La Conspiration des milliardaires – Tome I

Chapitre 13Un exploit de Tom Punch

Depuisle départ de Tom Punch, l’hôtel de la Septième Avenue, à Chicago,n’avait plus la même animation. Il semblait qu’il manquât quelquechose dans ces vastes halls, luxueusement parés, et qu’un élémentde tristesse se fût glissé dans ces salons, presque toujourssilencieux.

Aurora qui, d’ordinaire, emplissait la demeurede son activité, passait maintenant les journées dans sachambre.

La jeune fille n’avait pas accepté sans colèrel’ajournement de son mariage. Son père avait eu grand-peine à luifaire comprendre la nécessité du départ immédiat de Ned Hattison,pour l’Europe, et à ramener un peu de calme dans ses idées.

L’amour qu’elle éprouvait pour le jeuneingénieur ne faisait qu’augmenter de jour en jour. L’éloignement,de celui qu’elle considérait déjà comme son fiancé, la rendaitmélancolique et presque taciturne.

Elle avait brusquement délaissé ses sportsfavoris et ne s’occupait plus du tout des travaux de son père.Pendant des heures entières, étendue sur une chaise longue, ellerestait immobile, les yeux dans le vague.

– Mais enfin, lui disait William Boltyn,toi, une fille pratique, une Américaine, te laisser aller commecela ! Tu sais bien que ton mariage est, en principe, uneaffaire conclue. Dès que Ned sera de retour, tu l’épouseras.Regarde, je viens de recevoir une lettre de son père. Sais-tu oùest Ned en ce moment ? À Paris. Ses recherches prennent unebonne tournure. Il ne sera pas un an absent. Ses lettres sontpleines de compliments gracieux à ton égard. Il compte nous reveniravec une moisson de renseignements et de découvertes. De cettefaçon, dit-il, il sera digne de t’épouser.

Il entrait, en effet, dans les plansd’Hattison d’attribuer à son fils un amour timide pour Aurora et undésir de se rendre digne de sa main.

Il était bien forcé d’user de ce stratagèmepour voiler le refus formel de Ned. Depuis la scène violente, àSkytown, celui-ci n’avait pas fait une seule fois allusion à lajeune fille.

Comme il l’avait expliqué à son fils, ce quevoulait avant tout le vieil Hattison, c’était engager à fond lesmilliardaires dans leur entreprise, leur faire mettre en jeu detels capitaux, qu’ils ne pussent plus reculer devant l’achèvementde leur œuvre audacieuse.

Il dépensait, pour en arriver là, une énergiefébrile, une volonté inébranlable.

Depuis l’absence de Ned, il avait réuni, soussa direction, Skytown et Mercury’s Park, les deux villesinfernales, les usines de la guerre terrestre et maritime del’avenir.

Sa main de fer, sa puissance créatrice sefaisaient sentir partout. Dans les fonderies, dans leslaboratoires, au parc aux aérostats, aux chantiers des sous-marins,il voyait tout, dirigeait tout. Il était le magicien ténébreux deces stupéfiantes créations.

Il restait souvent des journées entières dansson mystérieux laboratoire, en compagnie de Joë, le nègre muet.

Qu’y faisait-il ? Tout le mondel’ignorait. Chaque fois qu’une délégation des milliardaires avaitvisité Mercury’s Park, l’ingénieur leur avait interdit l’accès dece bâtiment qui, nous l’avons dit, était complètement isolé et, deplus, protégé par un puissant blocus électrique.

– Ceci, avait-il dit, c’est mon secret.Il n’est point encore temps de vous le révéler.

Personne n’avait insisté. On savaitqu’Hattison, très autoritaire, ne supportait pas lacontradiction.

À mesure que s’élevaient de nouvelles usines,que se perfectionnait l’installation, l’ingénieur devenait de plusen plus sombre et de plus en plus irascible.

C’est qu’il avait un grave sujet d’alarme.

On l’avait informé qu’un détective anglais,ayant eu vent de ce qui s’élaborait au milieu des montagnesRocheuses, avait réussi à se faire embaucher comme ouvrierélectricien.

Il avait travaillé plus d’un mois sanséveiller aucun soupçon. Puis, un jour, au moment du départ de Nedpour l’Europe, il avait disparu subitement. Hattison avait toutfait pour retrouver ses traces : il n’y était pas parvenu.

Combien eût été grande sa fureur, s’il avaitsu que ce détective n’était autre que le mystérieux personnage auxlunettes fumées, le silencieux passager du London.

Ned n’avait pas jugé à propos d’informer sonpère de sa rencontre. Il n’avait eu, sans doute, que des soupçonsinjustifiés et, depuis qu’il avait quitté Londres, il n’avait pasrevu le pseudo-touriste.

Au bout d’une semaine, consacrée à visiterParis, le jeune ingénieur avait repris le cours de ses travaux etde ses recherches.

Dans un quartier tranquille, derrière lesgrands arbres du Luxembourg, il avait loué une petite propriété,une maison de deux étages entourée d’un jardin.

Au rez-de-chaussée, une vaste pièce pouvaitparfaitement lui servir de laboratoire. Les deux appartements dupremier et du second étage étaient suffisants pour deux personnes.Le jardin était en friche, et planté d’arbres dont les dômesverdoyants projetaient leur ombre sur la maison.

Un mur, haut de plusieurs mètres et recouvertde lierre et de plantes grimpantes, isolait complètement le petitdomaine.

Afin de n’éveiller aucune curiosité, Neds’était donné comme sculpteur. Il s’était procuré quelques blocs deglaise, des selles, des masses, tout un attirail qu’il avaitemménagé ostensiblement.

Ses véritables outils, ses appareils, étaientarrivés sans dommage, emballés avec soin.

Il avait très simplement meublé « sacabane », comme il l’appelait en riant. Dans ces maisonsfrançaises, il se trouvait un peu déconcerté dans seshabitudes.

– Ces Français sont vraiment étranges,disait-il à Tom Punch. Ils font des dépenses folles pour orner desculptures les façades de leurs maisons, et ils n’ont pas seulementd’ascenseurs !

– Ni même de cuisines électriques,ajoutait l’intendant. Pourtant, ils mangent d’une façon supérieureet, il faut avoir le courage de le dire, en Amérique nous mangeonsmal. Dire que j’ai vu ici des gens qui s’éclairaient encore avec dela chandelle, au siècle de l’électricité !

D’autres fois, c’étaient les innombrablesécriteaux défendant ceci ou cela, et apposés un peu partout, quidonnaient matière à leur étonnement : Défense de se tenirdebout sur l’impériale des omnibus – de descendre des trains avantl’arrêt complet – d’entrer sans permission dans tel endroit – desortir de tel autre sans autorisation – de marcher sur lesplates-bandes des squares.

– Vraiment, s’écriait Ned, c’est étonnantque ce peuple, qui a toujours combattu pour être libre, soit si peusoucieux de sa liberté individuelle. Nous ne souffririons pas cela,en Amérique. Les Français ont toujours l’air d’être en tutelle.

Un jour, au cours d’une promenade, l’ingénieurétait entré dans la galerie des Machines. Cette année, les deuxsalons de peinture et de sculpture s’y trouvaient réunis. Parcuriosité, il en entreprit la visite. De salle en salle, à mesurequ’il avançait, c’était un flux, une invasion de tableaux de tousles genres, de toutes les dimensions.

Plus il en voyait, plus il lui restait à envoir.

Des hommes, des femmes, des monuments, la mer,le ciel, la terre, tout était motif à tableaux et se trouvaitpeint, repeint, dépeint, en une véritable orgie de couleurs.

Il était sorti ahuri, sans avoir visitéseulement la moitié des salles.

Quelle somme énorme de travail celareprésente, se disait-il. Et quel nombre incalculable dedésœuvrés ! Ah ! on a raison de dire que le Françaisn’est pas pratique. Feraient-ils pas mieux d’employer leur temps àfabriquer quelque produit industriel !

À mesure qu’il s’initiait plus complètementaux mœurs parisiennes, qu’il les étudiait davantage, il se rendaitmieux compte de l’attrait qu’exerce Paris sur les étrangers.

– Assurément, disait-il à un vieuxprofesseur de la Sorbonne dont il suivait les cours de chimie, toutcela est fort agréable, attrayant, je vous concède tous lesadjectifs possibles ; mais ça manque de sens pratique.

– Pas tant que vous le croyez, faisait lesavant en souriant. Pouvez-vous me dire où vous en arriverez avecvotre vie à la vapeur, mieux, à l’électricité ? Vous tuezl’individu. Gageons que dans un siècle, il n’y aura plus dedifférence entre vous et de merveilleux automates ?

– Oh ! vous exagérez !

– Croyez-vous ? Pour la majorité desAméricains, la vie se résume en une suite d’opérationsmathématiques. Vos savants eux-mêmes ne sortent pas de là. Ilsdédaignent les idées et les principes pour les faits. Tenez, pourprendre un exemple, votre père, le plus connu des savantsaméricains ; votre père ne s’est jamais attaqué à une idée. Iln’a fait qu’utiliser, merveilleusement il est vrai, les grandesthéories scientifiques de notre siècle. Nous autres, au contraire,nous cherchons plus loin. Vous donnerai-je comme modèle Pasteur etses miraculeux travaux sur la fermentation organique et lesmicrobes ? Ne nous souciant pas uniquement de ce qui peutrecevoir une application industrielle, nous essayons surtout dedégager les grandes lois naturelles, les principes scientifiquesqui révolutionneront le monde et donneront un nouvel essor à lapensée humaine.

Ces causeries, qui se renouvelaient assezsouvent, laissaient toujours Ned un peu perplexe. L’éducation qu’ilavait reçue, les années passées à West-Point, avaient trop influésur lui pour qu’il sentît la justesse de ces critiques.

Néanmoins, peu à peu, il se rendait compte queles milliardaires américains avaient en face d’eux de sérieuxadversaires ; et que, sous leurs dehors futiles, les Françaisn’étaient pas aussi peu pratiques qu’on se plaisait à le dire,là-bas, de l’autre côté de l’Atlantique.

Depuis quelque temps, les journaux et lesrevues scientifiques parlaient beaucoup d’une invention qui,paraît-il, allait changer, du tout au tout, l’armement des nationseuropéennes.

On l’appelait la torpille terrestre.

C’était un engin merveilleux, de la grosseurd’un obus, et qu’on lançait au moyen de canons. On le disait muni,de plus, d’un appareil automatique d’un genre tout nouveau, et decartouches chargées d’un nouvel explosif, de la puissance duquelrien ne pouvait donner une idée.

L’appareil automatique réglait les décharges,qui se produisaient chaque fois que, touchant la terre, l’engin setrouvait transporté à une nouvelle distance, au moyen d’unpropulseur électrique.

Ned Hattison avait en vain essayé d’obtenird’autres renseignements que ceux, très vagues, donnés par lesjournaux.

L’affaire avait fait grand bruit. On disaitmême que le gouvernement français avait acheté la découverte, etqu’il allait installer, à Enghien, des ateliers de fabrication.Mais rien n’avait transpiré qui pût fournir, à Ned Hattison,quelque indice sur le secret de l’invention. Il en avait parlé àson professeur en Sorbonne qui ne lui avait rien appris denouveau.

Les choses en étaient là, lorsqu’unecirconstance inattendue vint distraire le jeune homme de sespréoccupations.

Depuis plusieurs semaines, il avait remarquéune grande jeune fille, d’une beauté sérieuse et presquemélancolique, qui suivait assidûment le même cours que lui. Il sedemandait, avec une certaine curiosité, qui pouvait bien être cettejeune personne, aux cheveux bruns, aux grands yeux veloutés, dontl’intelligente physionomie qu’éclairait parfois un sourire mettaitcomme un rayon de gaieté parmi les figures soucieuses et lesvêtements sombres des autres assistants.

Une timidité involontaire l’avait toujoursempêché de s’en renseigner auprès de son professeur. Absorbé depuisson enfance dans des études ininterrompues, l’ingénieur n’avaitjamais eu le moindre roman dans sa vie. Il avait, de la femme, uneidée toute personnelle. Le mariage ne lui semblait pas seulementune affaire. L’intelligence et la beauté passaient pour lui avantle capital.

Ce jour-là, il venait de s’installer à saplace. Le cours allait commencer lorsque la jeune fille entra.

Vêtue très simplement d’une robe qui laissaitdeviner, sans les affirmer, ses formes élégantes, elle ne manquaitpas d’une certaine distinction native.

Elle marchait avec aisance, sans cette raideurpresque masculine qu’ont habituellement les femmes adonnées àl’étude des sciences.

Elle s’assit à côté du jeune homme, et déployaune petite serviette de cuir, pour y prendre son carnet de notes.Elle eut une petite moue de surprise en constatant qu’elle avaitoublié son porte-plume.

Très galamment, Ned lui offrit de réparer lepetit malheur. La jeune fille accepta, en souriant, le porte-plumequ’il lui tendait.

Au cours suivant, ce fut elle qui luidit :

– Aujourd’hui, je n’ai rien oublié,monsieur ; je ne mettrai pas votre obligeance àcontribution.

À la sortie, ils se trouvèrent ensemble, sousle porche de la Sorbonne.

Un gros orage venait d’éclater sur la ville.La pluie tombait avec violence.

Après quelques paroles banales sur le mauvaistemps, ils se présentèrent mutuellement, sans cérémonie.

– Ah ! vraiment, monsieur, vous êtesle fils de l’ingénieur Hattison. Je ne m’attendais pas à une tellerencontre.

– Je suis, mademoiselle, enchanté defaire votre connaissance, comme disent vos compatriotes. Si j’aibonne mémoire, votre père, monsieur Golbert, est lui-même uningénieur fort distingué, membre de l’Académie des sciences. Onparle beaucoup de lui en Amérique.

– Est-ce que vous deviendriez français,fit-elle en riant. Pour un Américain, vous êtes bien complimenteur.Mais tenez, ajouta Lucienne Golbert, le voici justement. Vouspermettez ?

– Assurément, mademoiselle.

Elle descendit légèrement les quelques marchesdu portique, et vint offrir son front au baiser d’un vieuxmonsieur, à la figure souriante, qui venait d’apparaître sous unvaste parapluie.

– Quel vilain temps, fillette. Je suisvenu te chercher, de peur que tu ne te mouilles.

La jeune fille présenta Ned Hattison à sonpère, et lui expliqua comment ils avaient employé leur courtecaptivité à faire connaissance.

– Oh ! mais, monsieur, je suisheureux que ma fille me donne l’occasion de vous connaîtreautrement que par les articles de journaux. J’avais appris votrearrivée ; mais il paraît que vous êtes un travailleur, et quele monde ne vous voit pas beaucoup.

– Je n’ai guère de temps à dépenser,c’est vrai. Mais croyez cependant, monsieur, que je ne suis pas unermite. La conversation d’un homme tel que vous ne saurait m’êtreque très profitable et très agréable.

– Vraiment, vous me flattez. Alors vousoffrirai-je de venir, un de ces soirs, prendre le thé chez nous… àl’américaine ?

– Mais, oui, monsieur.

– Venez donc, fit à son tour Lucienne,dont les joues avaient pris une teinte rosée. Vous nous ferez, àtous deux, un grand plaisir.

– Je ne saurais me dérober à une aussiaimable invitation, fit le jeune homme en s’inclinant. D’autantplus que cela me permettra de faire mieux votre connaissance.

– D’ailleurs, si vous le désirez, ajoutaM. Golbert, je puis vous mettre en relations avec quelquessavants de mes amis.

– Eh bien, alors, c’est entendu, décidaNed, que surtout tentait l’espoir de découvrir quelque indicationrelative à la torpille terrestre. Quel jour voulez-vous que j’aillevous surprendre ?

– Mais, samedi, si vous voulez. Vousserez au cours ?

– Certainement. Je n’y manque jamais.

– Donc, je vous prendrai à six heures, envenant chercher Lucienne. Nous rentrerons ensemble ; et je nevous lâche plus de la soirée.

La pluie avait cessé. Les deux hommes seserrèrent cordialement la main.

Ned adressait un salut cérémonieux à la jeunefille. Mais celle-ci s’écria, en riant :

– Voyons, monsieur, et le shake-hand,qu’en faisons-nous ?

Le jeune ingénieur sourit :

– Certainement, mademoiselle. Nesommes-nous pas déjà des amis ?

Et la main gantée de Lucienne vint se placerdans celle du jeune homme, qui la pressa sympathiquement, d’unefaçon qui n’était pas du tout américaine.

Deux cochers furent hélés, et les fiacrespartirent en sens inverse, au trot peu fringant de leurs bêtessurmenées.

En regagnant son domicile, Ned Hattisonemportait une agréable impression. La bonhomie souriante deM. Golbert l’avait conquis. Quant à la jeune fille, il latrouvait délicieuse. Sa grâce un peu mutine, le ton de camaraderieenjouée qu’elle avait pris à son égard l’avaient conquis.

Elle était si différente de la femmeaméricaine, dont miss Aurora incarnait pour lui le type, qu’il laregardait avec une sorte d’étonnement et d’admiration. Cette jeunefille espiègle et sérieuse en même temps, qui tendait avec candeurson front au baiser paternel, qui s’occupait de sciences pour sonagrément, n’était pas doctoresse et ne prétendait pas auprofessorat, lui résumait assez bien la jeune fille française.

Il entrevoyait, d’avance, où pourraient leconduire ses relations avec M. Golbert. Réussirait-il dans cecercle de savants à percer le mystère dont s’enveloppait latorpille terrestre ? En tout cas, il se promettait de fairetous ses efforts pour y arriver. On parlait déjà beaucoup de cetteinvention, en Amérique. Son père lui avait écrit, à ce sujet, unelongue lettre, le pressant d’employer tous les moyens possiblespour se procurer des renseignements.

« Si je ne découvre rien, se disait-il,c’est qu’il n’y aura rien à découvrir. »

Une surprise l’attendait chez lui. Une lettredu commissaire de police du quartier l’informait que le nommé TomPunch, citoyen américain, résidant en France pour ses affaires,était gardé à la disposition de la Justice en raison d’un délitqu’on ne précisait pas. On le priait de passer au bureau pourprendre connaissance des délits imputés à son intendant.

« Qu’a bien pu faire encore cetanimal ? se dit Ned, en prenant le chemin du commissariat. Àmoins qu’il ne se soit fait arrêter pour ivresse, je ne vois pastrop quel délit il a pu commettre. »

Il ne tarda pas à être renseigné.

Tom Punch, la veille au soir, avait fait denombreuses libations, en compagnie de plusieurs artistes, dans lesétablissements du quartier Latin.

Son élégance pachydermique, la drôlerie de sespropos, lui avaient vite conquis, dans ce coin de Paris, unecélébrité spéciale. Il tenait tête aux buveurs les plus réputés, etpayait, sans lésiner, les piles de soucoupes les plus pyramidales.Vers minuit, passablement gris, il remontait le boulevardSaint-Michel, en compagnie de ses nouveaux amis. On lui fit admirerla fontaine de Carpeaux dans les jardins du Luxembourg.

– Et tenez, s’écria l’un d’eux, facétieuxpersonnage aux allures de bohème, voyez donc comme on a traitél’Amérique… En bronze, mon cher ! On n’a même pas daigné lapeindre aux couleurs nationales !

Sur tout ce qui touchait à l’art, Tom Punchn’avait que des idées très vagues.

– Certainement, s’écria un autrepersonnage, c’est une véritable hérésie ! L’Amérique en brun,ce n’est pas l’Amérique. Êtes-vous patriote ?

– By God ! si je suispatriote !… L’Amérique aux Américains ; et même l’universaux Américains !… C’est mon avis.

– Et bien, alors, vous avez là uneoccasion unique d’affirmer vos convictions, de montrer à l’universqu’un Yankee ne laisse pas impunément représenter l’Amériqued’aussi rudimentaire et ridicule façon !

En disant ces paroles, il sortit, de dessousses vêtements, un vaste rouleau de toile, qu’il déplia aveclenteur.

L’intendant ouvrait de grands yeux. Quant auxautres personnages, ils ne réprimaient qu’à grande peine leur enviede rire.

– Mais c’est le drapeau de l’Union !fit Tom Punch.

Et dans un accès de patriotisme, il se mit àpousser de retentissants hurrahs.

– Voici ce dont il s’agit, continual’organisateur de la farce. Il faut que vous grimpiez orner de cepavillon l’effigie de l’Amérique, pour que demain, lorsqu’ils seréveilleront, les Parisiens constatent que les Yankees sont encorepatriotes.

À cette heure de la nuit, ces parages sontdéserts. Les grilles du jardin étaient closes. Mais cela n’étaitpoint pour embarrasser des rapins en veine de fumisterie.

Ils escaladèrent la légère clôture, ettransbordèrent le majordome à bout de bras.

Inutile de dire que Tom avait accueilli laproposition avec une joie délirante. Il la trouvait toutenaturelle, et s’étonnait même qu’aucun des Américains, résidant àParis, n’en eût l’idée.

On lui fit gravir la vasque du bassin ;et non sans peine, on parvint à l’installer, lui et ses drapeaux,sur la tête d’un cheval de bronze d’où, en se tenant debout, ilpouvait aisément accomplir son œuvre patriotique.

Tout entier à son œuvre, Tom Punch nes’aperçut pas que les compagnons qui, jusque-là, l’avaientencouragé de leurs vivats, s’étaient silencieusement éclipsés.

La statue avait maintenant une tout autreallure, drapée de larges bandes rouges, semées d’étoiles d’or.

Tom Punch se frottait les mains.

Mais sa joie fit place au découragement leplus profond, lorsqu’il constata qu’il était impossible dedescendre de son piédestal improvisé, et que personne ne répondaitplus à ses appels. Il s’assit philosophiquement, les jambespendantes, sur son cheval de bronze, et attendit lesévénements.

Ils ne tardèrent pas à survenir, sous la formede deux gardiens de la paix qui, le voyant dans cette positioninsolite, crurent, tout d’abord, se trouver en présence d’un fou.Ils parvinrent, néanmoins, à le remettre sur la terre ferme.

Quelques instants après, l’infortuné Tom Punchsubissait, devant le commissaire de police du quartier, uninterrogatoire en règle.

Il venait d’apprendre, avec stupeur, qu’ilétait tombé sous le coup d’une loi draconienne sur les« dégradations de monuments publics ».

De plus, le magistrat n’était pas loin desoupçonner, sous cet incident, une affaire politique. Il allait enréférer au ministre des Affaires étrangères.

– Mais, s’écriait le malheureux, quel malai-je donc fait ? Puisque c’est l’Amérique, il est toutnaturel qu’elle porte des couleurs américaines.

Et il ne se sortait pas de là. Lesraisonnements les plus spécieux ne valaient rien contre sa logiquede patriote.

Tom Punch avait été fouillé minutieusement etmis au secret, comme un criminel politique.

Le lendemain, tout Paris connaissait déjàl’aventure. Les journaux du matin avaient consacré à Tom Punch uneédition spéciale qui s’était enlevée comme par enchantement. Lesministères s’étaient émus. Le téléphone, le télégraphefonctionnaient sans interruption. Il s’en fallut de peu qu’on neconvoquât, à l’Élysée, les ministres en villégiature.

Dire combien, tout en pestant contre lasottise de son intendant, Ned Hattison dut faire de pas et dedémarches, nous y renonçons !

Du commissariat, on l’envoya à la préfecture,de la préfecture au ministère, du ministère au consulat où enfin,grâce à son nom connu et à la crainte de faire surgir desdifficultés diplomatiques entre la France et les États-Unis, onétouffa l’affaire.

Après deux jours de captivité, Tom Punch futenfin remis en liberté. Il regrettait amèrement son malencontreuxpatriotisme, et dut encore subir, de la part de son maître, uneverte semonce.

Mais jamais il ne réussit à comprendre lanature du délit qui avait tant amusé les Parisiens, et avait faitde lui un personnage célèbre pendant vingt-quatre heures.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer