La Conspiration des milliardaires – Tome I

Chapitre 10Départ de Ned Hattison

Lelendemain matin, Hattison débarquait de bonne heure à Skytown, etpénétrait dans le laboratoire, où Ned était justement en traind’examiner les résultats d’une curieuse expérience.

Vêtu d’une longue blouse grise, il paraissaitfort occupé à projeter, dans une immense cuvette de verre, desboules brunes qu’il puisait avec de longues pinces dans unrécipient plein d’huile.

– Qu’est-ce, ceci ? fitdistraitement Hattison.

– Oh ! dit Ned sans cesser desurveiller ses boules, qui au contact de l’eau s’enflammaient etbrûlaient avec de petites détonations, c’est tout simplement le feugrégeois.

– Comment, le feu grégeois ?

– Oui, ce fameux moyen de destructionqu’employaient autrefois les Grecs pour incendier les flottesarabes. Il brûlait dans l’eau ; et, au dire des chroniqueursqui en ont parlé, il était absolument inextinguible. En voiciquelques échantillons dans ce bocal.

– Et avec quoi fabriques-tucela ?

– Oh ! c’est bien simple. Le premiervenu, avec un traité de chimie élémentaire et après cinq minutes deréflexion, en saurait tout autant que moi.

– Mais encore ?

– Tout simplement un composé de cesmétaux alcalins qui, comme le potassium et le sodium, sedécomposent au contact de l’eau, et que j’unis, dans certainesproportions, à des substances grasses et à des azotates.

– Voilà, certes, un beau résultat.

– Je ne suis pas encore satisfait. Jevoudrais obtenir mon feu grégeois à l’état liquide, afin de pouvoiren remplir des obus. Si je réussis, on pourra incendier toute uneflotte ou toute une ville avec cinq ou six projectiles, et je passesous silence l’effet foudroyant qu’ils produiraient sur un corps detroupe.

Hattison resta un moment silencieux, enregardant se consumer, avec de grandes fumées blanchâtres, lesdernières boules de feu grégeois qui tournaient, en crépitant surl’eau, avec de petites détonations.

Puis, brusquement.

– Voilà qui est très bien, mon cher Ned,dit-il. Mais, si tu veux, pour aujourd’hui, nous laisserons de côtéla chimie.

– Vous voulez sans doute me parlerbalistique.

– Nullement.

– Ou sous-marins ?

– Pas davantage.

Et la figure du vieux savant s’éclairait d’unsourire malicieux.

– Alors ?

– Je viens tout simplement te parlermariage.

Ned, dont le front s’était rembruni, demeurasilencieux.

– Oui, mon cher Ned, poursuivitl’ingénieur. Et la fiancée que j’ai à te proposer est jeune, belle,richissime et intelligente. De plus, elle t’aime.

– Elle s’appelle ?

– Miss Aurora Boltyn.

– Mon père, répondit Ned, je vous ai ditsouvent que je me trouvais encore trop jeune pour le mariage, et jepersiste dans cette résolution. J’ai encore beaucoup à travailleravant d’être arrivé à conquérir, pour l’offrir à celle quej’aimerai, une renommée digne de celle que vous avez acquise.Quoique flatté de la recherche de miss Boltyn, mon intention bienarrêtée est de refuser.

– Mais, cette obstination estridicule ! Tu ne retrouveras jamais une occasion pareille.

– Je n’y tiens pas. Jusqu’ici, la sciencea suffi à mon bonheur. Je ne désire rien de plus pour l’avenir quede continuer à demeurer votre collaborateur. Si vous voulez bien,mon père, nous ne parlerons plus de ce projet.

À cette réponse, Hattison, en qui, depuis lecommencement de l’entretien, couvait une sourde colère, éclata toutà coup en paroles furieuses.

– Ton entêtement est stupide. Tu dirigeston existence en maladroit ; et, qui plus est, tu bouleversesles grands projets que j’avais formés. Tu me compromets !

– Je vous compromets ? demanda Nedavec un grand calme.

– Oui, tu me compromets avec tes refusdictés par l’orgueil d’une présomptueuse jeunesse. Et si je m’étaisengagé, moi ! Si j’avais donné ma parole pour cemariage !

– Mon père, vous auriez eu tort. Ilfallait d’abord me demander mon avis.

– Pouvais-je supposer que, sous tes airsd’homme pratique, tu dissimulais des instincts aussi puérilementorgueilleux ! Quoi qu’il en soit, maintenant, il est troptard. Il faut que tu épouses miss Boltyn ; je le veux, et jete l’ordonne. Tu me sauras gré, plus tard, d’avoir été plusraisonnable que toi.

– Je vous ai déjà dit, mon père, dit Nedd’un ton très ferme, que je ne voulais pas me marier. Une fois pourtoutes, qu’il ne soit plus question de cela entre nous.

– Eh bien, soit ! s’écria Hattison,parvenu au dernier degré de la fureur. Tu fais fi des conseils demon expérience ; tu bouleverses mes plans grandioses !Va-t’en !… Je te renie pour mon fils et pour moncollaborateur. Tu es désormais un étranger pour moi. Je t’ai donnéla science pour te défendre dans la lutte pour la vie ; je nete dois plus rien. Et, fais en sorte que je ne te rencontre jamaissur mon chemin.

Hattison s’éloigna à grandes enjambées, enfermant avec violence la porte du laboratoire.

Quelques instants après, il remontait dans untrain de chemin de fer de glissement, à destination de Mercury’sPark.

Après le départ de son père, Ned, que cettescène violente avait d’abord profondément attristé, reprit vite soncourage.

Il s’occupait à classer les papiers et lesappareils qui étaient sa propriété personnelle, en réfléchissant àquels industriels il allait pouvoir s’adresser pour obtenir uneplace d’ingénieur, lorsque, de nouveau, la porte du cabinet detravail s’ouvrit.

Ned se retrouva face à face avec son père.

Mais, toute la colère de l’inventeurparaissait tombée ; et c’est avec une douceur et unerésignation apparentes qu’il dit :

– Mon cher fils, j’ai eu tort dem’emporter tout à l’heure. Je comprends qu’à ton âge on aime à êtrele maître de ses actions. Je ne te parlerai plus de ce mariage,mais je viens te demander une faveur. Pour conserver les immensescapitaux que les milliardaires mettent à ma disposition, pourréaliser les vastes projets qui nous donneront gloire et fortune,il ne faut pas que William Boltyn connaisse ton refus que tu disêtre irrévocable.

– Mais, dit Ned, je ne vois guère lemoyen.

– Le moyen existe. Est-ce qu’un voyage enEurope te déplairait ?

– Pas du tout. Bien au contraire.

– Eh bien, alors, tout peut encores’arranger. Tu vas partir d’ici quelques jours pour Londres, d’oùtu te rendras à Paris, muni d’autant d’argent qu’il te seranécessaire. Tu pourras aisément surprendre les plus intéressantesdécouvertes, militaires et scientifiques de nos ennemis. Je vaisfaire entendre à nos milliardaires que ce voyage est indispensable,et qu’il faut qu’il dure un an.

– Mais missAurora ?

– Miss Aurora ? Jeferai comprendre discrètement à son père que tu ajournes ta réponsejusqu’à ton retour, que ton absence est absolument nécessaire àl’œuvre commune. Il est trop pratique pour ne pas se rendre à mesraisons.

– Oui, mon père. Mais l’année une foisterminée ?

– Oh ! l’année une fois terminée, ilimportera peu que tu épouses ou que tu n’épouses pas Aurora.D’abord, elle aura pu t’oublier. Puis, toi-même, tu changeraspeut-être d’avis. De plus, l’affaire de Mercury’s Park aura étépoussée trop loin. Trop de capitaux auront été engagés pour qu’illeur soit possible de revenir sur leur décision.

– Soit, dit Ned, après un instant deréflexion, j’accepte votre proposition. Je vais faire mespréparatifs de voyage.

Et, loyalement, Ned Hattison tendit la main àson père, qui la serra vigoureusement.

Toutefois, dans l’âme du vindicatif savant,cette réconciliation n’était pas sans arrière-pensée.

Le lendemain de cette mémorable entrevue,Hattison était reçu par William Boltyn, dans l’hôtel de la SeptièmeAvenue.

Il expliqua au milliardaire l’imminence dudépart de Ned.

Il fallait se hâter, car les savants anglais,allemands et français, étaient, d’après des avis secrets qu’ilavait reçus, sur la piste de découvertes merveilleuses.

Quant au mariage, c’était, bien entendu, uneaffaire arrêtée.

D’ailleurs, Ned enverrait fréquemment de sesnouvelles et reviendrait grandi par le succès et formé par levoyage.

À en croire l’ingénieur, son fils se jugeaitindigne de la main de miss Aurora, et il voulait absolument lamériter par quelques travaux peu ordinaires.

Hattison pria même William Boltyn et sa fillede ne pas faire allusion au mariage en présence de Ned, alléguantla timidité du jeune homme.

Hattison employa tant d’habiles sous-entendus,eut l’air si effrayé en parlant des savants européens, enfin fitavec tant d’éloquence une peinture de l’amour et de la timidité deson fils, que Boltyn ne soupçonna pas un seul instant lavérité.

– Si mon fils, conclut hypocritementl’inventeur, n’est pas venu lui-même vous saluer, c’est qu’unretard d’un seul jour l’exposait à manquer le paquebot. Et il n’eneût pas trouvé d’autre avant une huitaine.

– Nous en aurions affrété un pour luiseul, dit majestueusement William Boltyn.

– Je sais que vous pourriez le faire.Mais il faut éviter toute dépense inutile de temps et d’argent.

Hattison, retenu à dîner par son hôte, répétaà miss Aurora ce qu’il avait dit à son père et parvint à la leurrerde la même façon.

Mais elle prit la chose avec moins dephilosophie.

Pendant tout le repas, elle eut le cœur gros,et elle se retira de bonne heure dans ses appartements.

Elle y avait à peine pénétré, que quelqu’unfrappa discrètement à la porte.

C’était le mélancolique Tom Punch, venu,disait-il, en s’excusant de son intrusion près de sa maîtresse,pour implorer d’elle une grande faveur.

Aurora, comme son père, avait beaucoupd’indulgence pour le majordome.

Elle l’accueillit avec bienveillance.

Tom Punch venait d’avoir une idée degénie.

Tout en servant à table, il avait appris ledépart de Ned Hattison.

Il avait en même temps remarqué la tristessed’Aurora, et il venait tout simplement prier la jeune filled’intercéder près de son père pour l’envoyer, lui, Tom Punch, enEurope, avec Ned.

Chaque semaine, il enverrait à William Boltynune lettre détaillée sur Ned et, en même temps, il veillerait surlui.

Cette prétention fit sourire Aurora.

La cause de Tom Punch était déjà plus qu’àdemi gagnée.

Il ajouta, enfin, qu’il importait fort qu’ilse mît au courant des dernières nouveautés culinaires etgastronomiques.

– Mais, dit Aurora, Ned est parti.

– Pour New York, oui. Mais il n’est pasencore embarqué. En prenant le premier train rapide à la gare del’Atlantic, je puis encore le rejoindre à New York.

– Tu as réponse à tout. Je vais prévenirmon père immédiatement.

William Boltyn trouva l’idée bizarre, maisexcellente, puisqu’elle venait de sa fille.

Et, un quart d’heure après, Tom Punch, dûmentmuni de bank-notes et armé d’une grosse valise, sautaitdans un cab et se faisait conduire à la gare de l’AtlanticRailway.

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