La Conspiration des milliardaires – Tome I

Chapitre 7Les mystères de l’océan

Beaucoupmoins important que Mercury’s Park, l’établissement de Skytown secomposait essentiellement de quatre grandes cales couvertes, quedes portes de flot mettaient en communication directe avec lamer.

Ces cales étaient disposées de telle façonqu’on pouvait y construire un navire, un torpilleur ou unsous-marin et le mettre à flot en faisant arriver la mer par lesportes.

L’on évitait ainsi les inconvénients dulancement ordinaire.

Des ateliers d’ajustage et de fonderie et unesorte de village formé, comme à Mercury’s Park, par les habitationsdes travailleurs, complétaient l’exploitation.

C’est dans le bassin d’une de ces cales, qu’unchenal mettait en communication avec le large, quel que fût l’étatde la marée, que flottait l’Aurora.

Plusieurs mécaniciens en visitaientsoigneusement la coque pour voir si des avaries ne s’étaient pasproduites pendant les derniers essais.

L’Aurora, comme un long et mincefuseau d’acier, émergeant à peine au-dessus de l’eau, avait tout auplus une vingtaine de mètres de long.

Ce n’était que le modèle réduit et encoreimparfait d’un gigantesque sous-marin qui devait être construit surle même type.

Quoique conçu d’après les mêmes principes quele Gymnote et le Goubet récemment expérimentés enFrance, le bateau-plongeur de Ned Hattison, offrait de remarquablesaméliorations.

Il était muni d’appareils à torpilles et d’uncanon électrique projetant à de grandes distances des obus chargésde dynamite.

En outre, et c’était la découverte capitale,il pouvait demeurer sous l’eau un temps presque indéfini.

La coque était simple, et la partie intérieuredu navire, formée de cloisons et de tiroirs étanches, quipermettaient d’expulser, par petites fractions, l’atmosphèreintérieure à mesure que la respiration l’avait viciée.

Pour se procurer de nouveau de l’oxygène sansêtre obligé de remonter à la surface, Ned Hattison avait imaginéd’embarquer une grande provision de minuscules bonbonnes d’acierrenfermant de l’air respirable, rendu liquide par les procédés del’ingénieur Pictet.

À peine une des bonbonnes était-elle ouverteque l’air, revenant à son premier état et reprenant la formegazeuse, commençait à fuser en sifflant avec une extrêmeviolence.

En quelques instants, l’atmosphère d’uncompartiment était renouvelée.

On poussait la cloison à tiroir pour expulserl’air vicié du compartiment suivant ; et l’on recommençait lamême manœuvre toutes et quantes fois que le besoin s’en faisaitsentir.

Un système de ventilateurs permettaitd’ailleurs d’éviter ces moyens compliqués, lorsque le naviren’était pas obligé de séjourner plusieurs heures de suite sousl’eau.

On pénétrait dans l’intérieur del’Aurora par une trappe, dont la fermeture hermétiqueétait intérieurement protégée par des bandes degutta-percha.

Au moment où, dirigés par Ned, William Boltyn,Aurora et Hattison s’engageaient sur la passerelle conduisant ausous-marin, le majordome s’aperçut de leur disparition.

Sans même achever la coupe qu’il buvait pourrépondre à un toast patriotique, il se précipita, aussi vite que lelui permettait son ventre proéminent, dans la direction del’Aurora.

Comme il y arrivait, Ned s’occupait déjà àfermer lui-même le capot de l’embarcation.

– Monsieur l’ingénieur, s’écria-t-il, jevous supplie de me laisser monter à bord ! Je serais siheureux d’aller voir le fond de la mer.

– Ma foi, je n’y vois pointd’inconvénient.

– Ni moi non plus, s’écria Boltyn.

– Ni moi, dit en riant Aurora.

Sans attendre davantage, Tom Punch s’engouffradans l’intérieur du sous-marin.

L’équipage de l’Aurora ne secomposait que de trois hommes.

Sur un signe de Ned Hattison, de puissantsfanaux électriques s’allumèrent.

Les sièges qui, ainsi que tous les instrumentsdu bord, s’encastraient dans des sortes de niches, pour permettrela manœuvre des tiroirs étanches, furent retirés.

Les visiteurs se trouvaient dans une cabineétroite, dont les murs étaient formés de plaques de tôled’acier.

Assis sur des pliants de cuivre, ils pouvaientvoir commodément le fond du bassin, dont la lumière électriqueilluminait jusqu’aux moindres cailloux, jusqu’aux moindresaspérités, grâce à de larges hublots de cristal lenticulaire deplusieurs pouces d’épaisseur.

Bientôt les pompes eurent emmagasiné lesderniers mètres cubes d’air.

Les soupapes d’immersion furent ouvertes, lesréservoirs s’emplirent, l’hélice tourna, et le sous-marin, telqu’un gigantesque poisson d’acier, s’engagea dans le chenal quiconduisait à la haute mer.

Aurora éprouvait une certaine émotion.

Elle, qui s’était cru blasée sur toutes lesmerveilles de la science, venait d’être étonnée deux fois le mêmejour.

Il en résultait chez elle un sentiment vague,mêlé de crainte et de respect, et qui n’était pas loin de l’amourpour le créateur de ces étonnantes machines.

À la dérobée, elle considérait Ned Hattisonqui, tout aussi paisiblement que s’il se fût trouvé dans soncabinet, surveillait le manomètre et les autres instrumentsenregistreurs.

Son front lui paraissait rayonnantd’intelligence.

Son courage et son sang-froid éclataientjusque dans la netteté de ses gestes, jusque dans le calme de sonregard bleu.

Elle se sentait au fond de l’âme une fierté departager avec lui cette excursion périlleuse.

Elle comprenait qu’elle eût été heureused’être sa compagne, et qu’elle eût fait tous ses efforts pour s’enrendre digne.

Dans la cabine du sous-marin, le silence étaitcomplet.

Pour des raisons diverses, tout le monde étaitplus ou moins impressionné.

Tom Punch, lui, s’était installé commodémentdans le poste de l’équipage.

Cramponné des deux mains aux appuis de sonpliant, il s’était vite fait à ce nouveau milieu.

Maintenant que l’Aurora était sortiedu chenal, il prétendait reconnaître certains poissons, et faisaitrire aux éclats le timonier et l’électricien du bord, en leurindiquant la meilleure manière de les accommoder.

Il disait avoir aperçu une tortue broutantpaisiblement les algues du fond ; et il priait qu’on arrêtâtpour s’en emparer, plaignant ses compagnons de manquer une si belleoccasion de se régaler d’une soupe faite avec la chair de cetanimal, accommodé d’une façon dont il avait seul le secret.

Dans la cabine, la conversation s’était aussirétablie.

Maintenant chaque passager, depuis Aurorajusqu’au flegmatique Hattison lui-même, contemplait avecémerveillement les paysages mystérieux du fond océanien.

L’Aurora manœuvrait avec précautionsous les arceaux d’une gigantesque forêt de corail rose et blanc,dont les fleurs épanouies tapissaient les roches d’un tapiséblouissant. Et cela ne durait qu’un instant. Surprises dans leursolitude sous-marine, ces fleurs vivantes se refermaient au moindrecontact ; le parterre bigarré disparaissait, et les yeuxétonnés n’apercevaient plus qu’un amas informe de pierres. Desmilliers de petits poissons, reflétant dans leurs fines écaillestoutes les nuances du prisme, se poursuivaient dans ce milieulimpide et tranquille, pareils à des papillons.

Le fond de la mer présentait un aspect nonmoins étrange. Des vers, au corps bizarrement contourné, rampaientdans des forêts d’algues vertes et de fucus bruns ; desanémones de mer, collées aux pierres, agitaient dans l’eau calmeleurs tentacules fins comme de la dentelle ; des oursinsmonstrueux rampaient, broutant les algues, pareils à des pelotesd’épingles vertes, rouges ou violacées. Des étoiles de mernageaient gracieusement ou rampaient parmi les fucus. Desmollusques de toutes les tailles, et de toutes les formes, seglissaient dans cette forêt d’un nouveau genre, ou, attachées parleur byssus aux corps immergés, bâillaient de toute la largeur deleurs valves. Des crabes monstrueux couraient dans tous les sens, àla recherche de détritus organiques qui sont la base de leurnourriture. De fines crevettes, surprises par la clarté soudainedes fanaux électriques de l’Aurora, fuyaient enbondissant, agitant au-dessus de leur tête leur antenne gracilecomme un panache. Des plies, des limandes, des turbots, descarrelets, toute la troupe des poissons plats s’élevaient du sol ets’éparpillaient dans toutes les directions en ondulant leur corpsdiaphane.

C’était, tout autour de l’Aurora, undébordement inouï de vie et de mouvement.

Cependant le sous-marin eut vite dépassé laceinture des récifs corallins ; la profondeur ayant augmenté,Ned Hattison immergea l’Aurora par douze cents mètres defond. Le beau paysage de tout à l’heure avait disparu depuislongtemps. Elle courait à toute vitesse maintenant, au-dessus d’uneplaine sous-marine, recouverte d’une fange noirâtre où l’onpercevait le grouillement d’une vie imprécise.

La jeune fille sentit un frisson à voir cepaysage désolé, dont les fanaux du sous-marin révélaient, peut-êtrepour la première fois, aux regards humains, toute la nudité ettoute l’horreur.

Toutefois la vie n’en était pas complètementexclue. Des éponges calcaires trouaient la masse gluante du fond.Par moments de véritables parterres d’encrines, montées sur leurslongues tiges, agitant leurs panaches délicatement nuancés,rompaient la monotonie de ce tableau de la désolation. D’énormesholothuries, au corps mou, recouvertes de verrucosités hideuses,rampaient, absorbant avec avidité la fange fétide et gluante. Deshomards et des crabes monstrueux agitaient leurs innombrablespalpes et leurs pattes rugueuses ; des poissons aux formesétranges nageaient autour des hublots, paraissant étonnés de cetteinvasion subite de la lumière dans ce domaine de l’obscurité. Lesuns, au corps fusiforme, ouvraient toute grande une bouche édentée,munie à la mâchoire inférieure d’une poche comme celle qu’on voitsous le bec des pélicans ; d’autres, au corps rond comme desboules, avaient des yeux énormes, et la peau hérissée de piquantsacérés comme ceux des hérissons ; d’autres avaient la têteentourée de longs appendices qu’ils promenaient dans tous les sens,semblant tâter le terrain, comme le fait un aveugle avec sonbâton.

– Voici les plus curieux, dit Ned.

Et sans prévenir ses compagnons, il éteignitbrusquement les lampes. La nuit était complète. Mais quand leursyeux se furent accoutumés à cette obscurité, quel ne fut pasl’étonnement des voyageurs, en apercevant la zébrure de longsrayons lumineux. Il immobilisa l’Aurora pour que ses amispussent mieux contempler ce spectacle. Des poissons, de toutes lesformes, nageaient, entourés d’une lueur phosphorescente qui partaitde différents endroits de leur corps. Certains mêmes avaient commeune ceinture de feu autour d’eux. Et au milieu d’eux, avec delégers battements de leurs ombelles, glissaient majestueuses,d’immenses méduses phosphorescentes comme eux.

– Vous voyez, disait le jeune ingénieur,comment le milieu a modifié certains organes chez ces curieuxanimaux. Les uns sont aveugles ; vous les avez vus tout àl’heure ; ils ont pour se conduire de grands appendices dontils se servent aussi pour capturer leur proie qu’ils prennent pourainsi dire à la ligne. Les autres ont conservé les organes de lavision, et pour se diriger dans cette obscurité, ils fabriquentleur lumière eux-mêmes.

En disant ces mots, Ned Hattison ralluma leslampes, et l’Aurora reprit sa marche en avant.

Pendant que les voyageurs s’émerveillaient dece spectacle vraiment féerique, William Boltyn affectait uneindifférence complète. Il songeait qu’ils avaient à peine quittédepuis une demi-heure le bassin de Skytown.

Quel appoint ne serait pas dans une guerre, unsi formidable engin.

Il voyait déjà en imagination Ned Hattison,amiral d’une flotte sous-marine, détruisant en quelques heures lesescadres de toute l’Europe coalisée, torpillant sans risques lesplus gros cuirassés, et forçant, presque sans combat, les nationsdu Vieux Monde à décréter le commerce absolument avantageux… pourles Américains en général, et pour les fabricants de conserves enparticulier.

– Eh bien, miss Aurora, dit en riant NedHattison, que vous semble-t-il de votre filleule ?

– C’est un véritable miracle de scienceet de génie, dit avec enthousiasme la jeune fille. Je doutequ’aucun peuple soit assez fort pour résister à l’Amérique dans detelles conditions.

– Ah ! reprit Ned songeur, si leshommes étaient moins égoïstes, et si les nécessités de la vien’étaient pas telles, l’existence de pareils engins seraitpeut-être une cause de paix et de concorde universelles. Onn’oserait plus faire la guerre.

– Bah ! dit William Boltyn avec ungros rire. Chimères que tout cela ! Les hommes sont faits pours’entre-dévorer et s’entre-détruire, que ce soit à coups de dents,à coups de fusils ou à coups de dollars. Ne songeons d’abord qu’àrosser d’importance nos ennemis, et à les faire passer par lesconditions que nous voudrons.

– Mon père a raison, dit vivement Aurorad’une voix aiguë. Gagnons des dollars, signons des traités decommerce ; tout le reste n’est pas pratique.

Comme elle prononçait ces paroles, saphysionomie prit une expression tellement dure, tellement égoïste,que Ned, qui l’observait, sentit s’élever en lui une antipathieinstinctive pour la jeune fille.

– Certes, songeait-il intérieurement,celui-là qui la choisira pour compagne se donnera un maîtreinflexible.

Et il se tut, pendant que son père concluait,pour ainsi dire, la discussion, en prononçantphilosophiquement :

– Tout dépend du point de vue. La scienceest la force ; il ne s’agit que de s’entendre sur le but verslequel il faut la diriger.

À ce moment l’Aurora ayant franchi,en quelques tours d’hélice, le funèbre marécage de boue,s’engageait dans un véritable jardin des Mille et UneNuits, tout en se rapprochant insensiblement de la surface dela mer.

On eut dit une forêt de fleurs.

Partout d’énormes algues violettes, orangées,pourprées, se disposaient aussi harmonieusement que les corbeillesd’un parterre.

D’autres s’élançaient jusqu’à soixante ou centpieds de hauteur, laissant retomber d’élégants panaches defeuillages dentelés et tuyautés avec un art infini.

Des lianes légères s’entrecroisaient parmi cetensemble prestigieux ; et le sol, composé d’une poussière denacre, permettait de saisir avec netteté tout le détail de cejardin des génies de la mer.

Des carets et d’autres variétés de tortuesmarines aux ailerons verts, comme pour insulter aux cuisinesélectriques de Tom Punch, paissaient gravement à l’ombre desvarechs géants.

Des méduses, jaunes et bleues balançaientleurs clochettes dans le feuillage. Des squales énormes, immobiles,regardaient passer sans s’émouvoir l’énorme machine. Leurs yeuxglauques s’irisaient dans le courant lumineux que traçaient lesfanaux électriques. D’autres poursuivaient des animaux plus petitsdont ils faisaient leur nourriture, et les passagers del’Aurora ne contemplaient pas sans une certaine émotionleurs horribles gueules aux mâchoires garnies d’une triple rangéede dents.

Des pieuvres géantes étendaient leurstentacules dans toutes les directions, saisissant au passage lespoissons ou les crustacés qu’elles portaient à leur bouche pour lesdévorer. D’autres, plus petites, nageaient et venaient coller auxhublots de l’Aurora leur œil noir et sans expression.

Sur les algues même toute une vie s’agitait,exubérante. Des milliers de petites crevettes grises sepoursuivaient, happées au passage par des anémones de mer et despolypiers parasites des algues. Quelques petits crabes couraient lelong des varechs et des fucus. Des hippocampes s’attachaientgracieusement par la queue, ou voguaient dans l’eau calme, effrayésun peu de l’intrusion subite de la lumière.

Enfin, Ned stoppa encore une fois pour faireadmirer à ses compagnons un étrange poisson. Perdu parmi les alguesavec lesquelles il se confondait, cet étrange animal méritait àpeine le nom de poisson. Deux gros yeux ronds à fleur de tête,placés de chaque côté d’une espèce d’aigrette repoussante dediablotin. Les nageoires raides ressemblaient plutôt à desgrappins, propres à le retenir le long des algues, qu’à devéritables nageoires.

Mais, ce qu’il y avait de plus curieux,c’était la besogne à laquelle il se livrait. Cramponné aux fucuspar ses nageoires et les autres appendices qui recouvraient soncorps, il enduisait de filament gélatineux un paquet d’œufs groupésen sphère.

À l’aide de ses nageoires antérieures,simulant une sorte de bras articulé, il tournait et retournait lepaquet d’œufs déjà maintenu aux plantes environnantes par de fortsligaments.

– Vous voyez devant vous, ditl’ingénieur, un poisson nidificateur. Comme l’épinoche, il a soinde protéger ses œufs, en les isolant de l’extérieur, au moyen d’unesorte de nid qu’il construit lui-même, comme vous le voyez. C’estle plus étrange animal de ces parages. Il marche plus qu’il nenage, et si, par un accident quelconque, il vient à être séparé dela plante qui le porte, il est inévitablement perdu s’il nerencontre, dans sa chute, une autre algue où il s’accrochera.

L’Aurora reprit sa marche en avant.Un autre spectacle attira leurs regards. Dans la pénombre dulointain, la carcasse, encore surmontée de ses mâts, d’un grandnavire sombré, apparaissait si festonnée de lierres marins et delianes de toutes sortes, qu’on l’eût pris pour la ruine romantiquede quelque château féodal des bords du Rhin.

À mesure qu’on avançait, les clairières sesuccédaient aux avenues et aux bosquets, avec une inépuisablevariété de couleurs et d’aspects.

Cependant, le paysage perdait un peu de sariante perspective.

Les futaies de plantes marines devenaientmonstrueuses, leur entrelacement de plus en plus inextricable.

On sentait la majesté des forêts vierges.L’Aurora pénétra hardiment dans cette masse comme un coindans un tronc d’arbre, écartant de son éperon ou les tranchant lesfucus longs de cent mètres, qui pendaient dans la mer comme delongues draperies foncées.

Malgré leur puissance, les fanaux électriquesne parvenaient pas à percer l’obscurité profonde au milieu delaquelle glissait le sous-marin. À quelques mètres des hublots lefouillis semblait si compact que l’œil ne distinguait plus lesformes, et que les voyageurs croyaient naviguer entre deux mursépais.

À ce moment l’électricien eut besoin de l’aidedu timonier pour le service des accumulateurs ; carl’Aurora était munie d’un propulseur électrique.

Il pria Tom Punch de tenir, pour quelquessecondes seulement, la roue du gouvernail.

Le majordome en saisit vigoureusement une despoignées de la main gauche, pendant que de la droite il s’appuyaitde toutes ses forces sur un piston, à tête arrondie, qui setrouvait à sa portée.

Le malheureux venait de peser de tout sonpoids sur une manette qui commandait au changement devitesse ; et cela au moment même où, par suite d’un coup delime à donner à quelque boulon, on venait d’opérer un démontagepartiel qui empêchait de remédier immédiatement à l’accident.

L’hélice se mit à tourner avec une vitessefolle, et l’Aurora, dont les cloisons d’acier trépidèrentsous l’impulsion, s’enfonça dans la forêt sous-marine, comme unexpress lancé à toute vapeur s’engouffre sous la voûte d’untunnel.

Tom Punch avait poussé un grand cri.

Les prunelles à moitié sorties des orbites,les cheveux dressés sur la tête, il était en proie à la plusviolente terreur.

William Boltyn et Aurora étaient devenus pâlescomme deux morts.

Quant à Ned Hattison, il avait, d’un simplecoup d’œil, compris ce qui se passait.

D’un mot, il avait envoyé son père à la rouedu gouvernail, et lui-même mettait brièvement au courant letimonier et l’électricien de ce qui venait de se passer, hâtant lereboulonnage du dernier écrou qui allait permettre d’enrayer lavitesse.

Ils obéirent en toute diligence.

Et déjà Ned se précipitait vers la manette duchangement de vitesse sur laquelle Tom Punch avait appuyé simalencontreusement, lorsqu’un choc formidable se produisit.

Tous les passagers de l’Aurora furentà demi renversés.

Voici ce qui venait de se passer.

Le navire, au moment de l’accident, setrouvait sur la lisière d’un de ces énormes amas de plantesmarines, tellement compacts qu’ils arrêtent souvent la marche desnavires.

On les appelle dans l’Atlantique : merdes Sargasses, et ils occupent aussi de vastes étendues dansl’océan Pacifique.

L’Aurora, en s’enfonçant avec unevitesse exagérée dans cette forêt de fucus géants, avait rencontréune résistance dont il ne pouvait triompher.

C’est le brusque arrêt de l’hélice, enrayéepar un amas inextricable de plantes marines, qui avait déterminé lechoc que nous venons de voir se produire.

Cette fois, la situation était grave.

Garrotté dans l’indémêlable écheveau de cesalgues, qui ont souvent plusieurs centaines de mètres de long, lesous-marin ne pouvait ni avancer, ni reculer, ni monter, nidescendre.

On tint immédiatement conseil pour savoir cequ’il y avait à faire.

Malgré l’imminence du danger, miss Boltynfaisait preuve d’un certain sang-froid.

Son père affichait un calme qu’il n’avaitpas.

Tous deux fixaient obstinément Ned Hattison etguettaient ses moindres paroles, anxieux.

Après avoir minutieusement examiné l’hélice,et s’être rendu compte de la configuration des lieux, Neds’écria :

– Nous sommes pris comme dans unétau ; impossible de bouger.

– Sommes-nous donc perdus ? ditAurora, avec violence. Nous ne pouvons pourtant pas rester là.

Ned ne répondit pas.

Décidément la jeune fille lui plaisait demoins en moins.

– Il faudrait pouvoir aller dégagerl’hélice, dit à son tour Hattison.

– C’est aussi ce que je vais faire,répondit tranquillement le jeune homme.

Sans plus attendre, il commença à sortir d’uncoffre les diverses pièces d’un scaphandre.

William Boltyn et sa fille le regardaient avecadmiration.

Ce prodigieux courage stupéfiait lemilliardaire.

Aurora se sentait invinciblement attirée versle jeune homme, dont l’énergique figure n’avait pas untressaillement.

Il avait quitté sa redingote, et, aidé de sonpère, commençait à revêtir le costume de toile recouverte decaoutchouc.

Tom Punch, qui avait offert ingénument sesservices, avait été repoussé d’un haussement d’épaules.

Hattison n’avait pas proféré une parole,n’avait élevé aucune objection.

Toujours hautain, il contemplait son fils avecfierté.

C’est que la tâche qu’il assumait n’allait passans de graves dangers.

Il y en avait de pire que les requins etautres squales géants qui fourmillent dans ces profondeurs. Ilrisquait tout d’abord d’être lui-même emprisonné et étouffé par lamasse gluante et serrée des algues. D’autre part, il pouvait êtrebroyé par la pression de l’énorme colonne d’eau qu’il allait avoirà supporter, bien qu’il eût revêtu un scaphandre de son invention,construit de telle sorte que l’homme pouvait circuler librement, àdes profondeurs auxquelles il n’était jamais parvenu jusqu’alors.L’appareil allait-il réaliser les espérances du jeuneingénieur ? C’est à quoi pensait Hattison, mais il ne laissaitrien transpirer de son inquiétude pour ne pas effrayer le marchandde conserves et sa fille.

La plus douce sérénité était peinte sur levisage de Ned.

Aussi calme que s’il eût endossé son habit desoirée, Ned avait achevé de revêtir son accoutrement.

Il avait chaussé de lourds souliers à semellesde plomb, et avait placé sur sa tête le casque de cuivre.

De plus, ses épaules étaient recouvertes deplaques d’acier destinées à amollir la pression de l’eau.

Puis il fixa sur son dos un récipient d’acier,rempli d’air comprimé, qui fut relié à son casque par un tube denickel. Un mécanisme ingénieux réglait le passage de l’air duréservoir dans le casque, agissant automatiquement.

Tout étant disposé, les pompes expulsèrentl’eau d’une des cloisons étanches que l’on ouvrit ensuite.

Ned y pénétra.

L’émotion, à ce moment, était intense.

Personne n’osait parler.

Les manœuvres se faisaientsilencieusement.

On n’entendait que le bruit des boulons quel’on revissait pour assujettir la cloison intérieure.

Ned était enfermé dans la cloison étanche.

Il ouvrit les robinets extérieurs et laissapénétrer l’eau peu à peu, afin de s’habituer insensiblement àsupporter la pression de l’eau.

Quand le compartiment fut de nouveau rempli,il ouvrit la cloison qui formait la paroi du vaisseau et se trouvadans le fouillis des algues.

Armé d’un énorme bowie-knife, iltaillait à tours de bras l’inextricable forêt, se frayant unpassage vers l’hélice.

Celle-ci disparaissait complètement sousl’enchevêtrement des lianes.

L’ingénieur attaqua vigoureusement cet amasgluant, dont les innombrables ramifications enserraient lesbranches d’acier comme des bras de pieuvres.

Il parvint, non sans peine, à la dégagercomplètement.

Lorsque, au moyen de la même manœuvre qui luiavait permis de sortir, il rentra dans l’embarcation, il n’y eutqu’un seul cri pour l’acclamer.

On s’empressa de le dévêtir.

William Boltyn lui serrait les mains avecenthousiasme.

Aurora le contemplait ardemment.

Il s’arracha à leurs protestations dereconnaissance en s’écriant :

– Mais, ce n’est pas tout. Il fautmaintenant nous ménager un chemin avec la dynamite.

Les canons électriques furent chargés.

Cinq minutes après, les abords du sous-marinétaient complètement déblayés.

Déchiquetée par la violence de l’explosion quiavait rudement secoué l’Aurora, la masse visqueuse desfucus s’était pour ainsi dire émiettée.

L’énorme quantité d’eau, subitement déplacéepar l’explosion des obus de dynamite, avait percé de larges trouéesparmi l’infranchissable muraille des algues et des lianes.

La mer bouillonnait comme une chaudière enébullition.

Le sous-marin dansait comme un simple bouchonde liège dans une tempête.

L’eau avait pris une teinte noirâtre,empêchant de rien distinguer.

Enfin, quelques instants après, tout étaitredevenu calme.

À leur grande joie, les passagers purentbientôt apercevoir un large chenal constellé de débris de toutessortes de plantes, qui trouait leur prison sous-marine etrejoignait les eaux libres. Des cadavres de poissons et d’annélidesflottaient dans l’eau encore troublée, foudroyés parl’explosion.

En toute autre circonstance, Tom Punch eûttrouvé la chose amusante, et eût certainement risqué une de cesplaisanteries dont il était coutumier. Mais il n’avait pas le cœurà la joie.

Les passagers et les trois hommes del’équipage regardaient Ned Hattison avec admiration.

Grâce à son dévouement, l’Auroraétait sauvée.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer