La Conspiration des milliardaires – Tome I

Chapitre 5Les laboratoires de guerre

Deuxmois après les événements que nous venons de raconter, le domainede Mercury’s Park dans les montagnes Rocheuses avait totalementchangé d’aspect.

Une masse énorme de bâtiments, une ébauche deville s’élevait là où, naguère encore, les Peaux-Rouges, lescoureurs des bois et les bisons prenaient librement leursébats.

Une ligne télégraphique, à laquelle les arbresde la forêt servaient de poteaux naturels, reliait Mercury’s Park àla petite ville d’Ottega, la station la plus proche du PacificRailway, situé à cent vingt milles de là.

De plus, l’ingénieur Hattison, ou plutôt sonfils Ned fort expert en matière de chemin de fer, avait procédé dèsles premiers jours de leur installation dans le pays à laconstruction d’une voie ferrée, qui suivait à peu de chose près, letracé de la ligne télégraphique.

On connaît la manière économique et rapidequ’emploient les Américains pour l’établissement d’une voieferrée.

D’abord, point d’autorisation gouvernementaleou préfectorale à solliciter.

Chacun établit ce qu’il veut, et construit cequi lui plaît, sans en rendre compte à personne.

De plus, afin d’éviter les frais, on supprimetoute espèce de travaux d’art.

S’il y a une montagne, on la tourne ; unravin, on l’évite.

La locomotive apporte, chaque jour, les railssur lesquels elle roulera le lendemain ; et les trainsescaladent les côtes et dégringolent les collines au petitbonheur.

Les signaux, les gardes-barrières n’existentque pour mémoire, sauf à l’entrée et à la sortie des grandesvilles.

Le nombre des accidents est, comme on le pensebien, très considérable. Mais aussi quelle économie de temps etd’argent !

C’est un chemin de fer construit d’après cesprincipes qui, en moins d’un mois, relia la station d’Ottega auxchantiers de Mercury’s Park.

Pour ne pas donner l’éveil sur le véritablebut de l’entreprise : la construction dans ce désert d’unformidable arsenal, l’ingénieur Hattison avait parlé del’exploitation d’une mine de plomb argentifère dont il existait ungisement dans ces parages.

De plus, certaines précautions spécialesavaient été prises pour que le secret fût bien gardé.

Les ouvriers, embauchés par Ned Hattison pourl’établissement de la voie ferrée, n’étaient pas les mêmes que ceuxengagés par son père pour la construction des usines et desateliers.

Tous avaient été choisis dans les villessituées à l’autre extrémité de l’Amérique.

Leur voyage de retour était payé ; etcomme on ne leur avait parlé que d’une exploitation industrielle àétablir, il y avait grande chance pour que, de longtemps, Mercury’sPark n’attirât pas l’attention.

Sous l’effort de la fiévreuse activité desdeux Hattison, une ville merveilleuse, toute en fer, en briques eten verre, s’était élevée comme sous la baguette d’un enchanteur,dans l’âpre vallée des montagnes Rocheuses.

Une forêt de pins, qui couvrait un petitgroupe de trois collines, avait été abattue.

Ned Hattison, très compétent en matièregéologique, s’était tout de suite rendu compte, par des sondages,de la nature du terrain : il était calcaire, et comportait degrands bancs d’une argile rougeâtre.

Une briqueterie fut bientôt installée, ce quipermit de commencer immédiatement la construction des usines, dontles colonnes de fer, les toitures et les arcs boutants arrivaient àmesure par le railway, de façon qu’on n’avait plus que lapeine de les déboulonner.

Les constructions s’élevaient avecrapidité.

D’après un plan qui avait reçu l’approbationde ses commanditaires, l’ingénieur Hattison, qui poussait laprudence à l’extrême, faisait élever dans des enceintes fortéloignées l’une de l’autre, et strictement isolées, les diversesdépendances de l’immense laboratoire de destruction que son génieorganisait. La fonderie, avec sa coupole d’acier et de cristal, lessalles de chimie, le champ de tir, le parc aux aérostats et l’usined’électricité se trouvaient disposés de façon que les travailleursne pussent avoir de relations entre eux, sans l’assentiment del’ingénieur, dont le cottage, d’où partaient de nombreux filsélectriques, occupait le point central.

On eût dit une araignée au milieu de satoile.

Habile à utiliser toutes les ressourcesnaturelles, Hattison s’était procuré la force dont il avait besoinpour son usine électrique, en captant, à l’aide d’un énorme barragede pieux et de terre, les eaux de deux petits cours d’eau que, dèsl’origine, et ne les trouvant portés sur aucune carte, Ned et sonpère avaient galamment baptisés « Aurora-River » et« Boltyn-River » en l’honneur de l’initiateur del’entreprise et de sa fille.

L’écluse ainsi formée actionnait deux turbinesqui aidaient à faire mouvoir toutes les machines de Mercury’sPark.

Ainsi, bien divisée en compartimentsdistincts, et chacun d’eux comportant ses logements d’ouvriers, sescuisines, ses magasins d’approvisionnements, la vaste ruche offraitaux milliardaires les meilleures conditions de discrétion et desécurité, pour l’exécution de leur entreprise.

Hattison s’était particulièrement occupéd’améliorer le sort des travailleurs.

Les maisons étaient vastes, bien aérées, etpourvues de tout le confort désirable.

Il tenait à ce que leur journée de travail unefois accomplie, les ouvriers eussent à leur disposition unhome confortable.

C’était, disait-il, le meilleur moyen decombattre l’ennui et d’éviter l’alcoolisme.

Il avait fait venir de Chicago une profusionde livres, et avait installé une bibliothèque.

De plus, il s’était attaché plusieurs pasteurspour les offices du dimanche.

Tous les ouvriers des usines, fondeurs,ajusteurs, électriciens, avaient été choisis méticuleusement parmiles plus habiles et les plus expérimentés de chaque corps demétier.

On n’avait pas marchandé les salaires.

Poussée activement jour et nuit, par deuxescouades qui se relayaient, la construction des différentsbâtiments avait duré moins que les délais prévus.

Deux mois à peine s’étaient écoulés depuis lafameuse réunion de l’hôtel Boltyn ; et tout était prêt pourcommencer les travaux.

D’énormes quantités de charbon et de mineraiavaient pu être réunies sans attirer l’attention.

On les avait débarquées sur la côte duPacifique.

En même temps que Mercury’s Park, Skytowns’était élevée.

Là aussi, les hautes cheminées des fonderiesse dressaient à côté des chantiers d’ajustage et des calessèches.

Ned Hattison s’était révélé un ingénieur horsligne.

Il avait accompli de véritablesmerveilles.

Par ses soins, Skytown se trouvait reliée àMercury’s Park par un chemin de fer à glissement, de vitessepresque illimitée.

En effet, dans les chemins de fer ordinaires,le frottement des roues contre les rails est l’obstacle principalqui s’oppose à l’obtention d’une vitesse satisfaisante.

Avec la méthode du glissement, les roues sontsupprimées.

Les wagons s’emboîtent sur des rails d’unelargeur bien supérieure à celle qu’on emploie ordinairement etportent une large rainure.

Au passage du train, ces rainures seremplissent d’eau comprimée, au moyen d’appareils automatiques.

De cette manière, le frottement est presquetotalement supprimé.

On obtient ainsi des vitessesfantastiques.

Des moteurs électriques donnent la force depropulsion qui, dans les plus longs parcours, n’a presque pasbesoin d’être renouvelée.

Skytown n’était guère distant de Mercury’sPark que d’une cinquantaine de milles.

Quelques minutes suffisaient pour effectuer cetrajet [4].

Dans le flanc d’une colline rongée par lePacifique, on avait creusé de vastes bassins d’une très grandeprofondeur et qui pouvaient servir de champs d’expériences pour lesnouveaux bateaux sous-marins qu’on allait mettre sur pied.

Mais c’était surtout à Mercury’s Park ques’était employée la science d’Hattison.

En effet, c’était là que se trouvaient lelaboratoire de chimie et l’usine des ballons dirigeables.

L’ingénieur avait fait venir, de sa propriétéde Zingo-Park tous les instruments merveilleux que son génie avaitcréés.

Depuis un mois, des caisses soigneusementemballées et escortées par deux jeunes ingénieurs, de ses élèves,en qui il avait toute confiance, arrivaient sans interruption.

Parfois, un sourire énigmatique effleurait leslèvres du savant lorsqu’il faisait installer méticuleusement toutce qui lui arrivait, dans un bâtiment spécial et tout à faitisolé.

Mais pas une parole ne tombait de seslèvres.

Ce petit homme silencieux et énigmatique, dontle clair regard fouillait les gens jusqu’à l’âme, s’entourait d’unmystère impénétrable.

Beaucoup de légendes couraient sur soncompte.

L’invention et le perfectionnement desappareils électriques n’auraient été pour lui, disaient les uns,qu’une question secondaire.

Le surmenage effrayant qu’il s’imposait étaitdirigé vers un autre but.

D’aucuns même disaient que Zingo-Parkpossédait d’immenses souterrains, que du reste personne n’avaitjamais vus ; et que parfois on avait entendu des bruitseffrayants, et senti la terre trembler sous les pieds.

Hattison ne démentait aucune légende.

Lorsqu’on lui en parlait, le même sourireénigmatique glissait sur ses lèvres.

Il semblait dire : « Ah ! si jevoulais !… »

Quoi qu’il en fût, tout le matériel deZingo-Park se trouvait réuni dans un laboratoire où, à la tête deses ingénieurs, Hattison allait commencer ses recherches.

Il y avait là des téléphones, des phonographeslaissant bien loin derrière eux les appareils connus enEurope ; des microphones d’une sensibilité extraordinaire, desmicroscopes d’une puissance fantastique, pour l’analyse moléculairedes poudres et la découverte des nouveaux explosifs.

Aux fonderies, dont les hautes cheminéescrachaient sans cesse des nuages de fumée noirâtre, on exécutait,d’après les plus récentes lois de la balistique, des canons géantsqu’on expérimentait ensuite sur des plages de blindage, dans unvaste champ de tir.

On coulait en bronze des monstres d’unepuissance fantastique ; on inventait de nouveaux obus.

Si les essais n’étaient pas satisfaisants, onrecommençait.

On cherchait de nouvelles formules ; oncombinait de nouveaux mélanges.

Dans le parc aux aérostats l’animation n’étaitpas moindre.

Chaque jour, de nouvelles expériences avaientlieu.

Il était à peu près certain qu’avant peu, leprincipe, si longtemps cherché, de la direction des ballons seraitappliqué avec succès.

Ce n’était plus qu’une question deperfectionnements.

Hattison était l’âme de cette monstrueusecité.

Chaque matin, levé avant le jour, il allaitd’usine en usine, se faisant rendre compte des recherches, donnantde nouvelles idées à utiliser, voyant tout, surveillant tout,assistant à toutes les expériences.

Il était infatigable.

Lui seul avait le droit de franchir lesenceintes.

L’après-midi était consacré à ses travauxpersonnels.

L’atelier, qu’il s’était fait construire et oùil avait enfermé ses mystérieuses caisses était, nous l’avons dit,complètement isolé.

À part l’ingénieur et un vieux nègre muet quil’aidait dans ses propres expériences, jamais personne n’ypénétrait.

Hattison avait établi un blocus électrique,qui eût foudroyé l’imprudent qui se serait hasardé dans cesparages, et aurait tenté d’escalader la palissade.

Tous les ouvriers avaient été prévenus, etaucun n’éprouvait le désir de lier connaissance avec une déchargede 800 volts.

À quels travaux personnels se livraitl’ingénieur ?

Nul ne le savait ; pas même son fils.

Son silence était impénétrable.

De son côté, Ned ne restait pas inactif.

Ce jeune homme de vingt-deux ans avaitl’expérience d’un vieillard.

Grand, mince et bien musclé, ses cheveuxblonds et bouclés encadrant un visage imberbe et rosé, auquel lesyeux d’un bleu aux reflets noirs communiquaient une énergieintense, on sentait en lui, sous une irréprochable politesse et desmanières affables, une volonté extraordinaire, un orgueilintraitable.

Lorsque son père lui avait raconté sonentrevue avec les milliardaires et la mission qu’ils lui avaientconfiée, dans le but de faire de l’Amérique l’incontestable reinede toutes les nations de l’univers, il n’avait pas du tout parusurpris :

– Bien, père, avait-il dit. As-tu besoinde moi ?

Ce flegme imperturbable, cette confiance ensoi-même est une des forces de l’Américain.

Rien ne l’étonne, ne lui arrache un geste desurprise ou d’admiration.

Pour lui, c’est prouver son infériorité que des’émouvoir de quelque chose.

Or, l’Américain entend être supérieur àtout.

Hattison n’avait pas hésité une minute àconfier à son fils la direction de Skytown.

Il n’avait pas à se repentir.

Sous les ordres du jeune homme, une véritablearmée d’ouvriers mettait sur pied une flotte qui promettait d’êtreterrifiante.

Aux chocs des gigantesques marteaux-pilons,les usines tremblaient du haut en bas.

De nouveaux blindages sortaient chaque jourdes ateliers, sans cesse refondus et perfectionnés.

On essayait de nouvelles hélices, deformidables moteurs électriques, des accumulateurs inédits.

C’est que l’entreprise n’était pas minime.

Il s’agissait d’être les seuls à posséder devéritables plungers, capables de se mouvoir à toutes lesprofondeurs et de rester plusieurs jours sous l’eau, et destorpilles qui pussent, en toute sécurité, détruire les escadresennemies avant qu’elles se soient aperçues de rien.

Le jeune ingénieur comptait fermementatteindre ce but.

Chaque soir, Ned prenait place dans le trainde glissement et allait conférer avec son père.

Leur entrevue quotidienne se prolongeaitsouvent fort tard dans la nuit.

Dans le petit cottage de Mercury’s Park, enprenant le thé, les deux Américains, aussi calmes que s’ils’agissait de la première chose venue, élaboraient les plans del’œuvre formidable qui déjà, sous leurs doigts, se dessinait,audacieuse et terrible.

Hattison n’avait pas encore informé son filsde la proposition de mariage que lui avait faite William Boltyn.Très doucereux en toutes choses et connaissant le caractère entierde Ned, il attendait une occasion favorable.

Elle se présenta un soir, où les deux hommesen étaient arrivés à parler de l’avenir, où Ned, un peu rêveur sousses apparences de froideur, s’était laissé aller à confier à sonpère des projets qu’il nourrissait depuis longtemps.

– Tout ceci est très bien, dit Hattison,qui ne l’avait pas interrompu. Mais, dis-moi, que comptes-tu fairedans la vie ?… As-tu des idées arrêtées sur ce sujet ?N’as-tu point encore songé à te marier ?

– Certes non ! dit Ned, un peusurpris, et je suis en disposition de ne point me marier avantd’avoir assuré ma position. Vous êtes riche, c’est vrai, maisj’estime que cela n’est pas suffisant.

– Vraiment ? Tu voudrais alorspouvoir apporter à ta fiancée un nom illustre, une réputationd’homme de génie.

– Oui, dit Ned, j’entends ne pas memontrer indigne de vous.

– C’est une pensée dont je te loue fort,dit Hattison, mais crois-moi, l’entreprise que nous venons decommencer t’assurera une part de gloire qui ne sera pas inférieureà la mienne. Il n’y a point là d’obstacle qui puisse t’empêcher dete marier.

– Mais, dit le jeune homme en fixant surson père son regard d’une clarté limpide, pour me parler ainsi,presque à brûle-pourpoint, de mon mariage, auriez-vous uneproposition à me faire ?

– Peut-être, dit le savant.

– Ah !

– Et tu ne devines pas de qui ellevient ?

– Certes non ! Je m’étonne mêmeassez…

– Eh bien ! dit Hattison, c’est uneproposition inespérée, unique, et qui m’a moi-même surpris, jel’avoue.

– Je ne devine pas.

– Et tu ne peux pas deviner, dit sonpère, c’est de miss Aurora Boltyn qu’il s’agit.

Ned, sans répondre, se prit à songer.

– N’ai-je pas raison de dire quel’occasion est unique, reprit Hattison en s’enflammant. Larichesse, la considération, une influence presque sans bornes,voilà ce que William Boltyn te donnera. Ce mariage l’engagera plusavant encore dans l’entreprise qu’il nous a confiée. À tous lespoints de vue, c’est splendide.

– Je ne suis pas tout à fait de votreavis, dit le jeune homme. Je ne veux point épouser une jeune filleuniquement pour ses dollars, et pour l’influence dont dispose sonpère. Je lui demanderais d’avoir de sérieuses qualités de cœur etd’esprit, et justement, ce qui me fait réfléchir, c’est que missAurora Boltyn appartient à un monde où le jugement est faussé, oùle cœur est sec et le cerveau vide.

– Peux-tu avoir une telle opinion sur soncompte, protesta Hattison. Tu te trompes du tout au tout. Elle estcharmante, très intelligente, très entendue en toutes choses. Sonpère n’a pas d’autre confident, d’autre conseiller qu’elle ;elle s’occupe de ses affaires. C’est une jeune fille au moral trèssolide, qui n’a aucun des défauts que tu reproches aux jeunesmilliardaires.

– En tout cas, répondit Ned, tu pourrasinformer William Boltyn que je suis très flatté qu’il m’ait faitl’honneur de penser à moi pour épouser miss Aurora. Mais comme jene la connais pas, tout ce que nous pourrions dire serait inutile.Lorsque je l’aurai vue, je te répondrai.

Hattison dut se contenter de cesexcuses ; il n’osa pas trop insister, convaincu que son filsn’hésiterait plus lorsqu’il aurait vu la jeune milliardaire et,depuis ce temps, il n’avait pas reparlé au jeune homme de missAurora.

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