La Conspiration des milliardaires – Tome I

Chapitre 18Le chemin de fer subatlantique

L’ingénieur Arsène Golbert, né dans le centre dela France, descendait d’une vieille famille où le culte de lachimie et des sciences naturelles était en honneur depuisLavoisier, qui avait été l’ami de Raphaël Golbert, inventeur d’unperfectionnement de la machine à vapeur, et le père de notrehéros.

À vingt ans, Arsène Golbert se trouva seuldans la vie à la tête d’un maigre revenu de quelques centaines defrancs ; mais il n’en était pas moins bien armé pour la luttede l’existence.

Son père l’avait pourvu d’une éducationsolide, lui avait inculqué l’amour de la science, le goût dutravail et de l’esprit d’initiative.

Il trouva, presque immédiatement, dans lagrande industrie une place de sous-ingénieur, qui lui permit decontinuer les études passionnantes qu’il avait commencées sur lespoudres de guerre et les explosifs.

Cinq ans après, il était ingénieur enchef ; et il ne tardait pas à épouser une jeune fille sansfortune, mais dont les qualités solides et la beauté l’avaientséduit.

Cette union, qui ne fut troublée d’aucunnuage, ne dura guère. Après trois ans de bonheur,Mme Golbert mourait en donnant le jour à unefille.

M. Golbert faillit perdre la raison et nese consola jamais entièrement de ce malheur.

Les années pansèrent cette blessure sans laguérir. Désormais, son existence se passa paisiblement, loin dutumulte et des ambitieux, partagée entre l’étude et l’éducation deLucienne, vivant portrait de la morte pour laquelle il avait gardéun véritable culte.

Maintenant, c’était un doux vieillard, amèneet souriant, indulgent pour les hommes et philosophe à sesheures.

Sa fille avait bien réalisé ses espérances.Brune, avec de grands yeux veloutés et pensifs, d’une beautérégulière sans cependant rien d’impassible, elle avait le moralsérieux et un peu triste des enfants qui n’ont point connu autourd’eux la douceur de l’affection maternelle.

Sous l’influence de son père, dont latendresse ne s’était jamais démentie un instant, son intelligences’était formée avec une précoce vivacité. Plus tard, il n’avait pasvoulu se séparer d’elle, et abandonner son éducation à des mainsmercenaires.

Pour sa fille, ce savant austère, dont lefront ridé accusait les veilles laborieuses, s’était découvert destrésors d’imagination, de patience et de douceur.

L’enfant, devenue jeune fille, l’en avaitrécompensé. Elle avait pris la direction de l’intérieur familial,tout en parachevant avec son père son instruction personnelle, eten l’aidant dans ses travaux.

C’était la joie du vieillard que de voir lafacilité avec laquelle Lucienne s’initiait à la science, et desentir autour de lui la filiale sollicitude, les affectueusesprévenances dont elle l’entourait.

Quelquefois, ayant été amenée à parler de sonmariage possible, la jeune fille avait déclaré que si, en effet,elle se mariait un jour ou l’autre, elle entendait bien ne pas seséparer de son père.

Du reste, jusqu’à présent, elle ne semblaitpas pressée de sacrifier son indépendance, comme elle disait enriant ; et elle avait même repoussé plusieurs demandes.

Mais il était bien évident, pourM. Golbert, qu’une transformation s’était faite dans sesidées, depuis que Ned Hattison était devenu un de leursfamiliers.

Autrefois, il avait cru qu’Olivier Coronal,pour lequel il avait lui-même une profonde sympathie, aurait plu àla jeune fille.

Maintenant, était-ce bien de l’amour qu’elleéprouvait pour l’ingénieur américain, ou seulement un sentimentpassager fait d’intérêt et de curiosité ? Nul n’aurait pu ledire. Il attendait patiemment qu’elle s’en ouvrît à lui.

Contrairement à l’usage, qui veut que la jeunefille reste ignorante de la vie pratique jusqu’au jour de sonmariage, M. Golbert s’était appliqué à mettre Lucienne aucourant des problèmes et des nécessités de l’existence. Il l’avaitfait en véritable sage, prenant autour de lui les exemples, aussidélicatement que l’eût fait une mère.

Il était donc certain de ne pas avoir àconseiller ou à contrarier sa fille dans le choix d’un mari.

Intelligente, elle ne choisirait qu’un hommede valeur, et tout portait à croire que Ned Hattison étaitcelui-là.

La chaste idylle, qui avait rapproché les deuxjeunes gens, faisait sourire le vieux savant et l’enchantait. Il sevoyait déjà entouré de mignonnes têtes blondes, bonheur qu’il avaitrêvé comme couronnement de sa vieillesse.

Ce jour-là, dans son fauteuil à oreillettes,M. Golbert avait laissé tomber de ses mains le livre qu’ilparcourait.

La fin d’un bel après-midi d’automne mettaitd’inaccoutumés flamboiements, des rousseurs atténuées, dans lefeuillage déjà flétri des arbres du petit jardin qui entourait samaisonnette retirée.

Le soleil, à son déclin, entrait par lafenêtre du cabinet de travail, baignant de ses reflets dorés lestentures plutôt sombres et les meubles brunis, accrochant deslumières aux porcelaines antiques, emplissant la petite pièce toutentière d’un impondérable halo lumineux où se jouaient lestourbillonnantes armées des infiniment petits.

Devant cet adieu des beaux jours à la nature,cet éblouissement des splendeurs dernières, le savant sentaitmonter en lui un bien-être, une douce mélancolie, faite desouvenirs chers, de joies mortes, d’espérances informulées.

À l’horizon, « le soleil s’est noyé dansson sang qui se fige [9] »,comme a dit un poète. De longs pans de nuages, éclaboussés depourpre, dévalaient en multicolores cascades vers l’abîme d’orliquide, où l’astre se plongeait, faisant place à la nuit.

Le crépuscule descendait sur la ville. Lelivre du savant glissait de plus en plus de ses doigtsdistraits.

L’heure était tellement douce etrecueillie ; ses yeux voyaient tant de choses lointaines dansle brouillard lumineux du couchant que, bercé par ces souvenirs, ils’assoupit.

Un bruit de voix joyeuses le réveilla. La nuitsournoise était venue pendant son sommeil.

– Eh bien, papa, nous t’y prenons à rêvercomme un jeune homme, fit Lucienne qui venait d’entrer, encompagnie de Ned Hattison.

Et, câline, elle passe ses bras autour du coude son père, l’embrassant avec l’impétuosité qu’elle mettaitparfois dans ses preuves d’affection.

– Tu sais que je t’amène M. Ned,dit-elle en se dégageant. Mais qu’au moins nous y voyionsclair.

Tournant donc un bouton de cuivre, orné dedélicates ciselures représentant un lézard parmi les fleurs, ellealluma les lampes à incandescence. Leur lumière, tamisée par desverreries polychromes, illumina doucement le cabinet detravail.

– Là, fit-elle… Voyez-vous, monsieurHattison, on n’a pas idée d’un pareil rêveur que monsieur mon père…La nuit, le silence, les étoiles ! continua-t-elle enesquissant, gamine, des gestes de théâtre. Toute la lyre !

– Peux-tu bien dire du mal des rêveurs,fillette, toi que je surprends parfois, à minuit, la fenêtreouverte et les yeux perdus dans le scintillement desconstellations ?

– Oh ! moi, ce n’est pas la mêmechose, s’écria Lucienne rougissante, et glissant vers le jeunehomme un regard malicieux. J’ai des raisons.

– Mais on a toujours des motifs pourrêver, mademoiselle, reprit Ned. La vie se charge de nous lesfournir, à moins qu’on ne soit américain.

– Serait-ce à dire que vous ne rêvezjamais ? interrogea la jeune fille dont la rougeurs’accentua.

– Vous voyez bien, mademoiselle, que,surtout depuis que je vous connais, je ne compte plus pour unYankee. Quelques mois de séjour parmi vous m’ont transformé detelle façon que, par moments, je ne me reconnais plus.

– Vous en plaindriez-vous ?

– Pouvez-vous le penser,mademoiselle ?

Elle avait quitté ses gants, son chapeau et lelong manteau sombre qu’elle portait toujours au-dehors.

La taille bien prise dans une robe claire,dont les plis harmonieux dessinaient ses formes sans les accuser,la figure éclairée d’un bonheur intime, Lucienne était vraimentcaptivante de franchise et de jeunesse.

– Tiens, papa, fit-elle, redevenuesérieuse, une mauvaise nouvelle. Je t’apporte l’Officiel.Sur le rapport de la Commission des inventeurs, le ministre arefusé d’allouer les crédits nécessaires aux expériences de lalocomotive sous-marine.

– Ah ! ils ont refusé, ditsimplement le savant. Eh bien, tant pis pour eux ; je lescroyais plus intelligents. Et les motifs ?

– Tu m’en demandes trop. Mais tu lestrouveras dans l’Officiel. Ils doivent être savoureux.

– Bon, bon ! grommelaM. Golbert entre ses dents.

Puis, s’adressant à Ned :

– Voyez-vous, mon cher monsieur, on estparfois mal venu à vouloir doter son pays d’une invention utile.J’avais proposé au gouvernement de lui céder ma découverte…

– Et il n’en veut pas, fit le jeunehomme. Pourquoi vous étonner ? Le Français est ainsi, ancrédans ses habitudes ; rien ne peut l’en faire démordre. Lesinventeurs ne lui ont cependant jamais manqué ; mais il atoujours fallu qu’ils aillent à l’étranger faire appliquer leursdécouvertes. Pour être impartial, il faut dire que chez nous leschoses ne se passent pas ainsi. Si les Européens nous sontsupérieurs sur beaucoup de points, nous avons beaucoup plusd’initiative qu’eux ; nous savons encourager les inventeurs,et nos capitaux sont toujours à leur disposition.

– Nous reparlerons de tout cela plustard, fit M. Golbert, qui parut subitement frappé d’uneidée.

– D’autant plus qu’il est l’heure de semettre à table. Vous n’avez donc pas faim, messieurs ?

Après le dîner, dans le petit fumoir où lesgrêles statuettes antiques souriaient dans l’ombre discrète, enface des panoplies orientales où la lumière se jouait en teintesdégradées, Lucienne servit le thé.

Peu d’instants après, le domestiqueintroduisit Olivier Coronal, qui parut éprouver un involontairefrisson en apercevant le jeune ingénieur en grande conversationavec la jeune fille, cependant que M. Golbert s’absorbait dansla lecture de l’Officiel.

Mais il reprit tout de suite son assurance, etvint serrer la main de Ned, sans que rien, dans sa physionomie, pûtpermettre de deviner ses sentiments réels.

Depuis plusieurs années qu’il connaissaitLucienne et fréquentait en ami cette accueillante maison, OlivierCoronal, sous les dehors d’une camaraderie, d’une familiarité sansconséquence, s’était pris pour la jeune fille d’un loyal et profondattachement.

Il avait toujours considéré ses sentimentscomme une amitié tout intellectuelle. Jamais il n’avait eu l’idéed’une union. Lucienne tenait seulement en son estime la premièreplace, à l’abri des tumultes de la vie, et comme dominant sesluttes et ses haines de sa figure souriante.

Pour assurer son bonheur, il eût sacrifié lesien ; et c’était une chose étrange que cet amour discret etpresque mystique, chez le Méridional enflammé qu’il était.

N’ayant pas d’autres revenus que ceux que luirapportaient ses travaux, sa pauvreté l’avait toujours empêché derien dire de ses sentiments.

Souvent, la nuit, dans sa modeste chambred’étudiant, alors que la ville endormie n’élevait plus qu’unmurmure autour de lui, sous la clarté de sa lampe, il avaitinterrompu son labeur pour penser à l’avenir.

« C’est un peu pour elle que jetravaille, se disait-il pourtant quelquefois. Car, lorsque j’auraisacquis une situation, je pourrais peut-être lui offrir de devenirma femme. »

Cette pensée lui donnait des forces, lui étaitun encouragement, un puissant stimulant.

Et maintenant, qu’à force d’énergie et depersévérance, il s’était fait une place au soleil, était devenu ledirecteur en chef des usines où se fabriquait la torpille terrestredont il était l’inventeur, au moment où il pensait enfin pouvoirouvrir son âme à celle qu’il aimait, lui dévoiler ses projets debonheur, il la voyait, petit à petit, d’affectueuse devenir polieet, de polie, indifférente.

Elle négligeait presque, maintenant, leursbonnes causeries intimes d’autrefois ; et toujours, lorsqu’ilvenait prendre le thé chez le savant, il la voyait, les yeuxanimés, les lèvres souriantes, s’entretenir avec l’homme qui étaitvenu se faire en France l’agent et le correspondant des États-Unisd’Amérique, avec Ned Hattison.

Son esprit se révoltait à l’idée de lesdétacher l’un de l’autre en racontant à Lucienne ce qu’il savaitsur l’ingénieur. De tels procédés n’étaient pas dignes de lui.

Il se disait tout cela tandis qu’assis dans uncoin du fumoir, il regardait Lucienne qui, devant lui, disposaitune tasse de thé et lui présentait un cigare :

– Comme vous les aimez, monsieur ;ni trop spongieux ni trop secs.

– Merci, mademoiselle.

Et l’inventeur leva, sur la jeune fille, sesgrands yeux éloquents qui, dans l’ombre que projetait sur sonvisage sa chevelure brune, s’éclairaient d’une flamme voilée.

Mais insouciante, exclusive et cruelle sans lesavoir, comme tous ceux qui aiment, la jeune fille ne vit pas lamuette prière, non plus que le doux reproche du regard.

Sautillante comme un oiseau, et toute à lajoie d’aimer, elle était déjà ailleurs que l’ingénieur restaitencore les yeux anxieux en remuant tout un monde de penséestorturantes.

M. Golbert, lui, avait achevé sa lecture.Il repoussa l’Officiel d’une main fébrile. Sa physionomieexprimait une violente contrariété.

– Eh bien ? interrogea OlivierCoronal, la Chambre n’en veut pas, de votre locomotivesous-marine ?

M. Golbert ne répondit pas.

– En effet, que deviendraient lescompagnies actuelles de transports maritimes ? leur matérielqui représente des millions ? Ces gens ne peuvent guèreacclamer une invention qui rendrait inutiles leurs navires et leursusines.

– Mais ils y trouveraient leur bénéfice,s’écria M. Golbert. Songez donc qu’en plus d’une rapiditéqu’ils n’auraient jamais atteinte, toutes les conditions desécurité leur seraient acquises.

– Oui, fit Olivier Coronal ; maiscette entreprise demande de l’audace, un absolu mépris de laroutine, et notre gouvernement, à qui vous vous êtes adressé, nebrille pas précisément par ces qualités.

– Vous n’avez, hélas ! que tropraison ; mais je crois que, cette fois-ci, les bureauxlaissent échapper une bonne occasion. Je n’ai pas, moi-même, lescapitaux nécessaires pour exécuter mes plans, et je serai bienforcé de m’adresser ailleurs.

Inventeur de plusieurs systèmes de chaudièrestubulaires pour la production rapide de la vapeur, d’un freinpermettant d’arrêter presque instantanément les trains en marche,depuis plus de dix ans, M. Golbert avait entrepris derésoudre, d’une façon nouvelle, la question des communicationsintercontinentales. Il y était arrivé d’une manière satisfaisanteavec la locomotive, ou plutôt son train sous-marin.

Si l’appareil n’avait pas encore étéconstruit, on pouvait, du moins, par les plans, s’en faire une idéeexacte.

Pour son nouveau mode de traction,M. Golbert avait tout à fait abdiqué la forme ordinaire de lalocomotive.

Destiné à voyager à de grandes profondeurs etsous d’énormes pressions, son train sous-marin devait naturellementréunir des conditions d’imperméabilité et de résistance jointes àune simplicité assez grande pour ne point être un obstacle à lavitesse.

La forme, qu’après mûres réflexions et nombred’expériences sur la résistance de l’eau le savant avait adoptée,était celle d’une moitié de cylindre se terminant en pointe àchaque extrémité. Les dimensions de l’appareil devaient êtrecolossales.

Il n’y aurait pas de locomotive proprementdite. Plusieurs dynamos puissantes et disposées, à l’encontre destrains ordinaires, au milieu du nouveau véhicule, fourniraient laforce électrique nécessaire.

Des rails creux s’emboîteraient dans quatregrandes roues pleines, et d’une solidité à toute épreuve.

Il serait nécessaire, pour assurer lastabilité de ce train, qui courrait parfois à plusieurs centainesde mètres de profondeur, de lui donner un poids considérable, sansquoi on s’exposerait à le voir remonter à la surface.

Tout corps plongé dans un liquide éprouve, dela part de celui-ci, une résistance égale au poids du volume duliquide qu’il déplace.

Ce principe découvert par Archimède, dansl’Antiquité, avait servi de point de départ aux études deM. Golbert.

En effet, immergeons dans l’eau un corpspesant, d’un volume de quatre décimètres cubes et d’un poids decinq kilogrammes. Sa stabilité au fond du liquide n’est plusassurée que par un poids d’un kilogramme, différence entre sonpoids à l’air libre et le poids du volume de l’eau qu’il adéplacée.

La même chose devait se passer pour le trainsous-marin, de sorte que, la force de propulsion ne s’attaquaitplus qu’au poids relativement infime assurant la stabilité du traindans les régions sous-marines.

Tout calculé, M. Golbert procédait avecune vitesse minimum de cent kilomètres à l’heure.

La question principale avait été d’assurer auxvoyageurs de l’air respirable en grande quantité. Aussi, le trainsous-marin était-il muni d’un système d’aspirateurs d’une grandepuissance, permettant d’expulser l’air intérieur aussitôt qu’ilétait vicié, et de le remplacer par de l’air fabriqué chimiquementpar un procédé qui met le mètre cube à douze centimes de prix derevient.

En même temps que la puissance de traction,des accumulateurs fourniraient l’éclairage.

Des lampes à incandescence et des phares,munis de réflecteurs paraboliques et de lentilles à échelons,iraient éclairer à une grande distance la route des expresssubatlantiques.

M. Golbert avait expliqué ces détails àNed Hattison et Olivier Coronal, qui l’écoutaient plein de respectet d’admiration.

– Je ne me fais pas d’illusion sur lesdifficultés d’une pareille entreprise, conclut-il. Elle demandesurtout d’énormes capitaux. Il faut, en effet, d’abord se livrer àune série de sondages minutieux, explorer complètement le fondocéanien et en dresser des cartes plus détaillées que toutes cellesque nous possédons. Sans cette étude préalable, il est impossiblede rien faire. Mais, je n’ignore pas qu’entre l’Amérique etl’Europe, il existe un vaste plateau de nature calcaire, situé àdes profondeurs à peu près constantes. C’est sur ce plateau quereposent les câbles de la télégraphie transatlantique ; et lesavant Maury a pu dire, presque sans exagération, que sil’Atlantique venait à se dessécher, on pourrait aller en carrossed’Irlande à New York. Eh bien, c’est sur ce plateau qu’il s’agitd’établir, à l’aide de vastes cloches à plongeur ou de submersiblesspéciaux, les rails du premier chemin de fer subatlantique.

– Mais, objecta Ned, et les travauxd’art, comme les ponts et les tunnels, comment lesexécuterez-vous ?

– Très facilement. Je rencontrerai pourles exécuter, sous la mer, beaucoup moins de difficultés qu’à l’airlibre. Je ne serai gêné ni par des routes, ni par des rivières oudes canaux. Je comblerai tout simplement les excavations à l’aidede gros blocs de béton. Quant aux éminences, la dynamite et laroburite en auront vite raison. Si les relevés préliminaires sontjustes, le tracé de la voie suivra une ligne à peu prèsgéométriquement droite.

– Mais, père, risqua Lucienne, et lesforêts géantes d’algues et de varechs ?

– Peuh ! fit l’ingénieur en levantles épaules, on les fauchera, s’il est besoin, à l’aide defaucheuses automatiques, comme de la vulgaire luzerne.

– Et les poissons de grande dimension,les requins, les cachalots ? fit encore la malicieuse jeunefille.

Cette fois, Arsène Golbert sourit.

– Eh bien, mon enfant, si celat’inquiète, nous munirons le train de plaques d’acier fortementélectrisées, capables de foudroyer les plus gros animaux.D’ailleurs, je crois qu’ils seront suffisamment étonnés pour ne passe livrer à d’imprudentes attaques.

– Avez-vous songé aux îles de glacesflottantes et aux courants ? dit Ned après un silence.

– Vous oubliez, mon cher collègue,répondit le vieil ingénieur avec une nuance imperceptible deraillerie, que les courants, de même que les banquises, se tiennentà la surface. Pourquoi ne pas me parler aussi du brouillard ?Tous ces périls ne concernent que les navires. En somme,conclut-il, bien que beaucoup aient qualifié d’utopie mon projet,je le crois des plus réalisables. Ce n’est guère, vous enconviendrez, qu’une question de capitaux et de bonne volonté.

– Vous réussirez, s’écria Olivier Coronalavec enthousiasme ! Et vous aurez été un des bienfaiteurs del’humanité. Grâce à vous, la suppression de la distance réunira,dans une fraternelle union, les peuples des deux mondes ; lacommunion d’idées et d’intérêts, dont la navigation a jeté lesbases, deviendra parfaite, grâce au rapide subatlantique. Àbientôt, j’espère, les États-Unis des Deux-Mondes.

Ned ne put s’empêcher de rougir en pensant auxengins de Mercury’s Park et aux projets de William Boltyn et de sonpère.

– Oui, continua Olivier, le génie duprogrès et de la fraternité n’est pas près d’avoir atteint sonapogée dans notre race. Il ne fait pour ainsi dire que s’éveiller,et nous verrons des merveilles. Comme une clarté lointaine et donton n’approche qu’avec mille périls, nous voyons resplendir, de plusen plus proche de nous, le foyer de la conscience humaine, qui vase dégageant, lentement, des ténèbres de l’instinct. Un immensechemin reste à parcourir ; mais quels progrès déjà réalisés,depuis l’anthropoïde, l’ancêtre préhistorique privé du langage etdu feu et s’attaquant aux grands fauves des forêts géologiques avecses armes rudimentaires de bois, de pierre et d’os, jusqu’à l’hommecontemporain, possesseur de la science et de la conscience delui-même, maître de son organisme et de son intelligence,combinant, pour son plus grand bien-être, ses relations avec lemonde extérieur ; fier, enfin, de la puissance de son cerveau,qui lui permet de pénétrer, les unes après les autres, les lois lesplus mystérieuses de la nature.

– Oh ! mais, monsieur Coronal, vousêtes lyrique quand vous voulez, s’écria Lucienne avec une pointe demoquerie bienveillante.

Puis sérieuse :

– C’est assez l’histoire de l’humanité etdu progrès, ce que vous dites là.

– Et jusqu’où pensez-vous, monsieur,interrogea Ned, que vous conduira l’incessante évolution à qui nousdevons l’apogée de la lutte pour la vie et la sanglante rivalitédes peuples ?

– Grave question, fit l’inventeur. Jesuis de ceux qui croient que l’homme n’est pas foncièrementmauvais. Égaré dans les dédales de l’intérêt et de l’ambition,ainsi que dans les luttes fratricides de l’égoïsme, la science lerégénérera. On n’inventera pas toujours pour détruire ;l’homme, après tout, n’est pas un monstre. Le progrès même desengins destructeurs rendra les combats impossibles. Déjà la guerrede demain serait terrible. Encore quelques années, et elledeviendra par la force des choses, impraticable. Les peuplescommencent à s’instruire, à déchirer le brouillard de l’ignoranceet de la superstition, à naître à l’intelligence et à lacompréhension des principes de vérité. Que l’ambition et l’instinctdominateur aient engendré des tyrans, que l’ivresse de l’or et latoute-puissance du capital aient dominé le monde ; que lespeuples ne soient plus que des instruments dans les mainsd’autocrates et de despotes ; que les nécessités économiquesaugmentent le massacre, les épidémies et la misère générale ;que la question sociale semble insoluble, tout cela ne durera pas,ne peut pas durer !… Au-dessus des intérêts des peuples et desantagonismes artificiels, la cause de l’humanité apparaîtsupérieure à toutes les intelligences. Trop vaste pour pouvoir êtreconfiné dans les limites étroites des dogmes, trop épris de véritépour rien accepter des conventions et des fanatismes, le cerveaudes peuples s’affranchit de plus en plus. Il interroge l’univers,la nature et les forces qui l’environnent ; il remonte àl’origine des causes, cherche les analogies, pénètre les mystèreset s’élève à une vraie connaissance de lui-même. La guerre n’estqu’un état passager, une crise de sa volonté. Au-dessus de toutcela, la paix universelle s’affirme à lui, apparaît comme une èrequi clôturera le temps des douleurs et surtout, comme la récompensede l’humanité améliorée par des siècles d’épreuves et desouffrances.

En prononçant ces dernières paroles, OlivierCoronal, dont un noble enthousiasme enflammait les regards, avaitpresque un geste d’apôtre. On sentait, chez lui, une sorte demysticisme cérébral, une croyance indéracinable, un amour passionnépour les hommes souffrants.

Comment ce doux rêveur, qui plaidait ainsi lacause de la justice, pouvait-il être l’inventeur du plus puissantmoyen de destruction connu ?

Il venait de l’expliquer dans un momentd’abandon.

Ordinairement, il renfermait en lui-même sesconvictions philosophiques. Il ne lui était jamais, sans doute,arrivé d’en dire si long. Personne ne connaissait le philosophequi, chez lui, doublait le savant.

– Croyez-vous sincèrement que votre rêve,car c’en est un, se réalisera ? fit Ned. Il faudrait, pourcela, changer la nature de l’homme. Chez nous, nous n’avons pascette croyance. La vie est une lutte ; soit, nous l’acceptons.La victoire, c’est-à-dire la richesse, est au plus fort, à celuiqui a le plus de volonté.

– Et quoi que semble présager votresupériorité industrielle du moment, et la vie impossible, hâtive etcruelle que vous avez instaurée, c’est justement pour cela quevous, les Américains, vous serez vaincus. Vos savants recherchentdes faits, vos industriels considèrent le monde uniquement pour lesressources matérielles qu’ils en peuvent tirer. Mais déjà voshommes d’État vous lancent dans de fantastiques armements ; endehors des États-Unis, tout, pour eux, n’est que barbarie. Votreambition déchaînera la guerre ; ce sera pour vous une lourderesponsabilité. À ne voir dans la vie que des chiffres, dans leshommes que des capitaux vivants, vous avez négligé les idées,méprisé la beauté, abandonné la tradition des siècles. Prenezgarde, l’Europe vous vaincra ; car elle a, derrière elle, unpassé riche d’intelligence, d’efforts et d’aspirations. En touteschoses, elle essaie de dégager les lois générales, de comprendre lavie, de s’initier aux forces inconnues du monde, de remonter versl’unité des causes. Votre civilisation factice et l’énormepuissance dont, sous la forme de capitaux, vous êtes détenteurs, nepourront rien contre elle. L’humanité ne peut pas mentir à sonpassé, s’arrêter dans son évolution. L’intelligence créatrice seratoujours la première force, car si vous détruisiez cela, vous nepourriez rien mettre à sa place.

Sur ces mots, Lucienne, qui craignait que ladiscussion dégénérât, fit remarquer qu’il était tard.

Chacun se sépara, Olivier Coronal pour prendrele train à la gare Saint-Lazare, Ned Hattison pour regagner sonpaisible ermitage de la rue de Fleuras.

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