La maison biscornue d’ Agatha Christie

Elle murmura :

— Sans que vous mettiez, dans leur expression, un lyrisme hors de saison.

— Mais vous ne comprenez donc pas ? Vous ne voyez donc pas que je fais tout ce que je peux pour ne pas vous dire que je vous aime et…

Elle m’interrompit.

— J’ai parfaitement compris, Charles, et votre façon comique de présenter les choses m’est très sympathique. Quand vous rentrerez en Angleterre, venez me voir, si vous êtes toujours dans les mêmes dispositions…

Ce fut à mon tour de lui couper la parole.

— Là-dessus, il n’y a pas de doute !

— Il ne faut jamais rien affirmer, Charles ! Il suffit de si peu de chose pour bouleverser les plus beaux projets ! Et puis, que savez-vous de moi ? Presque rien. Ce n’est pas vrai ?

— Je ne connais même pas votre adresse en Angleterre.

— J’habite Swinly Dean…

Je hochai la tête, indiquant par là que je n’ignorais pas ce lointain faubourg de Londres, qui tire un juste orgueil de trois excellents terrains de golf, fréquentés par les financiers de la Cité.

Elle ajouta, d’une voix rêveuse :

— Dans une petite maison biscornue…

Mon expression dut marquer quelque étonnement, car, amusée, elle m’expliqua qu’il s’agissait d’une citation.

— Et ils vécurent tous les trois dans une petite maison biscornue ! Cette petite maison, c’est tout à fait la nôtre ! Rien que des pignons !

— Votre famille est nombreuse ?

— Nombreuse ? Un frère, une sœur, une mère, un père, un oncle, une tante par alliance, un grand-père, une grand-tante et une grand-mère.

— Grands dieux ! m’écriai-je, un peu abasourdi.

Riant, elle reprit :

— Naturellement, nous ne demeurons pas tous ensemble. La guerre et les bombardements ont apporté du changement. Pourtant, malgré ça…

Sa voix avait pris une sorte de gravité.

— Malgré ça, il est possible que, par l’esprit, la famille ait continué à vivre ensemble, sous l’œil du grand-père et sous sa protection. C’est un monsieur, vous savez, mon grand-père. Il a plus de quatre-vingts ans, il ne mesure guère qu’un mètre cinquante-cinq et, à côté de lui, tout le monde paraît terne !

— Il doit être intéressant.

— Il l’est. C’est un Grec de Smyrne. Aristide Leonidès.

Avec un clin d’œil, elle ajouta :

— Il est extrêmement riche.

— Y aura-t-il encore quelqu’un de riche quand cette guerre sera finie ?

— Grand-père le sera toujours, dit-elle d’une voix assurée. On peut prendre toutes les mesures qu’on voudra contre le capital, elles demeureront sans effet en ce qui le concerne. Si on le plume, il plumera ceux qui l’auront plumé !

Après un court silence, elle dit encore :

— Je me demande si vous l’aimerez.

— L’aimez-vous, vous ?

— Moi ? Plus que n’importe qui au monde !

2

Deux années s’étaient écoulées quand je rentrai en Angleterre. Deux longues années. Durant ce temps, j’avais écrit à Sophia et elle m’avait donné de ses nouvelles assez souvent, mais nos lettres ne furent pas des lettres d’amour. Notre correspondance était celle de deux amis très chers, qui prennent plaisir à échanger leurs idées et à se communiquer leurs impressions sur la vie de chaque jour. Malgré cela, je savais que mes sentiments n’avaient pas changé et j’avais de bonnes raisons de penser qu’il en allait de même des siens à mon endroit.

Je débarquai en Angleterre par une grise journée de septembre. L’air était doux et, dans la lumière de l’après-midi finissant, les feuilles des arbres prenaient des teintes mordorées. De l’aéroport, j’envoyais un télégramme à Sophia :

Arrivé. Voulez-vous dîner avec moi, ce soir à neuf heures, chez Mario ? Charles.

Deux heures plus tard, je lisais le Times quand mes yeux, parcourant distraitement la rubrique « Nécrologie », tombèrent en arrêt sur l’avis suivant :

Le 19 septembre, à « Three Gables »[1] Swinly Dean. Aristide Leonidès, époux de Brenda Leonidès, dans sa quatre-vingt-cinquième année. Regrets éternels.

Juste en dessous, cet autre avis :

Aristide Leonidès, subitement décédé en sa résidence de « Three Gables », Swinly Dean. De la part de ses enfants. Fleurs à l’église Saint-Eldred, Swinly Dean.

Je trouvai ce « doublon » assez curieux, blâmai à part moi la rédaction négligente qui l’avait laissé passer et, en toute hâte, adressai à Sophia un deuxième télégramme :

Apprends à l’instant la nouvelle de la mort de votre grand-père. Condoléances sincères. Quand pourrai-je vous voir ? Charles.

La réponse de Sophia me parvint télégraphiquement, à six heures du soir, chez mon père :

Serai chez Mario à neuf heures. Sophia.

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