La Conspiration des milliardaires – Tome I

Chapitre 14Une lettre mystérieuse

– Acceptez-vous un cigare,monsieur ? Ce sont des panatellas. Mon père les ditexcellents.

Et Lucienne Golbert tendit une boîte àNed.

Le dîner venait de prendre fin. La jeune filleavait fait les honneurs de la maison avec cette grâce discrète etsouriante, cette réserve pleine de familiarité, qui est l’apanagedes jeunes filles françaises.

M. Golbert, dont la bienveillantephysionomie s’éclairait d’un sourire heureux, trouvait trèssympathique le jeune ingénieur.

Sans qu’il eût rien fait pour cela, laconversation avait surtout roulé sur l’invention de la torpilleterrestre.

M. Golbert prétendait, qu’à bref délai,cette découverte devait complètement changer les conditions desguerres, et qu’il ne serait pas extraordinaire qu’elle amenât leursuppression. Le savant, chez lui, était doublé d’un philosophe.

Ned, au contraire, émettait des doutes surl’avènement d’une paix universelle. Non point qu’il se targuât descepticisme ; les idées remplaceraient les canons, mais lalutte entre les hommes existerait toujours.

Les quelques savants, amis de M. Golbertprésents au dîner, n’avaient pas émis d’opinion formelle. Seloneux, l’homme, sa raison d’être, et la lente évolution qui, partiedes derniers degrés de l’animalité, en avait fait un rêvemerveilleux entre tous, tout cela, c’était du mystère. L’avenir del’humanité restait impénétrable.

Dans le fumoir, coquettement meublé, où desarmes japonaises côtoyaient des antiquités gothiques et des statuesétrusques, on avait servi le thé.

Lucienne s’empressait autour des convives,s’informant des goûts et des préférences. Dans sa robe de couleurclaire, ses longs cheveux flottant à l’antique, elle était vraimentcharmante.

Tout en écoutant un interminable discours surun nouveau phonographe que lui faisait un vieux savant à lunettesd’or, Ned suivait, du coin de l’œil, les allées et venues de lajeune fille.

Il subissait, involontairement, le charmeenveloppeur qu’elle dégageait. Une sensation qu’il ne pouvaitdéfinir s’emparait de lui. Il était heureux lorsque, alerte etsouriante, Lucienne s’approchait, et, de sa voix perlée, se mêlaitun moment à la conversation. Lorsqu’elle s’éloignait, le regard deNed l’accompagnait. Il se montra, ce soir-là, un médiocre causeur,et ce ne fut que par contenance que, de temps à autre, il tinttête, sans enthousiasme, à ses interlocuteurs.

Pourtant, M. Golbert exposait en cemoment des idées qui valaient la peine d’être discutées.

– Avant peu, s’écriait-il, lescommunications entre les continents se feront aussi sûrementqu’elles se font sur la terre ferme. Les paquebots, lestransatlantiques n’auront été qu’un mode provisoire delocomotion.

Les assistants écoutaient ces paroles avec unétonnement qu’ils ne cherchaient pas à dissimuler.

– Oui, continua-t-il, outre leur peu derapidité, ils n’offrent pas une parfaite sécurité. Chaque jour, desnaufrages, des collisions, coûtent la vie à des centaines depersonnes. Je crois avoir résolu le problème des communicationsintercontinentales. Voici : je mets en ce moment la dernièremain à un plan de locomotive sous-marine qui, si je ne m’abuse,remplira toutes les conditions désirables de vitesse et desécurité.

Ces paroles mirent le comble à la surprisegénérale. La chose paraissait tellement impossible, tant dedifficultés semblaient s’amonceler pour en empêcher la réalisation,que même la grande renommée de M. Golbert, comme infatigablechercheur et souvent heureux innovateur, avait peine à dissiperl’incrédulité.

En effet, comment établir, dans cesprofondeurs sous-marines, hantées de monstres inconnus,déchiquetées de collines et de ravins, une ligne de communicationininterrompue ?

La pression semble totalement y exclure laprésence de l’être humain. Malgré les plus minutieux sondages, nulne connaît encore parfaitement ces régions. Elles semblent, pourtoujours, se dérober aux recherches les plus aventureuses.

– Mais on n’aura jamais vu d’entrepriseaussi audacieuse, s’écria-t-on. Vous avez donc anéanti les lois dela physique !

– Nullement, fit M. Golbert. Je meles suis conciliées.

Et, malgré cette invitation à préciser, ils’en tint à ces paroles.

– Le moment n’est pas encore venu,dit-il, de dévoiler mes plans et mes travaux. Pourtant, il nesaurait tarder.

Les commentaires ne tardèrent pas aux parolesdu savant. C’était une véritable surprise. Ses plus intimes amisn’avaient jamais rien su de ces recherches.

Après s’être éclipsée pendant quelquesinstants, Lucienne venait de rentrer dans le fumoir.

Elle s’était accoudée à un petit meubleoriental. Ses yeux rencontrèrent ceux de Ned Hattison. Il parut aujeune homme que son doux regard ne fuyait point le sien.

Inconsciemment, tous deux détournèrent latête. Une sensation fugitive qu’il n’avait jamais connue jusqu’à cejour, et qui tenait de la joie et de la mélancolie, traversa lecerveau de l’ingénieur.

De son côté, la jeune fille sembla s’absorberà disposer, sur un petit guéridon, de menues statuettesantiques.

La soirée s’avançait. En reconduisant seshôtes, M. Golbert leur promit, pour le mois prochain, unecommunication à l’Académie des sciences.

Tout en regagnant son domicile, Ned entendaitencore, comme en songe, la voix claire de Lucienne, l’assurantqu’il serait toujours le bienvenu, et lui donnant rendez-vous auxprochains cours de la Sorbonne.

Sans qu’il se fût trop expliqué comment ilavait si vite pris l’habitude de ces soirées chez l’affable savant,Ned ne passait plus maintenant de semaine sans s’y rendre.

– Ma foi, se disait-il, je puis bien medonner quelques heures de distraction. Cela me repose un peu de labalistique et de la pyrotechnie.

En réalité, il ne voulait pas s’avouer que,s’il prenait un grand plaisir à la conversation de M. Golbert,Lucienne surtout l’attirait.

Chaque fois que sa pensée se reportait versChicago, il se réjouissait de n’avoir pas cédé aux instances de sonpère, et de n’avoir point épousé miss Aurora.

Lorsque, sans trop savoir pourquoi, il lacomparait à Lucienne, dans son esprit, la jeune milliardairen’avait pas la première place.

Depuis qu’il fréquentait régulièrement chez lesavant, sa vie lui paraissait moins vide, moins monotone. Aucontact de la jolie Parisienne, sous l’influence de ses grands yeuxveloutés, sa rigidité d’homme de science et de Yankee se fondaitsensiblement.

Il commençait presque à prendre goût auxfutiles bavardages des salons, surtout lorsque Lucienne faisait lesfrais de la conversation. Sans analyser ses pensées, il se laissaitbercer par l’indéfinissable bonheur qu’il ressentait àl’entendre.

Tom Punch, lui, après son algarade duLuxembourg, avait juré ses grands dieux de ne plus boire et des’assagir.

Il passait maintenant ses journées à découvrirde nouveaux procédés culinaires.

Il avait acheté tous les livres desgastronomes célèbres et les étudiait avec ardeur. Somme toute,cette inoffensive manie n’inquiétait pas son maître.

Suivant sa promesse, il envoyait, chaquesemaine, à William Boltyn, une douzaine de méthodes nouvelles pouraccommoder la volaille ou les rosbifs.

En outre, il n’oubliait pas de renseigner missAurora sur les actions de son fiancé.

Dans les intervalles des cours et des visitesaux fonderies et aux arsenaux, Ned passait des journées entières enson laboratoire.

La locomotive sous-marine de M. Golbertl’avait fort intrigué. Il avait discrètement essayé d’obtenir desrenseignements.

Peine inutile. Le savant éludait les questionset, sous sa bonhomie souriante, laissait voir qu’il ne voulait riendire.

D’autre part, les ateliers de constructions dela torpille terrestre, maintenant terminés, étaient absolumentinterdits au public. Toutes les démarches qu’il avait faites pouressayer d’y pénétrer n’avaient amené aucun résultat.

Il connaissait cependant le nom del’inventeur : Olivier Coronal, un jeune homme de vingt-cinqans, maintenant célèbre dans toute l’Europe.

De naissance modeste, il avait, grâce à sontravail, acquis de bonne heure une légitime réputation.

Son extérieur était accueillant, ses manièresouvertes. Son esprit large et hardi voyait plus loin que les faitset que les applications industrielles. Acharné à l’étude jusqu’àl’opiniâtreté, ne se laissant rebuter par aucune déconvenue, cen’était qu’au bout de plusieurs années d’efforts qu’il avait enfindécouvert son foudroyant engin de destruction.

Tout le bien qu’on disait d’Olivier Coronal,les articles élogieux que lui consacraient les journaux, irritaientNed Hattison. Son orgueil d’Américain se révoltait, à l’idée qu’unFrançais l’eût devancé dans la voie où il s’était engagé depuis lafondation de Mercury’s Park et de Skytown.

Dans ses lettres, l’ingénieur Hattison étaitde plus en plus pressant. Il reprochait à son fils de manquerd’initiative, et de ne savoir utilement employer les capitaux dontil disposait. Sa haine des Européens perçait à travers chaque lignede ses missives. L’impatience, la colère du jeune hommegrandissaient avec les reproches de son père.

Il avait vu se terminer les bâtimentsd’Enghien, vastes constructions vitrées et recouvertes de tuilesrouges. Çà et là, des bouquets de feuillage mettaient une note gaiesurgissant au milieu des hautes cheminées qui se découpaient surl’horizon. Mais les hautes enceintes, tapissées de plantesgrimpantes et gardées par des soldats, cachaient à tous les yeux lesecret que brûlait de connaître Ned Hattison.

L’ingénieur avait enrôlé plusieurs détectivesintelligents, qui s’étaient installés débitants de boissons dans lepays. Ils devaient recueillir les moindres propos des ouvriers surce qui se passait à l’intérieur des usines. En dépit de tout cela,il n’avait rien pu découvrir d’intéressant.

Pour la construction de sa torpille, OlivierCoronal avait spécialisé le travail, l’avait divisé à l’infini.Chaque ouvrier fabriquait toujours la même pièce sans en connaîtrela destination. L’ajustage des torpilles était fait par plusieurssavants que l’inventeur en personne dirigeait.

Ned reconnut l’impossibilité d’introduire,dans la place, des mécaniciens à ses gages.

Il savait parfaitement, par sesintermédiaires, le nombre des ateliers, la spécialité de chacund’eux ; mais cela ne l’avançait pas beaucoup, puisque lemontage de l’engin et la formule de l’explosif lui étaientinconnus.

Les opérations les plus importantes étaientignorées de tous les ouvriers.

Quant aux savants chargés de ce travail, il nefallait pas songer à les corrompre.

Ned Hattison rongeait son frein et commençaità désespérer. Sur la foi de ce qu’on disait d’eux, il avait cru lesFrançais plus faciles à tromper. Et voici qu’il se trouvait en faced’une difficulté insurmontable, d’un secret jalousement gardé.

Il semblait qu’une force invincible, qu’unepuissance occulte, s’ingéniât à déjouer tous ses projets.

Certains des agents de Ned, de nationalitéétrangère, avaient été reconduits à la frontière. D’autres avaientreçu des avis secrets les invitant à quitter au plus tôt Paris.

Ces mystérieuses missives étaient libellées detelle façon, que les intéressés n’hésitaient pas à obéir. Letraitement, cependant considérable, que leur octroyait Ned, nepouvait même les retenir.

« Va-t-il se passer la même chose qu’àLondres ? se demandait l’ingénieur avec anxiété. Et vais-je,chaque fois, me buter à des obstacles que je ne puis même pasconnaître ? »

Une fièvre de combat s’emparait de lui, suivied’abattements qu’il n’avait jamais connus.

Dans ses heures de découragement, il éprouvaitcomme un remords d’avoir accepté cette mission. La haine de sonpère pour l’Europe ne trouvait plus, en lui, aucun écho. Il sesentait gêné par l’accueil cordial qu’à chacune de ses visites luifaisaient Lucienne Golbert et son père.

Bien qu’il sût que rien de nouveau ne l’yattendait, plusieurs fois par semaine il se rendait à Enghien.

Là, dans ce paysage riant, non loind’Ermenonville, qu’habita le philosophe Jean-Jacques Rousseau, ilse promenait des heures entières autour des vastes constructions,roulant toutes sortes de projets dans son cerveau, et regardantd’un œil de convoitise les coupoles métalliques où l’on entendaitle ronflement des machines, les toits de brique qui surgissaientdes murs d’enceinte.

Au milieu de la vaste fourmilière, OlivierCoronal, directeur en chef des fabriques, habitait un petitpavillon.

Il n’en sortait guère que pour se rendre auxateliers. On le voyait rarement à Paris. À peine allait-il, detemps à autre, passer une soirée chez M. Golbert. À part cela,il travaillait du matin au soir.

Ned Hattison avait aperçu quelquefois, deloin, sa silhouette de robuste paysan, comme taillée à coups dehache.

Presque toujours nu-tête, il portait uneabondante chevelure noire, qui retombait jusque sur ses épaules enboucles soyeuses. Ses yeux bruns et vifs éclairaient son visage aufront large, aux lignes fortement accusées. C’était à la fois unhomme d’action et un penseur.

Ce matin-là, on venait de lui apporter soncourrier. Il parcourait rapidement chaque lettre, annotant çà et làses instructions. C’étaient, pour la plupart, des lettresd’affaires ou de félicitations. Car la France entière suivait avecintérêt les travaux d’Enghien, et nombreux étaient les savants quine résistaient pas au désir de complimenter l’inventeur.

Une seule enveloppe restait sur le plateau.Olivier Coronal l’ouvrit ; et sa physionomie se rembrunitsubitement à la lecture de la lettre suivante :

Monsieur,

Dans votre intérêt, je vous prie devouloir bien vous trouver ce soir, à six heures, place de laBourse, devant le péristyle. J’ai des choses très graves à vouscommuniquer. Je vous connais et vous aborderai le premier.

BOB WELD.

– Qu’est-ce que cela veut dire ?s’écria Coronal. On me connaît, et on veut me communiquer deschoses très graves !

L’inventeur s’absorba dans ses réflexions. Ilrelut la lettre, regarda l’enveloppe…

Il avait beau fouiller dans sa mémoire, il nepouvait attacher aucune figure à ce nom de Bob Weld.

Les termes vagues de cette missive lelaissaient fort perplexe. S’agissait-il de luipersonnellement ? Courait-il un danger ? Ou bien lesusines qu’il dirigeait étaient-elles menacées ? Son secretétait-il découvert ? Le mystérieux correspondant n’avait rienprécisé.

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