La maison biscornue d’ Agatha Christie

Quand Taverner se leva, il exprima le désir de jeter un coup d’œil sur la partie de la maison habitée par le ménage. Encore qu’assez surprise de la requête, Mrs Roger Leonidès s’empressa de lui donner satisfaction. La chambre à coucher, avec ses lits jumeaux et leur courtepointe blanche, faisait vaguement songer à quelque cellule monastique. La salle de bains n’était guère moins sévère. La cuisine, d’une propreté immaculée, était magnifiquement agencée pour épargner du travail à la ménagère. Nous arrivâmes à une dernière porte que Clemency ouvrit en disant :

— Ici, vous pénétrez dans le domaine privé de mon époux.

— Entrez ! dit la voix de Roger. Entrez !

Je poussai un discret soupir de soulagement. Après les pièces austères que je venais de voir, j’étais heureux de découvrir enfin un endroit qui reflétait la personnalité de l’occupant. Le bureau, couvert de papiers, parmi lesquels traînaient de vieilles pipes, offrait un sympathique désordre. Les fauteuils étaient vastes et usagés, les murs ornés de photographies – des groupes d’étudiants, de joueurs de cricket et de militaires – et d’aquarelles, représentant des minarets, des couchers de soleil ou des bateaux à voiles. La chambre donnait l’impression d’être celle d’un homme qu’on eût aimé compter au nombre de ses amis.

Roger, avec des gestes maladroits, débarrassait un coin du bureau pour nous servir à boire.

— Tout est en l’air, dit-il. J’étais en train de mettre un peu d’ordre dans mes paperasses…

J’acceptai le verre qu’il me présentait. L’inspecteur déclara qu’il préférait ne rien prendre.

— Il ne faut pas m’en vouloir, poursuivit Roger. Je me laisse emporter et…

Il jeta un coup d’œil craintif autour de lui. Mais Clemency n’était pas entrée avec nous dans la pièce.

— C’est une femme magnifique, reprit-il. Vous savez de qui je parle ? Dans toute cette histoire, elle est splendide… et je ne saurais dire combien je l’admire. Et elle a vécu des jours terribles, je tiens à ce que vous le sachiez. Ça se passait avant notre mariage. Son premier époux était un très chic type, mais malheureusement d’une santé fort délicate. En fait, il était tuberculeux. Il faisait de très intéressantes recherches de cristallographie. Il travaillait énormément, gagnait peu, mais refusait d’abandonner son laboratoire. Elle l’aidait, se dépensant sans compter, s’épuisant pour lui épargner de la peine, tout en comprenant parfaitement qu’il était en train de se tuer. Jamais elle n’a eu un mot pour se plaindre, jamais elle n’a admis qu’elle était fatiguée et jusqu’au bout elle lui a dit qu’elle était heureuse. Quand il est mort, elle s’est trouvée désemparée. Elle a fini par m’épouser. J’aurais voulu qu’elle se reposât, qu’elle cessât de travailler. Mais nous étions en guerre et elle avait un trop clair sentiment de son devoir pour m’écouter. Et, aujourd’hui, elle continue ! C’est une épouse magnifique, la meilleure qu’un homme ait jamais eue et tous les jours je me dis que, le jour où je l’ai rencontrée, j’ai eu plus de chance que je ne méritais. Pour elle, je ferais n’importe quoi !

Taverner prononça avec tact la phrase qui s’imposait et, par une transition habile, revint à ses questions ordinaires.

— Comment avez-vous appris que votre père était au plus mal ?

— C’est Brenda qui est venue me prévenir. Je me suis précipité. J’avais quitté mon père environ une demi-heure plus tôt et, à ce moment-là, il était en parfaite santé. Quand je suis arrivé, je l’ai trouvé râlant, le visage tout bleu. Je me suis rué chez mon frère, qui a téléphoné au médecin. Je… Nous ne pouvions rien faire. Naturellement, pas une seconde je n’ai eu l’idée qu’il pouvait y avoir dans tout cela quelque chose de suspect…

Quelques instants plus tard, nous nous retrouvâmes, Taverner et moi, en haut de l’escalier.

— Les deux frères ne se ressemblent guère ! murmura l’inspecteur.

Il ajouta :

— C’est drôle, une chambre ! Ça vous apprend un tas de choses sur les gens qui vivent dedans.

J’acquiesçai. Il poursuivit :

— Il y a des mariages curieux, hein ?

La remarque pouvait s’appliquer aussi bien au couple Roger-Clemency qu’au couple Philip-Magda. Des unions bizarrement assorties, mais des mariages heureux, semblait-il. Pour Roger et Clemency, c’était même une certitude.

— À première vue, reprit Taverner, ce type-là n’a pas l’air capable d’empoisonner quelqu’un. On ne sait jamais, bien sûr, mais ça m’étonnerait. Elle, c’est différent. C’est une femme qui ne doit jamais rien regretter. Avec ça, elle pourrait bien être un peu folle…

J’acquiesçai derechef.

— Pourtant, dis-je, je ne crois pas qu’elle aurait tué quelqu’un simplement parce qu’il n’avait pas de l’existence la même conception qu’elle. Qu’elle ait vraiment détesté le vieux, c’est très possible ! Mais combien compte-t-on de crimes inspirés par la haine seule ?

— Fort peu, déclara Taverner. Pour moi, je n’en ai jamais rencontré. Je persiste à croire que notre grosse chance, c’est Mrs Brenda. Mais Dieu sait si nous pourrons jamais rien prouver !

8

Une femme de chambre nous ouvrit la porte conduisant à l’autre aile de la maison. Elle examina Taverner d’un regard où il y avait à la fois de la crainte et du mépris.

— Vous désirez voir Madame ?

— S’il vous plaît.

Elle nous introduisit dans un vaste salon et disparut. Dans la pièce, assez gaie avec ses cretonnes bariolées et ses tentures soyeuses, un portrait placé au-dessus de la cheminée retint mon attention, non pas seulement parce qu’il était signé d’un maître, mais aussi parce que le modèle sortait de l’ordinaire. La toile représentait un vieillard, coiffé d’une toque de velours noir. La tête était légèrement inclinée sur l’épaule, mais, malgré cela, le bonhomme, avec ses petits yeux au regard perçant, paraissait débordant de vitalité et d’énergie.

— C’est son portrait par Augustus John, dit Taverner. Il avait de la personnalité, hein ?

— Oui.

Je me rendais compte que ce monosyllabe rendait très insuffisamment ma pensée. Je voyais très bien maintenant ce qu’Edith de Haviland avait voulu dire en déclarant que, sans lui, la maison paraissait vide. J’avais sous les yeux l’image du « petit homme biscornu » qui avait fait construire la « petite maison biscornue ». Lui parti, la « petite maison biscornue » n’avait plus de raison d’être.

— Et voici sa première femme, par Sargent.

Je m’approchai. L’œuvre, accrochée entre deux fenêtres, avait cette cruauté qui se retrouve souvent dans les toiles de Sargent. La longueur du visage était vraisemblablement excessive, mais le portrait était certainement excellent. C’était celui d’une dame anglaise de la bonne société. De bourgeoisie campagnarde. Jolie, mais sans caractère. Pas du tout l’épouse que l’on imaginait au puissant petit despote qui grimaçait au-dessus du manteau de la cheminée.

Le sergent Lamb entrait dans la pièce.

— J’en ai terminé avec les domestiques, monsieur. Ils ne savent rien.

Taverner soupira. Lamb tira un carnet de sa poche et alla s’asseoir dans un coin.

La porte s’ouvrit et Mrs Aristide Leonidès – la seconde – fut devant nous. Nous vîmes une petite figure douce, assez fine, de beaux cheveux bruns, coiffés d’une façon un peu compliquée. Bien poudrée, les lèvres faites, on voyait cependant qu’elle venait de pleurer.

Ses vêtements noirs lui seyaient parfaitement. Elle portait autour du cou un collier d’énormes perles, une bague ornée d’un gros rubis à la main gauche et une superbe émeraude à la main droite. Je remarquai tout cela. Et aussi qu’elle paraissait avoir très peur.

Taverner la salua, très à l’aise, et lui dit qu’il était désolé de se voir contraint de la déranger de nouveau.

— J’imagine, dit-elle d’une voix sans timbre, que vous ne pouvez faire autrement.

Il reprit :

— Il va de soi, madame, que, si vous désirez que votre avocat assiste à la conversation, c’est absolument votre droit.

— Je n’aime pas Mr Gaitskill, répondit-elle, et je ne tiens pas à le voir.

Taverner insista :

— Vous pouvez avoir l’avocat de votre choix.

— Est-ce bien nécessaire ? Je n’aime pas les hommes de loi. Ils m’embrouillent.

— C’est comme vous voulez, déclara Taverner avec un sourire dépourvu de toute signification. Nous poursuivons ?

Elle s’assit sur un canapé.

— Avez-vous trouvé quelque chose ? demanda-t-elle.

Ses doigts jouaient nerveusement avec le tissu de sa robe.

— Nous pouvons affirmer de façon certaine que votre mari est mort empoisonné par de l’ésérine.

— Ce seraient ses gouttes pour les yeux qui l’auraient tué ?

— Il semble bien que, lorsque vous lui avez fait sa dernière piqûre, ce n’est pas de l’insuline que vous lui avez injecté, mais de l’ésérine.

— Je ne m’en doutais pas. Ça, inspecteur, je peux vous le jurer !

— Alors, quelqu’un a délibérément remplacé l’insuline dans le flacon par de l’ésérine.

— Quelle sottise !

— Si l’on veut.

— Croyez-vous qu’on l’aurait fait… exprès ? Ou par inadvertance ?… À moins que ce n’ait été une… une plaisanterie ?

— Nous ne croyons pas, madame, à une plaisanterie.

— Alors, c’est probablement un domestique…

Taverner restant muet, elle reprit sa phrase.

— C’est certainement un domestique. Je ne vois pas qui ce pourrait être d’autre !

— En êtes-vous bien sûre, madame ? Réfléchissez ! Personne n’en voulait à Mr Leonidès ? Personne n’avait de grief contre lui ? Il n’y a pas eu la moindre dispute ?

— Je ne vois pas…

— Vous m’avez bien dit que, cet après-midi-là, vous étiez allée au cinéma ?

— Oui. Je suis rentrée à six heures et demie. C’était l’heure de sa piqûre. Je la lui ai faite comme à l’habitude… et il m’a paru tout drôle. Affolée, je me suis précipitée chez Roger. Mais je vous ai déjà raconté tout cela ! Faut-il que je vous le redise encore ?

Elle avait haussé le ton sur les derniers mots.

— Croyez que je suis désolé, madame ! dit Taverner sans s’émouvoir. Pourrai-je voir Mr Brown ?

— Laurence ? Pourquoi ? Il ne sait rien de tout ça !

— J’aimerais le voir quand même.

Elle le regarda d’un œil soupçonneux.

— Il est dans la salle d’étude, en train de faire du latin avec Eustace. Vous voulez qu’il vienne ici ?

— Non. Je préfère aller le voir.

Taverner quitta le salon, nous entraînant, le sergent Lamb et moi, dans son sillage. Nous gravîmes un petit escalier, suivîmes un couloir, qui nous amena dans une grande pièce ouvrant sur le jardin. Il y avait là, assis côte à côte à une même table, un homme d’une trentaine d’années et un adolescent qui devait avoir seize ans. Ils levèrent la tête à notre entrée. Les yeux d’Eustace se portèrent sur moi, ceux de Laurence Brown sur Taverner. Jamais je ne vis plus de détresse dans un regard. L’homme semblait mourir de peur. Il se leva, se rassit, puis dit, d’une voix blanche :

— Bonjour, inspecteur.

Taverner répondit assez sèchement :

— Bonjour. Pourrais-je vous dire deux mots ?

— Mais certainement. Trop heureux…

Eustace se levait.

— Vous voulez que je sorte, inspecteur ?

La voix était aimable, avec un rien d’insolence.

— Nous continuerons tout à l’heure, dit Brown.

Eustace se dirigea vers la porte d’un pas nonchalant et sortit sans se presser.

— Monsieur Brown, dit alors Taverner, l’analyse a donné des résultats intéressants : c’est l’ésérine qui a causé la mort de Mr Leonidès.

— Il a vraiment été empoisonné ? J’espérais…

— Il a été empoisonné. Quelqu’un a subtilisé de l’ésérine à l’insuline qu’on lui injectait.

— Je ne peux pas croire ça !… C’est inimaginable !

— La question qui se pose est celle-ci : qui avait une raison de tuer Mr Leonidès ?

— Personne ! Absolument personne !

— Vous ne voudriez pas, par hasard, que votre avocat soit présent à notre entretien ?

— Je n’ai pas d’avocat et je ne désire pas en avoir un. Je n’ai rien à cacher, rien.

— Et vous vous rendez bien compte que nous enregistrerons vos déclarations ?

— Je suis innocent. Je vous en donne ma parole, je suis innocent…

— Je n’ai jamais insinué le contraire.

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