La Conspiration des milliardaires – Tome I

Chapitre 6Un voyage dans les montagnes Rocheuses

Décidément, Tom Punch n’était pas un hommeheureux.

Il s’ennuyait considérablement.

Étendu, ou plutôt enfoui dans un vastefauteuil, les pieds à la hauteur de la tête, il bâillait à rendrejaloux un représentant, obligé de retarder son dîner pour entendreun long discours politique.

Le pauvre majordome accusait amèrement ladestinée.

– Dire qu’il y a des gens heureux,murmura-t-il en poussant un soupir caverneux, des gens quivoyagent, qui voient du pays tandis que moi… Quoi faire ?Jouer du banjo ! Boire du gin ! Quelle monotonie !…Et puis, je ne sais pas ce qu’a M. Boltyn !… Autrefois,on se déplaçait encore un peu. Mais, depuis trois mois, nousn’avons pas fait la plus petite sortie. Portez-vous donc bien avecun pareil régime ! Vraiment, les maîtres devraient biens’occuper un peu plus de la santé de ceux qui s’épuisent à lesservir.

Et Tom Punch, désespéré, en arrivait presque àsouhaiter une guerre, une révolution, quelque événement enfin quiamenât un peu de changement dans l’uniformité de son existence.

– Ah ! comme j’aurais fait un bonmarin, pensait-il. La voilà, la vrai vie ! Mais non, c’esttoujours comme cela ; jamais on ne peut suivre savocation.

Le timbre électrique vint couper en deux sesréflexions mélancoliques.

Il s’étira péniblement, étouffa unedemi-douzaine de bâillements consécutifs et parvint, non sanspeine, à se mettre sur ses grosses jambes.

– Encore quelque nouvelle corvée,murmura-t-il en se dirigeant vers le cabinet de travail de sonmaître. Seigneur Dieu, quelle vie !

William Boltyn, lui, ne partageait pas lamélancolie de son majordome, au contraire.

Le courrier venait de lui apporter desnouvelles très satisfaisantes de Mercury’s Park.

Les usines y étaient en pleine activité.

On était sur la voie de découvertesintéressantes.

– Tout va bien, murmurait le milliardaireen se frottant les mains. Avant peu, l’Europe aura de nosnouvelles.

Une délégation, composée de Fred Wikilson, leprésident de la Compagnie des aciéries, de Wood-Waller et dePhilips Adam, s’était déjà transportée à Mercury’s Park pour serendre compte de l’état des travaux.

Tous ces gentlemen en étaient revenusenthousiasmés, et ne tarissaient pas en éloges sur le génied’Hattison et de son fils.

D’après leurs dires, on n’avait jamais vu unlaboratoire de guerre plus formidable.

William Boltyn n’avait pas non plus oublié lesprojets qu’il avait formés avec l’ingénieur.

La perspective de marier sa fille à NedHattison lui souriait de plus en plus.

C’était en quelque sorte pour lui lecorollaire de son audacieuse entreprise.

Il lui tardait de voir cette affaireconclue.

Aussi, avec sa rapidité de décisionhabituelle, il avait résolu de partir, le jour même, pour Mercury’sPark.

Aurora, qu’il venait de prévenir, s’étaitmontrée enchantée.

C’était pour cela qu’il avait sonné.

Tom Punch, lorsqu’il pénétra dans le cabinetde travail, avait positivement l’air d’un patient qui va subir uneopération, si bien que le milliardaire ne put s’empêcher de luidire :

– Ah çà ! mais qu’as-tu ? Quelmalheur t’est donc arrivé ?

Puis, sans attendre la réponse du majordome,dont l’énorme poitrine se gonflait de soupirs aussi bruyants que lecourant d’air exhalé par un soufflet de forge, ils’écria :

– Mon vieux Tom, tu vas faire prévenir àla gare pour qu’on apprête mon train. Nous partons dans deuxheures. Tu nous accompagnes.

Tom Punch resta quelques secondes sans pouvoirparler.

Ses yeux écarquillés, et sa bouche grandeouverte disaient assez clairement sa stupéfaction.

Lorsqu’il eut enfin recouvré l’usage de laparole, il s’écria :

– Comment, nous partons !… Ah bien,ce n’est…

Il allait dire : « Ce n’est pas troptôt ! » mais il s’arrêta à temps.

– Quoi ? Que voulais-tu dire ?reprit William Boltyn, qui s’amusait fort de son étonnement.

– Oh ! rien. Je voulais dire quec’est une bonne nouvelle, que je suis heureux. Je vais disposer cequ’il faut. Soyez tranquille, tout sera prêt pour le départ.

Il disparut en courant.

C’était un homme transformé.

Deux heures après, il avait fait transporter,dans le fourgon du train, tout ce qui était nécessaire auvoyage : victuailles, boissons, bagages de toutes sortes. Iln’avait rien oublié.

Nous n’étonnerons personne en disant que,surtout, les boissons et les victuailles avaient eu sasollicitude.

À l’heure dite, la locomotive était enpression.

William Boltyn et miss Aurora, accompagnés deTom Punch rayonnant, prenaient place dans le salon de leurtrain.

Tout comme un chef d’État européen, WilliamBoltyn avait son train à lui.

En plus de la locomotive à tractionélectrique, il se composait de deux chambres à coucher, une salle àmanger, un salon, un fumoir, une cuisine, et plusieurs autreswagons servant au logement des domestiques et au transport desbagages.

Même en voyage, le milliardaire voulait êtreservi avec le même soin et le même cérémonial que s’il eût été dansson hôtel de la Septième Avenue.

Tous les wagons communiquaient entre eux, etétaient éclairés à l’électricité.

L’intérieur était splendidement meublé.

Les premiers tapissiers de l’Union en avaientfait une merveille de luxe et de confort.

Un nouveau système de suspension supprimaitpresque complètement les cahots.

Ce train avait coûté quelque chose comme troiscent mille dollars ; mais, pour William Boltyn, c’était unevéritable bagatelle.

Dans le salon où il avait pris place avec safille, commodément installé dans un rocking-chair, ilréfléchissait, laissant errer ses yeux sur la campagne.

Le train filait à toute vitesse, brûlant lesstations.

À droite, à gauche, de vastes plantations decotonniers, d’immenses champs de maïs s’étendaient à perte devue.

Vêtus seulement de caleçons blancs, les nègresexposaient impunément leurs crânes crépus à un soleil torride.

Ils suspendaient un instant leur travail, pourregarder passer le train de William Boltyn.

Quoi qu’en disent les Yankees, les Noirs sonttoujours considérés en Amérique comme des êtres inférieurs, desobjets de répulsion.

La fameuse guerre de Sécession entre les Étatsdu Nord et ceux du Sud, qui se termina par l’abolition del’esclavage, n’a fait qu’empirer leur situation.

Laissons les romanciers nous raconter qu’unjour ils se sentirent des goûts d’indépendance.

Il n’en est rien.

La liberté qu’on leur a conférée n’a serviqu’à les rendre plus misérables.

Dans les villes, ils peuvent aller partout… oùles Blancs ne vont pas.

Ils ont des églises spéciales, des ministresparticuliers.

L’irruption d’un nègre dans un tramway, dansun café de Blancs, est une impertinence bien vite réprimée :en résumé, sir Blackman (l’homme noir) est toujours un paria.

À mesure que le train s’enfonçait vers lesmontagnes Rocheuses, le paysage changeait d’aspect.

Les plantations avaient disparu.

Des forêts de pins et de sapins, de vastespâturages embrassaient tout l’horizon.

D’innombrables troupeaux de bœufs paissaienten liberté dans ces solitudes.

De loin en loin, la cheminée d’une scieriemécanique coupait la désespérante monotonie de ces plaines sansfin.

Il n’y a pas encore cinquante ans, les Sioux,les Iroquois, les Apaches étaient les maîtres de ces domaines queparcourt le Mississippi, le plus grand fleuve du monde.

La civilisation américaine, qui ne se piquepas de la philanthropie, les en a chassés, mais non sans luttestoutefois.

Depuis des siècles, les Peaux-Rougesparcouraient ces prairies, vivant de chasse et de pêche, dans leculte de leurs morts et l’espoir des festins éternels.

Ils ont résisté à l’envahisseur ; ils ontbrûlé des villes, scalpé des chevelures, mais, fatalement vaincuspar le progrès qui n’admet pas les races stationnaires, terrasséspar l’alcoolisme, traqués comme des fauves, ils ont dû se résignerà leur défaite, et se laisser parquer dans des territoires d’où ilsne doivent pas sortir.

Chaque jour, on rogne leurs terrains dechasse, on les refoule toujours plus loin.

Ils finiront par disparaître complètement,victimes des civilisations modernes qu’ils n’ont pas sus’assimiler.

William Boltyn pensait-il à tout cela, encontemplant distraitement la perspective de la prairie qui sedéroulait à perte de vue ?

C’est peu probable.

La philosophie n’était pas son fort.

Il est à supposer qu’il songeait plutôt ausort malencontreux qui attendait, dans ses abattoirs, les paisiblesruminants habitants de ces pâturages.

Depuis quelque temps, Aurora s’absorbait dansla lecture du dernier magazine.

Boltyn, lui, ne lisait jamais, si ce n’est seslivres de comptabilité.

Il trouvait cela inutile, jugeant quel’expérience que donne la lutte pour la vie est de beaucouppratiquement supérieure à celle qui peut s’acquérir par lalecture.

– Mais, s’écria-t-il tout à coup, dis-moidonc, Aurora, ce que tu lis et qui t’intéresse à ce point. Depuisune heure, tu n’as pas levé les yeux.

– Oh ! tout simplement le compterendu de la dernière séance de l’Académie des sciences de Paris… Ilparaît que la population diminue sensiblement en France.

– Celle de notre pays augmente, parcontre. Je te l’ai dit, Aurora, nous sommes les plus intelligents,les plus pratiques, et, si nos projets se réalisent, comme jel’espère, nous serons les plus forts. Nous verrons alors si laChambre des représentants hésite encore à lancer les États del’Union dans la voie du progrès.

Ils en étaient là de leur causerie, lorsqueTom Punch vint leur annoncer que le dîner était servi.

Le majordome avait consciencieusement fêté ledépart.

Dans la chambre spéciale qui lui étaitréservée, il avait passé l’après-midi à chanter, en s’accompagnantdu banjo.

Grâce aux nombreuses bouteilles de claretqu’il avait absorbées, sa gaieté s’était encore accrue.

Les pouces dans l’entournure de son gilet, ilse promenait dans la salle à manger avec une expression de profondebéatitude.

– À la bonne heure, s’écriait-il, voilàce que j’appelle vivre : voir du pays, changer d’air, et nepas rester terré comme un rat dans un fromage. J’ai de la chance dene pas avoir attrapé la jaunisse. Le patron a eu une riche idée. Jeme sens en disposition pour faire le tour du monde.

Il allait esquisser un entrechat, mais il seretint à temps. Aurora et son père venaient d’entrer sans qu’il leseût entendus.

Après le repas, qui fut très gai, chacun seretira dans son compartiment respectif ; William Boltyn poursigner plusieurs pièces relatives à son usine de conserves ;Aurora pour se livrer à son occupation favorite, la lecture desrevues scientifiques européennes.

Quant à Tom Punch, il s’installaconfortablement à l’arrière du train, s’accouda à l’élégantebalustrade qui permettait de faire le tour du convoi, et alluma ungros cigare qu’il fuma, doucement bercé par la trépidation desessieux, en contemplant, en amateur, les grandioses paysages deforêts et de montagnes que le train, lancé à toute vitessetraversait à raison de cent vingt milles à l’heure.

Habitués aux voyages, entourés de leur luxecoutumier Aurora et son père se livraient paisiblement à leursoccupations ordinaires.

Le lunch du soir et la nuit se passèrent sansincidents.

Mais, le lendemain matin, lorsque la jeunemilliardaire enveloppée d’un somptueux peignoir de soie mauve etargent vint s’accouder à la passerelle, l’aspect du paysage avaittotalement changé.

Le train courait maintenant entre deuximmenses talus rocailleux, à peine égayés çà et là de quelquesbuissons.

La voie faisait de nombreux détours,pénétrant, par des crochets inattendus, d’une vallée abrupte dansune autre plus sauvage encore.

Des forêts de sapins rabougris ou de chétifsmélèzes, et le grondement lointain d’un torrent que l’on entendaitsans le voir, rompaient seuls l’uniformité de ce voyage à traversun horizon de pierrailles.

Enfin, vers midi, l’aspect du pays semodifia.

Le train pénétra dans un vaste cirque, ouvrantà l’infini d’immenses perspectives qui devaient se prolongerjusqu’à la côte du Pacifique.

Puis, brusquement, au sortir d’une sombreforêt d’ifs, de cyprès, de pins et de sapins, ce fut comme unéblouissement, un véritable changement de décor à vue.

Du sein de claires verdures surgissaient descoupoles de verre et d’acier.

Couverts de métaux étincelants comme l’argent,apparaissaient les longs bâtiments de la petite ville que lapuissance magique des dollars avait fait jaillir, comme parmiracle, de la solitude.

On était arrivé à Mercury’s Park.

Au sommet du dôme le plus élevé flottait ledrapeau des États de l’Union.

Après un sifflement strident, le train deWilliam Boltyn s’engouffra sous le vitrage d’une gare, et vintstopper en face d’un quai où Hattison, télégraphiquement prévenu,se tenait prêt à faire les honneurs du domaine à ses hôtes.

Aurora s’informa gracieusement de Ned Hattisonce qui parut de bon augure à William Boltyn.

– Mon fils, répondit l’ingénieur,s’excuse de n’avoir pu venir au-devant de vous. Il a été retenu àSkytown par les essais d’un sous-marin d’un genre entièrementnouveau. Vous savez, d’ailleurs, qu’aujourd’hui, nous sommes seshôtes. Il nous attend pour le lunch. Je crois d’ailleurs, qu’àcause du voisinage de la mer, miss Aurora préférera Skytown àMercury’s Park.

– Mais, dit Aurora, si Skytown est situé,comme mon père le disait, à une soixantaine de milles d’ici, nousrisquons de déjeuner fort tard.

– Vous auriez parfaitement raison, miss,si Mercury’s Park et Skytown étaient reliés par un chemin de ferordinaire. Mais, il n’en est rien, et je vous demande seulementquelques minutes de patience.

Le milliardaire souriait, en voyant lasurprise et l’air d’incrédulité de sa fille.

Guidés par Hattison, et suivis de Tom Punch, àqui William Boltyn avait fait signe, les visiteurs quittèrent lagare où ils venaient de débarquer, pour pénétrer dans une autregare où s’allongeait, sur des rails larges et plats, un étrangetrain sans roues et sans locomotive.

Tout le monde prit place dans un wagon.

Hattison appuya sur un bouton électrique à saportée.

Immédiatement, les voyageurs se sentirentimperceptiblement soulevés, et, sans autre bruit qu’un légerclapotis d’eau courante, le convoi se mit en marche, avec une tellevitesse, qu’il était impossible de distinguer un seul détail dupaysage.

Les forêts succédaient aux forêts, et lescollines aux collines, avec une rapidité qui tenait du vertige.

On ne sentait aucune secousse.

Seulement, contre les parois du wagon, l’air,violemment déplacé, faisait un sifflement aigu.

Bien qu’elle s’efforçât de n’en rien laisservoir, Aurora était légèrement émotionnée.

– Nous marchons plus vite, dit Boltyn,que ne tombe un individu précipité du haut d’une tour.

– L’établissement de ce train, expliqual’ingénieur, exige des dépenses assez considérables, et de plus unterrain plat, avec de l’eau en abondance. En effet, il fautétablir, de distance en distance, des appareils spéciaux qui, aupassage du train, envoient dans la rainure longitudinale des railsune masse de liquide fortement comprimée. Ceci vous explique, miss,l’incomparable douceur et la rapidité de ce mode detransport : nous glissons sur de l’eau comprimée. Avantcinquante ans, il n’y aura plus dans les contrées pourvues d’eaud’autre moyen de locomotion.

Le train stoppa presque instantanément.

– Voyez, s’écria Hattison en consultantson chronomètre. Nous avons fait soixante milles en dixminutes.

William Boltyn et sa fille étaientémerveillés.

Quand à Tom Punch, il n’en revenait pas.

Il était sur le point de trouver que l’onallait trop vite.

De plus – chose presque extraordinaire dansles annales de son existence de majordome – il commençait àsouffrir de la faim.

La course vertigineuse qu’il venait de faire,et l’air salin du Pacifique avaient stimulé ses fonctionsstomacales d’une étonnante façon.

Mais il n’eut pas longtemps à patienter.

À quelques pas de là, sous la véranda de lamaison de bois transportable que Ned Hattison s’était fait envoyerde Chicago, une table somptueusement servie étincelait d’argenterieet de cristaux.

D’énormes dorades du Pacifique accommodées aucourt-bouillon, un daim abattu la veille par Ned, des pattes degrizzly [5] cuites sous la cendre, à la manièreindienne, formaient la partie la plus substantielle de ce repasraffiné dans sa simplicité.

Après des présentations sommaires, chacun pritplace.

Tom Punch alla rejoindre, à une table voisine,les ingénieurs des laboratoires et des usines.

Ses bons mots et son appétit formidable netardèrent pas à lui attirer une popularité de bon aloi.

Pendant ce temps, une conversation pleined’entrain s’engageait à la principale table.

Après les premières salutations, Ned et Auroras’étaient silencieusement examinés.

La physionomie intelligente et un peu froidede la jeune fille n’avait pas déplu à l’ingénieur dont la gaieté etl’entrain avaient charmé la jeune milliardaire.

Au bout d’un instant, tandis que les deuxpères s’entretenaient de l’avenir de leur entreprise, Ned engageala conversation.

– N’est-ce pas que ce paysage estvraiment grandiose ? s’écria-t-il en désignant la côte dénudéedu Pacifique, qu’on apercevait à quelque distance.

– En effet, approuva laconiquement lajeune fille… Mon père, reprit-elle après un moment, m’a dit quevous vous occupiez spécialement des sous-marins. N’aurez-vous pas,bientôt, quelque nouveau type à nous montrer.

– Mais si, miss, fit Ned un peu surprisde la tournure scientifique que prenait l’entretien. Je viensjustement de terminer un nouveau modèle destiné aux grandesprofondeurs. Les essais, qui ont eu lieu ce matin, m’ont donnétoute satisfaction. Je compte bien vous le faire voir ; etmême, si vous le désirez, nous pourrons faire une excursion.

– Mais avec plaisir ! J’acceptevotre proposition. Je suis vraiment curieuse de voir ces paysagessous-marins dont les revues scientifiques disent desmerveilles.

– Mon sous-marin n’est pas encore pourvudes perfectionnements dont je compte le doter. Mais, tel qu’il estil présente toutes les garanties possibles de sécurité.

– Quels sont donc cesperfectionnements ?

– Ils sont de plusieurs sortes. Ainsi,par exemple, il doit m’arriver des fonderies une quille mobile, enplomb, de plus de six mille kilos. Si par une série de catastrophesque je ne puis prévoir, les moteurs se détraquaient, si les pompesrefusaient de fonctionner, je n’aurais, en faisant mouvoir unlevier, qu’à détacher cette quille pour que le sous-marin remontâtimmédiatement à la surface.

– Mais, objecta Aurora, un peu effrayéequoi qu’elle en dît, comment faites-vous en attendant cettequille ?

– Je la remplace par du lest attaché àl’extérieur. Ce lest est retenu au navire par des cordagesordinaires que je puis aisément couper de l’intérieur, à l’aide descisailles automatiques que mon père a inventées pour couper lescâbles télégraphiques sous-marins.

– Voilà qui me rassure, dit Aurora, avecson sourire le plus aimable.

– Ce n’est pas tout, dit Ned Hattison ensouriant à son tour. Si les pompes électriques qui permettent devider les réservoirs dont le poids, quand ils sont remplis, forcel’appareil à descendre, venaient pour une raison quelconque à neplus fonctionner, il nous suffirait pour expulser l’eau de cesréservoirs, c’est-à-dire pour remonter, de faire mouvoir des pompesà main très perfectionnées, dont nous sommes aussi pourvus.

– Mais, dit Aurora qui prenait un malinplaisir à pousser jusqu’au bout les objections, si vos pompes àmain ne fonctionnaient pas ?

– C’est impossible, dit l’ingénieur trèsamusé. Mais en admettant même que cette éventualité se produisît,j’aurais encore une ressource.

– Et laquelle ?

– Je déboulonnerais tout simplement lesréservoirs eux-mêmes, qui sont disposés de façon à ne pas fairecorps avec le bateau qui remonterait à la surface immédiatement,sitôt qu’il serait allégé de leur poids.

Aurora ne se tint pas pour battue.

– Poussons encore la chose plus loin,dit-elle. Admettons pour un instant que vos compagnons aientdisparu, que vous soyez seul, blessé, presque sans forces dansl’intérieur de votre sous-marin, incapable de l’effort qu’il fautpour pousser un levier auquel est attachée une quille de plomb desix mille kilos, privé des outils nécessaires pour dévisser unécrou, que feriez-vous ?

– Le cas est encore prévu, répliqua Ned,heureux à son tour de taquiner la jeune fille. Je n’aurai qu’àpresser, même très faiblement, un bouton métallique qui commande lamise en marche d’un appareil dynamo-chimique de mon invention.

« Les piles puissantes dont il est munidécomposeraient aussitôt l’eau en ses éléments : oxygène ethydrogène. L’énorme poussée de gaz qui se produirait instantanémentserait suffisante pour expulser l’eau contenue dans lesréservoirs.

– Alors, dit Aurora émerveillée, lesous-marin regagnerait la surface avec la vitesse d’uneflèche ?

– Évidemment. Les réservoirs étant munisde soupapes disposées de telle sorte qu’elles permettentl’expulsion de l’eau et s’opposent à la sortie totale du gaz.

« Je suis surpris, miss Aurora, ajoutal’ingénieur, de voir que, contrairement à beaucoup de jeunes fillesaméricaines, vous vous intéressez à la science et que vous êtescapable d’en discuter.

– Oh ! répliqua modestement Aurora,mon savoir ne se borne guère qu’à vous faire des objections. Maispuisque ma bonne fortune a voulu que j’aie le plaisir de me trouveravec vous, j’aurai l’indiscrétion de vous demander, sur lessous-marins, encore quelques renseignements.

– Mademoiselle, dit Ned en s’inclinant,je suis à votre disposition.

– Je vous écoute, dit Aurora. Et necraignez pas d’entrer dans tous les détails nécessaires. Je mefigurerai que je suis le cours de quelque illustre professeur.

– Avec des élèves comme vous, dit Nedgalamment, le professeur serait sujet à bien des distractions.Enfin je vais essayer… Vous n’ignorez pas, mademoiselle, qu’àtoutes les époques, les hommes ont fait des tentatives pourpénétrer les secrets de la nature sous-marine. Dès la plus hauteAntiquité il a existé des plongeurs. Les historiens grecs nous ontlaissé les noms de Siscyone et de sa fille Cyanée qui, pendant quela flotte de Xerxès était assaillie par une violente tempête, prèsdu mont Pélion, allèrent sous les flots couper les amarres deplusieurs vaisseaux ennemis dont ils causèrent ainsi la perte. Onvit longtemps dans le temple de Delphes, les statues du plongeurpatriote et de sa fille.

« C’est grâce à d’habiles plongeurs queles Tyriens purent tenir si longtemps en échec la flotted’Alexandre. Chaque matin, les digues qu’il avait commencéesétaient détruites et les câbles de ses vaisseaux coupés.

– Laissons un peu de côté cetteérudition, dit Aurora, impatiente.

– Je comprends, dit Ned, qu’en vraieYankee vous préfériez des détails plus récents. Je passe donc soussilence l’histoire des plongeurs célèbres de Rome et du Moyen Âge,et la description si connue de la pêche du corail et de celle desperles et des éponges. Sans m’arrêter à la cloche à plongeuressayée pour la première fois en présence de l’empereur CharlesQuint par des Grecs, et réinventée plus tard en Angleterre, jepasse de suite aux sous-marins.

« La cloche à plongeur, aujourd’huidémodée, n’est guère utilisable qu’à de petites profondeurs, pourrepêcher des épaves ou élever des constructions sous-marines.

« Les premiers essais de navigationsous-marine remontent au XVIIe siècle. C’est à cetteépoque qu’un médecin hollandais, nommé Drebbell, eut l’idée deconstruire deux appareils qu’il appela des« bateaux-plongeurs ». Ils naviguaient entre deux eaux etétaient hermétiquement fermés – dit un auteur du temps – avec ducuir gras. Le roi Jacques Ier daigna prendre place dansl’un d’eux et l’expérience réussit à souhait. Les passagersrespiraient au moyen d’une liqueur que le docteur Drebbell avaitcomposée et qu’il appelait de la « quintessence d’air ».Il suffisait d’en répandre quelques gouttes – toujours d’après lesécrivains de ce temps – pour donner aux personnes enfermées dans unmilieu atmosphérique vicié la faculté de respirer aussi facilementque si elles se fussent trouvées au sommet d’une colline.

– Y a-t-il eu des constructeurs desous-marins en Amérique ? interrompit Aurora.

– Oui, miss, dit Ned avec orgueil,l’Union peut en revendiquer plusieurs. David Bushnell, pendant laguerre de l’Indépendance, construisit un bateau qui remontait oudescendait, grâce à des outres remplies à volonté d’air ou d’eau.Le retour à la surface était facilité en coupant un fil de ferauquel était suspendu un poids de plomb. Des rames, en formed’hélice, servaient à le diriger.

– Mais, dit Aurora intéressée, c’étaitdéjà le principe des réservoirs dont vous m’avez parlé, de l’héliceet de la quille de plomb que vous vous proposez d’employer.

– Hélas ! soupira Ned, on n’inventepas grand-chose. Il n’y a rien de nouveau sous le soleil : onne fait que perfectionner. Ainsi ce Bushnell, dont le nom estaujourd’hui très oublié, avait aussi pressenti la torpille, puisqueson navire était muni d’une caisse contenant cent cinquante livresde poudre, et qu’il la devait visser sous la carène des vaisseauxennemis. Malheureusement, sa tentative ne réussit pas et il faillitpérir en essayant d’incendier une flotte anglaise. Plus tard, notregrand ingénieur Robert Fulton reprit cette idée et laperfectionna.

« Il proposa son invention augouvernement français, mais le Directoire repoussa cette offre.Néanmoins, il ne se rebuta pas et, de nouveau, soumit son projet auPremier consul Bonaparte. Celui-ci, séduit par la nouveauté del’invention, lui fit accorder les premiers fonds nécessaires à sesexpériences. Une commission spéciale fut même nommée pour assisternotre compatriote.

– Et, dit Aurora, obtint-il dugouvernement français ce qu’il en attendait ?

– Non, miss, dit Ned. Malgré la bonneréussite de ses expériences et le bruit qu’elles firent, Bonapartene crut pas nécessaire d’encourager les tentatives de Fulton et ille congédia.

– Mais au moins, dit Aurora, que cetteinjustice à l’égard d’un de ses compatriotes avait vivement émue,nous possédons les plans et devis de Fulton ?

– Malheureusement non, répartit le jeuneingénieur. Fulton a emporté son secret dans la tombe.

« C’est, évidemment, un bien grandmalheur pour la science, mais le mal est sans remède. Cependantl’idée était lancée et, depuis, elle a fait son chemin. C’estsurtout en France qu’elle occupa l’attention des savants.

« On reprit les idées d’un ingénieur,nommé Castera, dont l’invention avait été taxée d’utopie.

« Plus tard, les frères Coëssinprésentèrent un appareil qui devait faire des merveilles ;puis ce furent MM. Payerné, Villeroi, qui proposèrent denouveaux sous-marins et, plus récemment, l’ingénieur Goubet avec leGymnote…

– Je vous en supplie, dit Aurora,laissons de côté les ingénieurs du Vieux Monde ; parlez-moiplutôt des tentatives récentes faites en Amérique.

– Bien, miss, dit NedHattison. Cependant, il eût été intéressant pour vous deconnaître ces tentatives.

– Parlez-moi des inventions américaines,répliqua Aurora avec une légère intonation d’impatience.

– Eh bien ! miss, pour me conformerà votre désir, j’arrive « au déluge », comme disent cesFrançais que vous n’aimez pas. Nous sommes loin des temps oùDrebbell étonnait ses contemporains par la hardiesse de sesentreprises. Mais si nous en arrivons à l’époque moderne, noustrouvons que c’est un Américain qui a eu la gloire d’apporter à cegenre de constructions les perfectionnements les plusconsidérables.

À ces mots, Aurora sourit.

– Oui, continua le jeune ingénieur, SimonLake, le créateur de l’Argonaute, est Américain. Sonsous-marin, quoique pouvant naviguer entre deux eaux et y évolueravec autant d’aisance qu’un poisson, est avant tout unbateau-plongeur destiné à recueillir les épaves au fond de la mer,là où le scaphandrier ne peut descendre. Enfin, il est monté surtrois roues, dont l’une, agissant à la façon de la roue motriced’un tricycle, permet au sous-marin de courir sur le fond de la mercomme une voiture sur une route.

– Cela est merveilleux, dit Aurora. Et lesous-marin a-t-il réalisé les espérances de soninventeur ?

– Admirablement, dit Ned. Simon Lake apassé toute sa vie à la recherche de cet appareil. Et voyez, miss,comme les destinées sont bizarres en ce monde, c’est en lisantVingt Mille Lieues sous les mers, de Jules Verne, encoreun Français, qu’il conçut l’idée de réaliser, au moins en partie,les exploits du Nautilus.

– En temps de guerre, cesous-marin peut devenir une arme terrible, dit Aurora.

– Oui, mais comme il est plutôt disposépour rouler au fond de la mer que pour naviguer entre deux eaux,nos compatriotes ont inventé un sous-marin d’un type différent,spécialement aménagé pour le lancement ou la capture des torpilles.Son inventeur l’a construit de telle façon, qu’il contient toujourssuffisamment d’espace libre, dans des réservoirs, pour que lebateau remonte de lui-même à la surface, quelle que soit laprofondeur à laquelle il se trouve. Ainsi est écarté le danger demourir au fond de l’eau, et d’être emprisonné dans un appareil dontles pompes refusent de marcher.

– Bravo ! dit Aurora. Et vous avezsans doute utilisé ces belles découvertes pour la construction devotre navire ?

– En partie, oui, répondit le jeunehomme. Mais j’y ai apporté certains perfectionnements que, jusqu’àprésent, je ne puis rendre publics.

– Enfin, demain, nous le verrons àl’œuvre, dit Aurora, et nous pourrons juger ces perfectionnements àleur juste valeur.

Tout en paraissant s’absorber dans leurconversation, William Boltyn et Hattison ne perdaient pas de vueles deux jeunes gens.

La causerie familière, dans laquelle ils lesvoyaient maintenant engagés, leur faisait espérer une ententeprochaine.

À la fin du dîner, Ned prit laparole :

– Miss, dit-il, je vous ai parlé dunouveau type de sous-marin que je viens de construire.Permettez-moi de vous demander d’en accepter le parrainage :si vous y consentez, nous l’appellerons l’Aurora.

– Hurrah ! s’écrièrent ensembleHattison et Boltyn, buvons à l’Aurora !

Tous trois remplirent leurs verres et levidèrent en criant :

– Hip ! hip ! hurrah !pour l’Aurora.

La jeune fille leur fit raison en buvant augrand savant Hattison, gloire de l’Union.

À l’autre table, une voix de stentorretentit.

C’était Tom Punch qui, le verre en main,poussait de retentissants hurrahs.

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