La Conspiration des milliardaires – Tome I

Chapitre 8Tom Punch et les coureurs des bois

À la suite de l’imprudence qui avait faillicoûter la vie à tous les passagers de l’Aurora, Tom Punch,comme bien l’on pense, reçut une verte semonce.

William Boltyn ne parlait rien moins que del’envoyer momentanément garder les bœufs dans une de ses propriétésdu Far West.

Mais sa colère était plus affectée queréelle.

Il se laissa facilement fléchir parl’intercession de Ned Hattison.

Le majordome faisait une si piteuse mine, que,rien qu’à le voir, tout ressentiment faisait place à un rireirrésistible.

Du reste, le milliardaire était trop heureuxde la bonne tournure que prenaient les événements, pour ne pas êtredisposé à la clémence.

Il s’était aperçu, à n’en pouvoir douter, del’effet favorable qu’avait produit Ned Hattison sur Aurora.

Lui-même avait, pour la science et l’énergiedu jeune homme, une estime sans bornes, et il était complètementdisposé à lui donner sa fille et ses milliards.

Dans un cottage fleuri de glycines et dejasmins de la Virginie, on avait installé les appartements desvisiteurs.

En face, l’océan Pacifique profilait àl’horizon sa ligne verte et monotone.

Les cimes déchiquetées des montagnes Rocheusesfermaient, au loin, ce paysage sévère et imposant.

Le dîner, qu’on avait servi en plein air, aumilieu des massifs de roses et de cactus blancs, fut très animé,malgré les émotions de la journée.

On se félicitait d’avoir échappé, de siheureuse façon, au danger.

Le jeune ingénieur était le héros del’excursion.

Aurora résuma l’opinion générale ens’écriant :

– Le courage et le sang-froid deM. Ned Hattison ont été admirables. Je tiens à le remercierpersonnellement, et je bois en son honneur.

Avec son irréprochable politesse, maistoujours très froidement, Ned avait répondu par un toast à la jeunefille.

Dans les usines, les machines sifflaient.

On entendait le bruit sourd desmarteaux-pilons.

Skytown travaillait à la réalisation du grandœuvre.

Le soleil couchant illuminait de mille feuxles coupoles de verre des fonderies.

Le crépuscule tombait lentement.

À la fin du dîner, Ned, grand chasseur devantl’Éternel, proposa, pour le lendemain, une battue dans lesenvirons.

On lui avait signalé la présence de plusieurstroupeaux de daims et de bisons, encore fort communs, cesannées-là, dans la région des montagnes Rocheuses.

Cette proposition rallia tous lessuffrages.

Aurora, surtout, s’en montra enchantée.

Après les fatigues de cette journée, chacunéprouvait le besoin de prendre du repos.

D’autant plus qu’il fallait, le lendemain, selever de bonne heure pour la battue.

On se sépara.

En reconduisant Hattison jusqu’au train deglissement qui le ramenait à Mercury’s Park, William Boltyn s’écriaavec bonhomie :

– Eh bien, mon cher, cela s’est fort bienpassé. Nos jeunes gens ont l’air de s’entendre à merveille.

– Je le crois, répondit l’ingénieur. Monfils n’a pas déplu à miss Aurora.

– Comment : n’a pas déplu ?reprit M. Boltyn ; dites qu’elle est enthousiasmée. Jel’observais pendant le dîner ; sa physionomie était radieuse.Mais, comme vous dites, il ne faut rien brusquer. Après notredépart, vous ferez comprendre à votre fils que sa demande seraitfavorablement accueillie ; et, comme je ne pense pas…

– Qu’il refuse ! fit Hattison.Voyons, vous n’y pensez pas ! Ned, refuser d’épouser missAurora ! Soyez tranquille, avant peu, l’affaire seraconclue.

– Hurrah ! mon cher savant. Ce seraun beau mariage. Je veux que le monde entier en parle.

Après un vigoureux shake-hand, les deux hommesse quittèrent sur ces projets d’avenir.

Hattison monta dans son train.

Quant à William Boltyn, tout guilleret, ilregagna son cottage en sifflotant, heureux comme un Américain quin’a pas perdu sa journée.

Le lendemain matin, selon son habitude,Hattison était levé avec le jour.

Dans sa petite maison qui, nous l’avons vu,occupait le centre des usines, assis devant une table encombrée depapiers et d’appareils, il compulsait des plans, annotant çà et làde son écriture ferme et volontaire, rectifiant des formules,remuant des idées.

Un téléphone, placé à sa portée, lui servait àtransmettre ses ordres.

Ce petit homme, sec et d’apparence débile,était soutenu par une volonté de fer, une opiniâtretéincroyable.

Une fois lancé dans ses calculs, il ne sentaitpas la fatigue.

Il lui était arrivé de se retrouver, à l’aube,la plume à la main, devant des colonnes d’équations, dans la mêmeattitude que la veille.

Le monde extérieur n’existait plus pourlui.

Ayant rapidement terminé son travail, ilsortit, et se dirigea vers la gare, en traversant successivement lelaboratoire et l’usine électrique.

Les ouvriers le saluaientrespectueusement.

Quelques minutes après, le chemin de fer deglissement le déposait à Skytown.

Son fils était venu à sa rencontre.

– Eh bien ! père, s’écria-t-il,dépêche-toi ! Nos hôtes sont prêts. On n’attend plus que toipour partir.

Le jeune homme avait revêtu un élégant completde chasse.

Avec son veston serré à la taille et sescheveux blonds sortant d’un large feutre gris, il avait vraimentbonne mine.

Sous la véranda du cottage, Aurora et son pèreattendaient les deux Hattison.

On se souhaita le bonjour.

Dans son costume de chasseresse, la jeunemilliardaire paraissait un peu plus grande qu’à l’ordinaire.

Ses formes impeccables transparaissaient,modelées par l’étoffe.

Elle avait une jupe courte. Des guêtresenserraient jusqu’aux genoux ses jambes fines et nerveuses.

Son costume était complété par une élégantecasquette de loutre marine, ornée d’une plume de coq debruyère.

– Allons, s’écria-t-elle joyeusement,hâtons-nous ! Pour des chasseurs, nous ne sommes guèrematineux.

Une collation de jambon, de beurre, de rôtieset de thé était servie.

On mangea de bon appétit.

Puis, les chevaux ayant été amenés – destrotteurs de l’Arkansas, aux jambes fines et nerveuses –, on se miten selle.

Hattison et William Boltyn étaient tropyankees, pour avoir modifié leur costume habituel. Ils avaientgardé la redingote et le chapeau haut-de-forme à bords plats,assurant seulement sur leur épaule la carabine électrique dont toutle monde était armé.

Une dizaine de rabatteurs, recrutés pour lacirconstance et connaissant parfaitement le pays, complétaient,avec Tom Punch, la petite expédition.

Étant donnée l’impossibilité d’équilibrer enselle l’énorme bedaine du majordome, celui-ci allait à pied,suivant ses maîtres, qu’il devait rejoindre à un endroitconvenu.

Il avait endossé un costume de velours et prisdes guêtres.

Ainsi accoutré, la carabine sur l’épaule, oneût dit un personnage des contes d’Hoffmann, ou plutôt le dévouécompagnon du chevalier de la Manche, l’illustre Sancho Pança.

Le soleil dardait déjà de chauds rayons.

La journée promettait d’être magnifique.

Les cavaliers s’engagèrent dans une avenuenaturelle de sapins qui s’enfonçait sous la forêt.

Derrière eux, Tom Punch suivaitphilosophiquement, aussi vite que sa corpulence le lui permettait.Mais quelque diligence qu’il fît, il ne tarda pas à perdre de vueles chasseurs.

Il ne s’en inquiéta guère. Fumant un excellentcigare, il monologuait selon sa coutume ; de temps en temps,il s’arrêtait et donnait une accolade à une large gourde qui luibattait les flancs ; car, en homme prudent, il n’avait pasoublié le gin réconfortant.

– Qu’il fait bon vivre, disait-il ens’épongeant. Oui, il faut en convenir, la vie a du bon, mais sur leplancher des vaches. Quand je pense, j’en frémis encore, que mamaladresse a failli me faire perdre le goût du gin ! Maisaussi quelle idée ! Confier la direction d’un sous-marin à unsommelier ! Il n’y a que les ingénieurs pour avoir depareilles distractions ; les « grands ingénieurs »,ajouta-t-il après un moment de réflexion, pendant lequel ilengloutit une large rasade.

Il fit claquer sa langue, puis il reprit sondialogue.

– Le gin a aussi du bon. C’est la liqueurpar excellence. Grâce à lui, l’homme conserve tout son sang-froid,ce qui lui permet de se diriger sans crainte parmi les écueils dontla vie est semée. Et si, hier, j’avais eu à portée de ma main unflacon bien rempli, au lieu de cette fatale manette de changementde vitesse, je n’aurais pas commis de bêtises, le sous-marin ne seserait pas arrêté, monsieur Ned n’aurait pas eu à le dégager, et…et… et monsieur Ned, n’épousait pas miss Aurora… Tiens ! aufait, il a mieux valu pour lui que je sois à jeun.

Tout en monologuant, Tom Punch avait accéléréle pas. Mais tout philosophe qu’il était, il paraissait ignorer,bien qu’il prétendît le contraire, que le gin pris en quantitéimmodérée ne fait pas éviter les écueils du chemin, mais, aucontraire, tend à vous précipiter dessus. C’est ce qui arriva.

Il avait depuis longtemps quitté lagrand-route. Quand il s’en aperçut, il était perdu dans une sortede fourré inextricable. Incapable de se reconnaître, il demanda uneinspiration à sa boisson favorite ; et, de nouveau, le ginbienfaisant descendit dans les profondeurs de son vaste gosier.Puis, il chercha à s’orienter. Mais, n’ayant pas de boussole, ils’en remit au hasard et se lança à l’aveuglette sous lecouvert.

– Si seulement je rencontrais dugibier !… s’écriait-il par moment. Mais il n’y a pas seulementun moineau dans ce maudit pays !

Car Tom Punch était chasseur, bien qu’il parûtplus habile dans le maniement de la bouteille que dans celui de lacarabine, et il n’aimait pas rentrer bredouille.

– Et puis, cela a-t-il du bon sens de mefaire aller à pied, comme si l’on manquait de voitures àSkytown ? Je me serais même, au besoin, contenté de la machinepsychique de M. Harry Madge.

Cette facétie de mauvais goût à l’endroit ducélèbre spirite le dérida un moment. Puis il eut de nouveau recoursau gin.

Le soleil était déjà haut sur l’horizon, lachaleur accablante, et Tom Punch, dans l’atmosphère humide de laforêt, cuisait littéralement dans son jus, suait sang et eau.

– Pour peu que cela continue,grommela-t-il, je finirai par fondre. Après tout, ce ne serait pasun gros malheur. Si monsieur Boltyn, inquiet de ne pas me voir aurendez-vous, se met à ma recherche, il retrouvera plus facilementma piste. Hé ! hé ! pas mauvais !

Décidément, Tom Punch n’était pas enverve : c’était à croire que son esprit lui-même sefondait.

– Allons bon, maintenant, voilà que j’aifaim. Il ne manquait plus que cela : mais mon estomac estpeut-être en avance. Voyons un peu.

Il tira sa montre, regarda l’heure : ilavait raison, son estomac avançait ; il était à peine onzeheures du matin.

À la pensée de se passer de déjeuner, TomPunch fut terrifié. S’il rencontrait seulement un coq de bruyère,ou tout autre animal appartenant à l’espèce comestible, cela l’eûtconsolé. Mais la forêt était toujours aussi déserte : aucunêtre vivant n’en troublait la solitude silencieuse.

Tout en marchant, au hasard, dans la forêt,pareil au naufragé perdu, sans vivres, au milieu de l’océan, TomPunch eut des visions affreuses. Des monceaux de victuailles, destorrents de sauces passaient devant ses yeux. Sur une mer de saucemadère, où flottaient de succulents champignons aux couleursnuancées comme celles des méduses qu’il avait vues la veille, unebarque, semblable à un panier à vins, se balançait gracieusement.Dans cette barque, il y avait un être, maigre, efflanqué, presqueun squelette, offrant une étrange ressemblance avec Tom Punch. Etce squelette tenait une coupe vide à la main en criant d’une voixsépulcrale : « Gin, clavel ou champagne ! Gin,champagne ou clavel ! Clavel, champagne ougin ! »

Gin ! ce mot résonnait comme un glas auxoreilles du malheureux Tom Punch ! Gin ! Le gin rendl’homme courageux ! Gin ! Il lui fait éviter les écueilsdont la vie est semée ! Gin ! gin ! gin ! C’estla boisson par excellence ! Gin !

Cette fois-ci, le mot sonna avec tant de forcedans le cerveau de Tom Punch, que celui-ci s’éveilla de soncauchemar. Il se souvint de sa gourde et précipitamment, la porta àsa bouche. Mais il la laissa tomber avec un geste de désespoir.

Elle était vide.

Alors, Tom Punch s’étendit de tout son longsur les mousses de la forêt et, chose étrange, lui, que l’on avaittoujours vu le sourire sur les lèvres, pour la première fois de savie peut-être, il pleura.

Sa douleur se calma cependant peu à peu et,comme les tiraillements de son estomac lui annonçaient que l’heuredu déjeuner était enfin venue, il se leva, arma sa carabine et, defort mauvaise humeur, se mit à la recherche d’un gibier quelconque.Moins heureux que le héron de La Fontaine, il ne rencontrait mêmepas le plus petit limaçon.

Tout à coup, au moment où il s’y attendait lemoins, il aperçut devant lui, à environ vingt mètres, la crouped’un animal de forte taille. L’avant-train de la bête disparaissaitdans un massif de feuillage.

– Dieu soit loué ! s’écria-t-il,voilà le rôti cherché.

Et oubliant ses douleurs passées, songeant auxsavoureuses tranches de venaison qui allaient récompenser sonadresse, il épaula vivement, prit à peine le temps de viser, et fitfeu.

La bête tomba.

Il s’élança dans sa direction.

Mais il n’avait pas fait vingt pas, qu’il sevit subitement entouré par une demi-douzaine d’individus qui, touten criant comme des forcenés, se saisirent de lui etl’entraînèrent.

Tom Punch tremblait de tous ses membres.

C’est qu’en effet l’aspect desgentlemen qui venaient de le faire prisonnier n’était pasdes plus rassurant.

Vêtus à la mexicaine, armés de rifles, derevolvers et de couteaux, ils avaient l’air de véritablesbandits.

C’étaient des coureurs des bois, dont lemétier avoué est de battre les forêts à la recherche du mielsauvage, détruisant au besoin les bêtes féroces et les animaux àfourrures, mais qui, au besoin aussi, détroussent les caravanes, etne se font aucun scrupule de retrancher du nombre des vivants, lesvoyageurs solitaires et égarés, quand ils leur croient la ceinturebien garnie.

Tels étaient les gens entre les mains desquelsTom Punch était tombé.

Cependant le premier moment de frayeur passé,le majordome avait repris tout son sang-froid.

Les coureurs des bois, après l’avoir ligotécomme un saucisson, l’avaient déposé au pied d’un arbre. Enfin,l’un d’eux se détachant du groupe qu’ils formaient autour d’unbrasier, sur lequel rôtissait un daim tout entier, se dirigea versTom Punch et l’interpella ainsi :

– Il faut que vous soyez bigrementmaladroit, ou joliment bête, mon gros monsieur, pour tuer un ânequi ne vous a rien fait.

– J’ai tué un âne ? dit Tom Punch,la farce est bonne.

Et il éclata de rire.

Les coureurs des bois semblaient irrités decette gaieté intempestive.

– Ah ! la farce vous semble bonne,dit son interlocuteur, et cela vous fait rire. Mais savez-vous mongros monsieur, que nous, au contraire, nous la trouvons fortmauvaise. Vous nous privez par maladresse et par bêtise d’un animalqui n’avait pas son pareil dans tout l’univers, et vous trouvezcela risible. Nous allons voir. Et puis d’abord, qui es-tu ?demanda-t-il impérieusement.

Le majordome se fit connaître, et racontamême, par le menu, la suite de ses mésaventures depuis son départde Skytown.

Les coureurs s’amusèrent beaucoup de cettehistoire, mais la situation du majordome de William Boltyn nes’améliora pas pour cela. Le mot milliard avait réveillé lacupidité des bandits. Ils croyaient avoir mis la main sur une mineriche à exploiter, et dans cette intention ils tinrent conseil.

Celui qui paraissait être leur chef expliquaen peu de mots ce qu’il fallait faire, termina sa harangue endisant :

– Amusons-nous toujours de lui, nousverrons ensuite à nous faire payer notre âne.

Ces derniers mots parvinrent à l’oreille deTom Punch, qui se vit de suite en liberté. Aussi leur cria-t-ilqu’il avait de l’argent sur lui et qu’il ne demandait pas mieux quede les indemniser.

Tous se portèrent vers lui, avec empressement,avec de grands cris, et l’un d’eux fouilla minutieusement TomPunch, en ricanant.

– Vous avez dû perdre votre argent dansla forêt, dit-il en se relevant, ou vous vous moquez de nous, carvous n’avez pas même un forthing sur vous.

Le bandit oubliait d’ajouter que Tom Punchavait été subtilement soulagé de son argent, par les autrescoureurs des bois, pendant son enlèvement.

Le chef s’approcha :

– Eh bien ! mon ami, tu payeras deta personne, dit-il, puisque tu ne peux nous indemniser au poids del’or. De plus tu nous as menti en nous promettant de l’argent quetu n’avais pas. Il faut donc que tu expies cette fourberie. Etcomme nous avons tous le mensonge en horreur, et que nous lepunissons de mort, nous allons te tuer d’abord, puis nous temangerons. Il faut bien que la perte de notre âne nous profited’une manière ou d’une autre.

Et en disant ces mots, le bandit ouvrit unlarge bowie-knife et se pencha vers Tom Punch.

Celui-ci était devenu vert de peur, etrecommandait son âme à Dieu.

– Mais, comme tu nous semble un bongarçon, dit le chef, je t’accorde la grâce de désigner toi-même legenre de mort que tu préfères.

« Veux-tu que nous t’attachions à unarbre et que nous te tuions en détail, en te dépeçant vivant ?Aimes-tu mieux être scalpé au préalable ? nous vendrons tachevelure à quelque chef indien, et je t’assure qu’elle fera lemeilleur effet dans sa collection ; voilà de quoi te rendreorgueilleux pour le restant de tes jours. Peut-être préfères-tuêtre empalé ? ou rôti vivant ? Voyons parle, et ne prendspas un air malheureux comme cela ; ma parole on croirait quetu assistes à un enterrement.

Cette macabre plaisanterie fit éclater de rireles bandits.

Tom Punch, qui avait complètement perdu latête, roulait de gros yeux effarés, claquait des dents.

– Mais je ne veux pas mourir, bégaya-t-ilenfin.

– Ça ne me regarde pas, dit le chef. Quicasse les verres les paie. Je crois, ma foi, messieurs,ajouta-t-il, en se tournant vers ses compagnons, qu’il vaut mieuxle tuer tout de suite, et le faire cuire sous la cendre comme lespattes d’ours. Ce gaillard, tout robuste qu’il est, est incapablede prendre une décision, tant il a peur. Il faut donc agirnous-mêmes pour le mieux de ses intérêts.

Pour le coup, Tom Punch se vitirrémédiablement perdu. À un signal, les coureurs des bois seruèrent sur lui, le dépouillèrent de ses vêtements, qu’ilspartagèrent sans tarder.

Puis ils le couvrirent de feuillage, defeuilles de laurier, de ravensara, de cerfeuil bulbeux desprairies. Ils le frottèrent avec des herbes odoriférantes, de latête aux pieds ; son énorme bedaine brillait au soleil, commeun globe d’ivoire. Sa face congestionnée semblait une tomate sur unlit de verdure. Un bandit facétieux poussa la plaisanterie jusqu’àlui mettre du persil sauvage dans les oreilles.

Pendant ce temps, Tom Punch gémissait enlui-même : « Destinée étrange que la mienne. J’étais népour vivre heureux et tranquille ; pourquoi ai-je voulu courirles aventures ? Quel besoin avais-je de naviguer sous les eauxoù j’ai failli laisser ma peau aux requins ? C’est ce mauditsous-marin qui est la cause de tous mes malheurs. Que le diableemporte les ingénieurs ! »

Il tenta encore une fois d’implorer laclémence de ses bourreaux.

Il se fit humble, rampa à leurs pieds,embrassa leurs genoux ; et il était vraiment si comique danscette posture, avec sa face ruisselante de sueur sous sa couronnede feuillage, que les coureurs des bois ne purent s’empêcherd’éclater de rire.

Ce rire était si sincère que Tom Punchcommença à s’apercevoir de la comédie qui se jouait, et dont ilétait le principal acteur.

– Allons, s’écria le chef, en attendantvotre exécution, vous allez manger avec nous. Demandez ce qui vousplaît le plus, et nous vous l’accorderons. On ne refuse rien à uncondamné à mort.

Le majordome vit que la plaisanterie touchaità sa fin, et comme tout son sang-froid lui était revenu :

– Eh bien, dit-il, je voudrais bien m’enaller.

Les coureurs des bois se mirent à rire denouveau, tant cette demande leur parut plaisante dans lacirconstance.

Le daim fut découpé en tranches succulentes ettous se mirent à manger avec appétit.

Habitués à engloutir d’énormes morceaux devictuailles, ils furent stupéfaits de voir que Tom Punch mangeaittrois fois autant qu’eux.

– Vous avez un beau coup de fourchette,lui disaient-ils.

– Dites plutôt, un fameux coup de dents,répondait-il. Car pour ce qui est des fourchettes, c’est un luxeque vous me paraissez ignorer.

– S’il boit à proportion, répliqua unautre, nous n’aurons jamais assez de gin pour le satisfaire.

– Bah ! dit le chef, on mettra del’eau.

– Vous dites ? s’écria Tom Punch, del’eau ! je n’en ai jamais bu de ma vie, et j’ose espérer,gentlemen, que vous ne serez pas assez barbares pourm’obliger à me désaltérer avec ce liquide immonde. Vive legin !

– En tout cas, vous avez l’air del’aimer, le gin, dit un coureur des bois. Car voilà une gourde quevous n’avez certainement pas rincée avec de l’eau claire, si j’enjuge d’après son odeur.

Une gourde, mais pleine cette fois-ci, futapportée, et elle circula à la ronde. Tom Punch, que l’ampledéjeuner qu’il venait de faire et que la boisson avait mis en bellehumeur, ressemblait sous son vêtement de feuillage, au bon vieuxSilène. Quant aux bandits, ils semblaient avoir complètement oubliéla perte de leur âne et leurs instincts anthropophagiques.

Comme la journée tirait à sa fin, Tom Punchmanifesta le désir de rentrer en possession de ses vêtements, et ilréitéra son intention de retourner à Skytown.

Mais il avait compté sans ses hôtes. Ceux-cilui firent comprendre qu’il ne pouvait reprendre des vêtementsqu’il leur avait donnés de bon cœur, que sa conduite était indigned’un gentleman aussi honorable que lui, et qu’enfin s’ilcroyait que son complet lui avait été dérobé, il devait s’estimerheureux de conserver sa peau intacte.

Il essaya, mais en vain, de les amadouer. Etle chef lui dit, d’une voix rude, que s’il continuait encore sesréclamations, il allait le lier à un arbre, entre une tranche dedaim crue et une fiole d’eau claire et l’abandonner à son tristesort, après lui avoir mis une poignée de sel dans la bouche etl’avoir bâillonné ensuite.

Cette menace fit taire Tom Punch, qui se remità trembler.

– Je serai bon garçon, dit le chef ;au fond, vous n’êtes pas mauvais diable. Ce serait vraiment dommagede nous charger la conscience du meurtre d’un aussi aimablegentleman. Je vous fais grâce de la vie ; nousmangerons l’âne à votre place. Mais je ne vous rendrai la libertéque lorsque vous nous aurez remboursé, en bonne monnaie, la valeurde notre âne. Vous allez donc écrire à votre maître le récit devotre mésaventure et lui demander de nous indemniser. Un de meshommes ira à Skytown et je vous jure que si votre maître se conduitbien à notre égard, nous vous accompagnerons jusqu’à la lisière dela forêt. Après quoi, vous vous débrouillerez.

À ces mots, Tom Punch fit un bond de joie et,incontinent, il rédigea sa lettre.

Dans sa joie, il eût embrassé tous lesbandits. Il se trémoussait comme un beau diable, et tous les hommesde la bande riaient aux éclats.

*

**

Lorsque, après une chasse heureuse, où l’onavait abattu trois daims et plusieurs petites pièces, lemilliardaire ne trouva pas son majordome à l’endroit fixé commerendez-vous, et où une table, dressée sur le gazon, attendait leschasseurs, il ne fut pas autrement surpris.

– Bah ! dit-il, l’animal n’aura paseu le courage de venir jusqu’ici. Il aura eu trop chaud.

Et il se promit, au retour, de le tancerd’importance.

On déjeuna fort gaiement.

L’animation de cette course à travers boisavait mis des teintes carminées aux joues d’Aurora.

Très adroite tireuse, elle avait à elle seuletué plusieurs pièces, dont un superbe renard noir, qu’elle sepromettait d’emporter pour en faire préparer la fourrure.

Ned et William Boltyn s’étaient partagé lereste.

Quand à Hattison, il avait suivi la chassesans y prendre part.

Mais, une fois à Skytown, lorsqu’on apprit queTom Punch n’était pas de retour, on commença à s’inquiétersérieusement.

– Ah çà ! que peut-il bienfaire ? s’écria Boltyn.

On l’avait cherché partout sans résultat.

Dans les usines, aux cales sèches, personnen’avait vu Tom Punch.

– Je donnerais volontiers mille dollars,pour savoir où il est, disait Boltyn qui aimait beaucoup Tom Punch,malgré son ivrognerie.

Les choses en étaient là, lorsqu’on vint direau milliardaire qu’un homme désirait lui parler de la part de sonmajordome.

– Qu’on l’amène, fit-il. Je parie que TomPunch aura encore fait quelque bêtise.

On introduisit un homme à la barbe hirsute,vêtu d’un pantalon de cuir et chaussé de bottes, et qui, sans direun mot, sans même saluer, remit au milliardaire la lettre de TomPunch.

William Boltyn la parcourut rapidement.

– Quand je vous le disais, s’écria-t-ilen éclatant de rire. Il sera toujours incorrigible. Figurez-vousque cet imbécile a pris un âne pour un bison, et n’a trouvé rien demieux que de l’abattre. Cela m’étonne de lui cependant. Mais jesoupçonne le gin d’être pour quelque chose dans cette affaire.Enfin, continua-t-il en s’adressant au messager, combien vousfaut-il pour votre âne ?

– C’était une belle bête, fit l’homme, unâne savant, d’une intelligence merveilleuse. Nous perdons avec luiune de nos plus sérieuses ressources. Et il nous faudra du temps,pour en retrouver un pareil. Mille dollars ne seront pas de troppour payer un tel animal.

– Allons, fit le milliardaire, je ne veuxpas marchander ; et puis j’avais promis cette somme. Je n’aiqu’une parole. Va pour mille dollars. Mais qu’on me ramène bienvite mon pauvre Tom Punch.

– Soyez tranquille, monsieur, dans uneheure il sera ici.

Après avoir empoché les bank-notes,l’homme disparut en saluant profondément.

Une heure plus tard, on vit Tom Punchdéboucher de l’allée de sapins.

Mais dans quelle tenue.

Le malheureux avait en vain réclamé sesvêtements.

Ceux-ci faisaient trop bien l’affaire de leursnouveaux propriétaires, à qui il les avait offerts de si bon cœur,selon leur expression.

Ils l’avaient affublé de leurs vieillesloques, c’est-à-dire d’une culotte qui lui venait à peine àmi-jambes et d’une veste fortement endommagée par les ronces de laforêt, et qu’il avait à grand-peine réussi à enfiler.

Quant à ses superbes bottes, elles avaient étéremplacées par de mauvais souliers, montrant, par de nombreusesouvertures, les pieds de leur propriétaire.

Il s’était débarrassé de sa couronne defeuillage, et s’était coiffé d’un méchant couvre-chef auquel lescoureurs de bois avaient attaché, par dérision, des branches depersil sauvage.

De tout son équipement, il ne rapportait quesa carabine dont le canon était faussé, et sa gourde bien remplied’eau claire.

Dans cet appareil, les coureurs de boisl’avaient triomphalement accompagné jusqu’à la limite de laforêt.

Là, ils lui souhaitèrent cordialement bonvoyage en le gratifiant d’énergiques shake-hand.

Dire la surprise de ses maîtres en le voyantarriver dans cet état, c’est impossible.

On l’entoura, on le questionna.

Malgré l’état pitoyable dans lequel il était,il voulut se donner le beau rôle.

– Oui, s’écria-t-il avec ingénuité, j’aifailli être accommodé aux fines herbes et rôti tout vivant ;j’ai failli être scalpé, écorché, écartelé, empalé. Heureusementque j’ai le moral et les poings solides. Je leur en ai imposé etc’est en me débattant contre ces forcenés, qui n’ont eu raison demoi que grâce à leur nombre, que j’ai perdu mes vêtements.

Personne ne fut dupe de ce mensonge.

Au contraire, tout le monde riait auxéclats.

Tom Punch se sentait ridicule.

– Mon pauvre Tom, s’écria William Boltyn,je vois que les voyages ne te réussissent pas. Heureusement quenous retournons de suite à Chicago. Je crois que tu finirais parlaisser ta peau ici. Dépêche-toi d’aller te vêtirconvenablement.

Il ne se le fit pas dire deux fois, n’étantpas fâché d’échapper aux quolibets, que ne lui marchandaient pasAurora et même les Hattison.

Il commençait à comprendre les avantages de lavie sédentaire et, tout penaud, il regagna sa chambre.

Une demi-heure après, William Boltyn et safille, accompagnés de Ned Hattison et de son père, montaient dansle train de glissement.

Le jeune homme était d’une froideur quedissimulait mal son ordinaire politesse.

Quand à Tom Punch, il s’était, en bonphilosophe, consolé de ses mésaventures, avec une bouteille declaret ; et, redevenu correct, il trônait dans une ampleredingote.

À Mercury’s Park, le train de William Boltynl’attendait.

Le milliardaire emportait de ces lieux uneimmense satisfaction d’orgueil.

L’œuvre qu’il avait conçue s’élaborait là,promettant d’être formidable.

Alors il pourrait réaliser ses rêvesindustriels.

De plus, le mariage de sa fille lui semblaiten bonne voie.

C’était la complète réussite de ses projets,et la justification de l’antique adage : « La fortune estaux audacieux. »

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