La Conspiration des milliardaires – Tome I

Chapitre 23Un mariage imprévu

Endébarquant à la gare Saint-Lazare, l’ingénieur Hattison, depuis sondépart de Mercury’s Park, n’avait pas prononcé vingt paroles.

La Touraine, un des plus récentspaquebots construits, une merveille autant par sa vitesse que parle luxe et le confort qu’elle offre aux passagers, en sept joursl’avait amené au Havre.

Le « Trou du Diable » et les brumeuxparages de Terre-Neuve franchis, le reste de la traversée s’étaiteffectué par un temps magnifique.

Mais des féeriques paysages de la mer et duciel, Hattison n’avait rien vu.

Alors que, réunis sur le pont, les passagersdes premières organisaient des bals et des concerts, enfermé danssa cabine qu’il arpentait de long en large, comme une bête fauve,l’ingénieur ne décolérait pas.

Descendu du train transatlantique qui prendles passagers sur le quai même du débarquement, Hattison, qui dansson mépris des hommes et des mœurs du vieux monde s’était toujoursobstiné à ne rien connaître des Français, à ne pas apprendre leurlangue, eut recours à un interprète de l’hôtel Terminus, retint unappartement, et sans même prendre le temps de faire quelquetoilette, se fit conduire immédiatement chez son fils.

Tom Punch, qui au coup de sonnette était venuouvrir la petite porte donnant sur la rue, faillit tomber à larenverse en apercevant l’ingénieur.

Sans lui laisser le temps de se remettre,celui-ci était déjà entré.

Malgré la fureur, qui ne l’avait pas quittédepuis la réception du télégramme de Ned, ce fut d’une voix calmequ’il demanda :

– Mon fils est là ?

Et sur un signe affirmatif de Tom Punch, quel’étonnement rendait muet :

– Bien. Conduisez-moi auprès de lui.

Ned venait de rentrer. Il était allé dansquelques magasins, chez les orfèvres, commander de menus objets detoilette et des anneaux nuptiaux.

Maintenant il voyait chaque jour sa fiancée.Sans être encore fixée définitivement, la date de leur mariageétait prochaine.

Une seule chose lui manquait pour laforme : l’autorisation de son père.

Lorsque, suivi de l’ingénieur Hattison, TomPunch frappa à la porte du cabinet de travail de Ned, le jeunehomme notait sur un carnet les courses urgentes qu’il devait fairel’après-midi.

Tom parut d’abord, montrant dansl’entrebâillement de la porte, sa grosse figure que l’émotion et lasurprise avaient congestionnée encore plus qu’à l’ordinaire.

– Monsieur Ned, fit-il à demi-voix, votrepère qui vient d’arriver, veut vous voir.

– Mon père ! s’exclama le jeunehomme qui, subitement, se trouva debout. Eh bien, fais-le entrer,et laisse-nous.

Inutile de dire que tout ce dialogue avaitlieu en anglais.

Quoiqu’il parlât couramment le français, TomPunch, dans son effarement, avait eu recours à sa languematernelle.

Bien qu’émotionné par la visite de son père,Ned cependant paraissait calme.

Le savant entrait.

La main tendue, son fils vint au-devant delui.

– Bonjour, mon père. Quel heureuxévénement me vaut le plaisir de vous voir ?

De même que tout autre sentiment, l’amourpaternel, chez Hattison, n’était qu’un mot, c’est-à-dire une chosesans valeur aucune.

Il ne fit même pas attention à la main quis’avançait vers lui.

– Nous avons d’abord à régler quelquesquestions, fit-il rudement. Nous verrons ensuite.

– Mais, mon père, je suis à votredisposition.

– Alors m’expliqueras-tu ce que signifiece télégramme.

– Vous l’avez bien vu. Je suis fiancé àMlle Lucienne Golbert et je dois me marierprochainement. Quoique pouvant m’en passer, puisque je suis majeuret américain, j’ai donc sollicité votre autorisation.

– Mais c’est absurde, idiot ! Tugâches ta vie comme un écervelé. Alors que j’ai réalisé là-bas uneœuvre gigantesque, qu’avant un an nous serons les maîtres du monde,tu t’entêtes, toi, à me désobéir ! Tu refuses d’épouser missAurora ; tu n’as pourtant pas été sans apprendre que son père,William Boltyn, vient presque de doubler sa fortune !

– Permettez-moi, mon père, de vous direque ces considérations me sont tout à fait indifférentes. MissAurora ne me plaît pas. Pas plus aujourd’hui qu’il y a un an, je neveux l’épouser. J’ai trouvé ici une jeune fille dont les qualitésde cœur et d’esprit valent mieux pour moi que les milliards devotre protégée.

– Fils ingrat, s’écria l’ingénieur blêmede fureur, c’est ainsi que tu me récompenses ! Tu ne méritespas ce que j’ai fait pour toi ! Ta lâcheté n’a d’égale que tafourberie.

– Mon père, reprit Ned indigné, vousdevriez avoir l’intelligence de ne pas mettre entre nous depareilles phrases. Vous obéissez à des sentiments que je necomprends plus, que je ne veux plus comprendre. Laissez-moi tout aumoins le droit de les excuser.

Ces paroles courtoises, au lieu d’apaiser lacolère d’Hattison, ne firent que l’irriter.

– Ah ! je ne m’étonne plus,s’écria-t-il, que tu dédaignes miss Aurora. Tu possèdes le secretde Mercury’s Park, qu’imprudemment, je t’ai confié. Tu n’as pasbesoin de ses millions comme tu dis ; peut-être l’as-tu déjàvendu au Foreign Office, ou bien à ton pays d’adoption ; carte voilà français maintenant, ajouta-t-il en raillant.

Ned avait blêmi.

– Je vous défends, mon père,entendez-vous, de me traiter de la sorte. J’ai trop de loyauté pourtrahir qui que ce soit. Et si je n’accepte plus de servir des genscomme vous, ma parole vous reste sacrée. Vous n’avez pas le droitd’en douter.

– Ah ! je te souhaite de dire vrai,fit l’ingénieur en gagnant la porte ; car, ajouta-t-il en seretournant, tu as beau être mon fils, tu ne vivrais pasvingt-quatre heures ! ! ! Ne perds jamais lesouvenir de cette parole.

Et sans prendre garde à Tom Punch plus mortque vif qui s’effarait le long des corridors, il regagna sa voiturequi stationnait devant la porte.

Deux cents mètres plus bas, une autre voiturestationnait également.

Derrière les stores baissés, un homme d’unecinquantaine d’années tenait les yeux obstinément fixés sur lademeure de l’ingénieur.

Lorsque le coupé s’éloigna, le personnage, quesemblait tant intéresser la visite de l’illustre inventeur, fit unsigne au cocher qui, tout en se tenant à distance, suivit lavoiture dans laquelle Hattison, furieux, ruminait des projets devengeance.

Quand il se fut assuré que M. Hattisonétait rentré à l’hôtel Terminus, le mystérieux personnage mit piedà terre ; et tout en passant, nonchalamment, devant le café del’hôtel, il sortit de sa poche un petit papier qu’il glissa dans lamain d’un garçon en habit noir.

Si Ned avait été là, il aurait reconnu lepassager qui l’avait tant inquiété à bord du London, letouriste aux lunettes fumées, l’espion de l’Angleterre, BobWeld.

Deux jours plus tard, Hattison, n’ayant rienvu de Paris, n’ayant rien voulu voir, reprenait le chemin deChicago.

Quelques semaines plus tard, on célébrait lemariage de Lucienne et de Ned.

Dans le jardin d’une claire maison decampagne, que le jeune Américain avait choisie aux environs deParis pour y installer son bonheur, une table était servie.

De merveilleux massifs de lilas blancs, de lyset de jasmins, escaladaient avec grâce les suspensions électriquesdisposées en plein air, et dont les branches d’arbres formaient dessoutiens naturels.

La cérémonie avait été tout intime.

En plus de Lucienne, dont la robe élégantemettait encore en relief la saisissante beauté et de Ned ;M. Golbert, Olivier Coronal et quelques savants distinguéstémoins des jeunes époux y assistaient seuls.

Ému jusqu’aux larmes par le bonheur de safille, le vieux Golbert qui, pour tout le monde, avait un motaimable, semblait revivre les beaux jours de sa jeunesse.

Olivier Coronal lui-même avait tenu à assisterà ce joyeux repas.

Tout ce qu’il aurait pu avoir de haine ou dejalousie s’était fondu devant le spectacle de ce bonheur, de cetamour pur des deux jeunes gens.

Ce grand cœur avait su faire taire toutemauvaise pensée, chasser tout nuage de son front et donnerl’exemple de la gaieté.

Quant à Tom Punch, ce jour était le plus beaujour de sa vie.

Aidé de son inséparable Léon, il avait, quantau menu, bien tenu sa parole.

À côté des pièces de gibier empruntant àd’inédites préparations des saveurs raffinées, des poissonsmerveilleux pour lesquels le majordome combinait depuis des moisdes sauces stupéfiantes, des corbeilles de fruits rares tentaientl’œil par leurs couleurs doucement veloutées.

Au dessert, Tom Punch, toujours grave, reçutles félicitations unanimes des convives.

Le champagne, ce vrai vin de France, réunittout le monde dans un toast cordial qu’Olivier lui-même porta auxjeunes époux.

Sa voix tremblante trahissait ses sentimentsintérieurs.

L’inventeur était ému :

– Oui, mes amis, fit-il en levant sonverre dans un élan généreux, soyez bons surtout, car c’est encorela vraie sagesse. Au bras l’un de l’autre, vous pourrez marcherdans la vie sans défaillance ; et les douleurs que vouséprouverez ne serviront qu’à vous mieux réunir.

« Soyez heureux, ajouta-t-il, de levertous, nos verres, dans une pensée de concorde et de justice, àl’heure où, autour de nous, la lutte est si violente, les hommes siféroces.

« Je bois à l’avènement d’une humanitéplus heureuse et de la paix universelle dont un des plus puissantsmonarques de l’Europe a pris l’initiative, d’une ère de prospéritéet de richesse sociale, à tout ce que nous rêvons, à tout ce que lascience nous donnera.

« La lutte entre les peuples ne sera paséternelle.

« Comme elle a supprimé l’ignorance et lasuperstition, comme elle remplace chaque jour le travail matériel,la science abolira les frontières. Il ne se peut pas que l’humanitése mente à elle-même.

Ces paroles furent couvertes par un tonnerred’applaudissements.

Au fond du jardin, Tom Punch, d’une voix destentor, approuvait, lui aussi, par des hurrahs frénétiques.

Cependant, à côté de celle qui maintenantétait sa femme, au milieu de cette allégresse générale, Ned sentaitune ombre passer sur son bonheur.

Il pensait tout à coup aux machines qui,là-bas, dans les solitudes de l’autre côté de l’Atlantique,préparaient à coups de milliards l’écrasement de la vieilleEurope ; et les figures compassées et froides de miss Auroraet de son père, d’Hattison et de ses chimistes, surgissaient commedes fantômes, en son souvenir.

Mais un doux sourire de Lucienne eut vite faitde dissiper ce cauchemar.

Un orchestre, dissimulé dans les feuillages,attaquait la marche nuptiale de Haydn ; et Ned Hattison sesentit fortifié, contre l’avenir, de toute la puissance de cetinstant inoubliable.

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