal Skytown(ville-étoile), en souvenir des étoiles qui constellent le drapeaude l’Union.

Chaque mois, une délégation des milliardairesdevait aller se rendre compte de l’état des travaux, et constaterle progrès des découvertes.

Une allocation annuelle de vingt-cinq milledollars fut attribuée personnellement à l’ingénieur Hattison.

On se sépara dans le plus grand enthousiasmeet après un échange de shake-hand chaleureux.

La belle Aurora elle-même, qui avait dû boireun doigt de porto pour faire raison à un toast patriotique deWood-Waller, fredonnait allègrement le Yankee-doodle[2] en prenant congé de ses hôtes.

Malgré ses excuses, l’ingénieur Hattison futretenu, presque par force, par William Boltyn, pour le lunch dusoir.

Il était urgent de régler certains détails.Mais ce n’était pas là la véritable raison : William Boltynavait d’autres projets sur l’ingénieur.

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