La maison biscornue d’ Agatha Christie

L’hypothèse n’avait rien d’invraisemblable. Mais elle me remettait en mémoire une question que je m’étais bien promis de poser à Sophia.

— Dites-moi, Sophia ! Combien de personnes, dans cette maison, étaient au courant des gouttes d’ésérine ? Plus exactement, combien étaient-elles à savoir : primo, que votre grand-père se soignait les yeux ; secundo, que l’ésérine était un poison et, tertio, que ce poison, à une certaine dose, pouvait être mortel ?

— Je vois où vous voulez en venir, Charles, mais ça ne peut rien vous donner. Au courant, nous l’étions tous !

— Je vous l’accorde, mais…

— Tous, et plus que vous ne pensez, j’en suis sûre ! Un jour, après le déjeuner, nous prenions le café avec grand-père. Depuis longtemps ses yeux le tourmentaient et Brenda, ainsi qu’elle avait l’habitude de le faire, lui mit dans chaque œil une goutte d’ésérine. Joséphine, qui à propos de tout a toujours une question à poser, demanda ce que voulaient dire les inscriptions qu’on lisait sur le flacon : « Collyre. Usage externe. » On le lui expliqua. « Alors, dit-elle, qu’est-ce qui se passerait si on buvait toute la bouteille ? » Ce fut grand-père lui-même qui, souriant, répondit : « Si Brenda se trompait et si, par erreur, au lieu de me faire une piqûre d’insuline, elle m’injectait quelques-unes de ces maudites gouttes, il est probable que le souffle me manquerait, que mon visage deviendrait tout bleu et que je mourrais, parce que, voyez-vous, je n’ai plus le cœur très solide ! » Joséphine a fait : « Oh ! » et grand-père, toujours souriant, a ajouté : « De sorte qu’il faut que nous fassions tous bien attention à ce que Brenda ne confonde jamais l’ésérine avec l’insuline. C’est bien votre avis ? »

Après un silence de quelques secondes, Sophia conclut :

— Cela nous l’avons tous entendu ! Convenez que je n’exagère pas quand je dis que nous savions tous à quoi nous en tenir sur l’ésérine !

On ne pouvait guère prétendre le contraire. Je m’étais figuré qu’il avait fallu avoir quelques vagues notions de médecine pour empoisonner le vieux Leonidès. Je me trompais. Il avait lui-même pris soin d’expliquer comment il fallait s’y prendre pour se débarrasser de lui. Il avait, en fait, mâché la besogne à son assassin. Sophia devina le cours de mes pensées. Elle dit :

— Horrible, hein ?

— Une chose me frappe, dis-je.

— Et laquelle ?

— C’est que Brenda ne peut être l’assassin. Après la scène que vous venez de me décrire, elle ne pouvait pas tuer en employant ce moyen-là ! Vos souvenirs le lui défendaient.

— Est-ce bien sûr ? Elle est plutôt sotte, vous savez !

— J’en suis moins persuadé que vous. Plus j’y songe, plus je suis convaincu qu’elle n’est pas coupable !

Sophia s’écarta de moi.

— Vous ne voulez pas qu’elle le soit, n’est-ce pas ?

Je restai muet. Je ne pouvais tout de même pas lui répondre : « Si ! J’espère que c’est Brenda qui a tué votre grand-père. »

Pourquoi je ne le pouvais pas ? Je ne le sais pas trop. Parce qu’elle était toute seule, avec tous les autres contre elle ? Peut-être. Parce qu’il est naturel qu’on prenne la défense du plus faible et du plus désarmé ? C’est possible. Ce que je sais, c’est que je vis avec un certain plaisir Nannie sortir de son arrière-cuisine. Elle arrivait à propos. S’aperçut-elle que, Sophia et moi, nous n’étions pas d’accord ? Probablement, car elle dit, sur le ton d’une nourrice morigénant son poupon :

— Ne parlez donc pas d’assassinats et de choses comme ça ! Laissez-ça tranquille, c’est ce que vous avez de mieux à faire. Les policiers sont là pour s’occuper de ça ! C’est un vilain travail et vous n’avez pas à le faire !

— Mais, Nannie, tu ne comprends donc pas qu’il y a un meurtrier dans cette maison ?

— Vous dites des bêtises, miss Sophia ! Ici, on ne ferme rien ! Toutes les portes sont ouvertes. Comme si on demandait aux voleurs et aux assassins de bien vouloir prendre la peine d’entrer !

— Il ne peut pas s’agir d’un cambrioleur, puisqu’on n’a rien volé. D’ailleurs, pourquoi un cambrioleur aurait-il empoisonné quelqu’un ?

— Je n’ai pas dit qu’il s’agissait d’un cambrioleur, miss Sophia. J’ai simplement dit que toutes les portes étaient toujours ouvertes et que n’importe qui pouvait entrer ici. Si vous voulez mon sentiment, les coupables, c’est les communistes !

Nannie paraissait très satisfaite d’avoir trouvé ça.

— Les communistes ? Pourquoi auraient-ils voulu supprimer grand-père ?

— Tout le monde sait qu’ils sont toujours prêts à faire le mal ! S’ils n’ont pas fait le coup, ce qui est après tout possible, il faut chercher du côté des catholiques !

Sur quoi, Nannie, estimant sans doute que tout était dit, pivota sur ses talons et disparut de nouveau dans son arrière-cuisine. Sophia éclata de rire. Moi également.

— Une bonne protestante ! dis-je.

— N’est-ce pas ?

Changeant de ton, la voix plus grave, Sophia ajouta :

— Si nous allions au salon, Charles ? On y tient une sorte de conseil de famille. Il était prévu pour ce soir, mais il a commencé plus tôt qu’on ne pensait.

— Je ne voudrais pas avoir l’air d’un intrus, Sophia.

— Si vous devez vous marier dans la famille, il n’est pas mauvais que vous sachiez à quoi elle ressemble quand elle laisse les périphrases de côté !

— De quoi s’agit-il ?

— Des affaires de Roger. Vous vous êtes, je crois, déjà occupé d’elles. Seulement, il faut que vous soyez fou pour être allé vous imaginer que Roger aurait pu tuer grand-père. Roger l’adorait !

— À vrai dire, je ne l’ai jamais soupçonné, lui. J’ai pensé que Clemency pourrait bien être coupable…

— Et, là encore vous vous êtes trompé ! Que Roger perde sa fortune, Clemency n’y voit aucun inconvénient ! Au contraire ! C’est une femme qui est heureuse quand tout lui manque ! C’est curieux, mais c’est comme ça ! Venez !

Les voix cessèrent subitement quand Sophia et moi nous entrâmes dans le salon. Tous les yeux nous regardaient.

Ils étaient tous là. Philip, carré dans un grand fauteuil rouge placé entre les deux fenêtres, faisait songer à un juge sur le point de prononcer son verdict. Son beau visage était d’une impassibilité glaciale. Roger était assis de guingois sur un gros pouf, à côté de la cheminée, la chevelure ébouriffée et la cravate de travers. Malgré cela, il paraissait très en forme. Clemency était derrière lui, sa mince silhouette perdue dans un immense fauteuil. Elle semblait lointaine, indifférente à ce qui pouvait se dire autour d’elle. Edith occupait le siège du grand-père. Le buste très droit, les lèvres serrées, elle tricotait avec une incroyable énergie. Quant à Magda et Eustace, ils avaient l’air d’une toile de Gainsborough. Installés côte à côte sur le canapé, ils étaient magnifiques, lui très élégant, avec l’expression de résignation polie d’un gentleman qui s’ennuie avec distinction, elle très duchesse de « Three Gables » dans sa robe de taffetas.

Philip, m’apercevant, fronça le sourcil.

— Sophia, dit-il, nous sommes en train de discuter des affaires de famille, de caractère essentiellement privé.

J’allais battre en retraite, avec une phrase d’excuses, mais Sophia riposta d’une voix très assurée :

— Charles et moi, nous espérons nous marier. Je tiens à ce qu’il assiste à la conversation.

— Et pourquoi pas ? s’écria Roger avec feu. Je me tue à te répéter, Philip, qu’il n’y a rien de confidentiel dans tout ça ! Demain ou après-demain, le monde entier sera au courant.

Quittant son pouf, il était venu à moi. Me posant la main sur l’épaule, il ajouta, cordial :

— Au surplus, mon cher garçon, vous savez tout, puisque vous étiez présent à l’entretien de ce matin !

— Comment ? dit Philip.

Presque aussitôt, il comprit.

— Ah ! oui, votre père…

Je me rendais fort bien compte qu’on eût souhaité me voir ailleurs, mais Sophia me tenait fermement par le coude et je ne refusai pas la chaise que Clemency m’indiquait du geste. Miss de Haviland, cependant, reprenait la discussion au point où elle avait été interrompue.

— Vous direz ce que vous voudrez, je persiste à croire, quant à moi, que nous devons respecter les volontés dont nous ne pouvons contester qu’elles étaient celles d’Aristide. Pour ma part, dès que nous en aurons fini avec cette histoire, je mets tout ce que je posséderai à la disposition de Roger !

Roger fourrageait dans ses cheveux avec rage.

— Non, tante Edith, non !

— Pour moi, dit Philip, j’aimerais faire de même, mais j’ai à tenir compte de certaines considérations qui…

Roger ne le laissa pas finir.

— Mais, mon vieux Philip, tu ne comprends donc pas que je ne veux pas recevoir un sou de personne ?

— Il ne peut pas ! ajouta Clemency.

— De toute façon, fit observer Magda, si le testament est reconnu valable, il aura sa part !

— Il sera trop tard, dit Eustace.

— Est-ce qu’on sait ? lança Philip.

— On le sait fort bien ! s’écria Roger. Je l’ai dit, je le répète, on ne peut pas éviter le krach ! Ça n’a plus d’ailleurs la moindre importance.

Philip répliqua d’un ton sec :

— J’aurais cru le contraire !

Roger se tourna vers lui.

— Maintenant que papa est mort, qu’est-ce que ça peut bien faire ? Papa est mort et nous sommes là à discuter de questions d’argent !

Les joues de Philip se teintèrent de rose.

— Il s’agit seulement de te venir en aide !

— Mais je le sais, mon vieux Phil ! Seulement, il n’y a rien à faire. Disons que c’est fini et n’en parlons plus !

— Il me semble, reprit Philip, que je pourrais réunir une certaine somme. Les valeurs ont sérieusement baissé et mes capitaux sont en grande partie immobilisés, mais…

Magda intervint :

— Mais bien sûr, chéri, on sait que tu ne peux pas tout sacrifier pour te procurer de l’argent liquide. Il serait même absurde d’essayer et tu dois penser aux enfants !

— Je vous répète que je ne demande rien à personne ! cria Roger. Je m’égosille à vous le dire. Que les choses suivent leur cours, je n’en demande pas plus !

— Le prestige de la famille est en jeu, dit Philip. Celui de notre père, le nôtre…

— Il ne s’agissait pas d’une affaire de famille. L’entreprise était à moi, à moi seul.

Philip regarda son frère bien en face.

— À toi seul, c’est exact.

Edith de Haviland se leva.

— J’estime, dit-elle, que cette discussion a assez duré.

Elle avait parlé avec une autorité impressionnante.

Philip et Magda s’arrachèrent à leur siège. Eustace quitta la pièce en tirant la jambe. Roger passa son bras sous celui de Philip en disant :

— Il faut que tu sois cinglé, Phil, pour avoir cru que j’irais te demander de me dépanner !

Les deux frères sortirent ensemble, suivis de Magda et de Sophia, qui disait avoir à se préoccuper de ma chambre. Edith de Haviland roulait son ouvrage. Elle me regarda et je crus qu’elle allait me parler. Mais, changeant d’avis probablement, elle se retira sans un mot.

Clemency était debout près de la fenêtre, les yeux sur le jardin. J’allai près d’elle. Elle tourna la tête vers moi.

— Dieu merci ! dit-elle, c’est fini !

Les narines pincées, elle ajouta :

— Que cette pièce peut être bête !

— Elle ne vous plaît pas ?

— J’y respire mal. Elle sent la poussière et les fleurs mortes.

Elle était injuste, mais je comprenais ce qu’elle voulait dire. Ce salon avait quelque chose de trop féminin, de trop douillet. C’était un de ces endroits où un homme ne peut pas être heureux longtemps. Impossible, dans un tel cadre, de lire le journal en fumant sa pipe, les pieds sur un fauteuil. Malgré ça, ayant toujours préféré un boudoir à un champ de manœuvres, j’aimais encore mieux cette pièce que, dans l’appartement du dessus, celle où Clemency m’avait reçu.

— En réalité, reprit-elle, c’est un décor adapté au personnage de Magda.

Son regard, qui avait fait le tour du salon, chercha le mien.

— Vous vous rendez compte de ce que nous venons de jouer ? C’est le deuxième acte, le conseil de famille. L’idée était de Magda… et elle ne rimait à rien. Il n’y avait rien à discuter. L’affaire, en effet, est réglée. Complètement.

Il n’y avait dans la voix aucune tristesse, une certaine satisfaction, plutôt. Devinant mon étonnement, elle poursuivit :

— Vous ne comprenez donc pas ?… Nous sommes libres ! Enfin ! Pendant des années, Roger a été malheureux, vraiment malheureux. Il n’a jamais été fait pour les affaires. Il aime les chevaux, les arbres, la campagne. Mais, comme tous, il adorait son père… C’est ce qui fait le malheur de cette maison ! Mon beau-père n’était pas un tyran, il n’imposait pas ses volontés, il ne bousculait jamais personne ! Il adorait les siens et il a tout fait pour qu’ils fussent riches et indépendants. Il les aimait et ils l’aimaient.

— Et vous trouvez ça mal ?

— Dans une certaine mesure, oui. Quand vos enfants sont grands, j’estime que vous devez vous éloigner, vous effacer, les obliger à vous oublier.

— Les obliger ! Mais, qu’elle s’exerce dans un sens ou dans l’autre, la contrainte est toujours la contrainte !

— S’il ne s’était pas composé une personnalité si…

— On ne se compose pas une personnalité, dis-je. On l’a ou on ne l’a pas.

— Il en avait trop pour Roger, répliqua-t-elle. Roger vénérait le vieil homme et n’avait d’autre ambition que de faire ce que souhaitait son père. Il n’a pas pu. L’Associated Catering, c’était la joie et l’orgueil de mon beau-père. Il l’a donnée à Roger, qui, placé à la tête de l’entreprise, s’est efforcé de s’y montrer digne de sa confiance. Malheureusement, il n’en avait pas le pouvoir. En matière d’affaires, Roger, il faut bien le dire, est un incapable. Il le sait et c’est ce qui l’a rendu malheureux pendant toutes ces années durant lesquelles il a vu sa société dégringoler, en dépit de tous les efforts qu’il a faits, lesquels ont simplement précipité la catastrophe. Aller d’échec en échec pendant si longtemps, c’est terrible. À quel point Roger a été malheureux, vous ne pouvez pas le savoir. Moi, je le sais !

Il y eut un long silence.

— Vous avez cru, reprit-elle, que Roger avait tué son père par cupidité… et vous l’avez même laissé entendre à la police. C’était ridicule, plus encore que vous ne pouvez croire !

Je confessai humblement, que maintenant, je m’en rendais compte.

— Quand Roger a compris que le krach était désormais inévitable et imminent, il a éprouvé comme un sentiment de soulagement. Il était navré, à cause de son père, mais pour le reste, il se sentait délivré. Il ne pensait qu’à ce que serait notre nouvelle existence…

— Où comptiez-vous vous rendre ? demandai-je.

— Aux Barbades. Un lointain cousin à moi est mort là-bas, il y a quelque temps, me laissant une petite propriété. Peu de chose, mais plus qu’il ne nous en fallait. Nous aurions été terriblement pauvres, mais nous aurions lutté et gagné de quoi subsister. Nous n’en souhaitions pas plus. Nous aurions été ensemble… et heureux.

Après un soupir, elle poursuivit :

— Ce qui tracassait Roger, c’était la pensée que ça m’ennuierait d’être pauvre. Une idée ridicule, qui s’explique sans doute par le seul fait qu’il appartient à une famille où l’argent a toujours beaucoup compté. Quand mon premier mari vivait, nous étions pauvres, très pauvres… Roger considère que j’ai accepté cette situation avec beaucoup de courage. Il ne comprend pas que j’étais heureuse, vraiment heureuse ! Heureuse comme je ne l’ai jamais été depuis… Et, pourtant, je n’ai jamais aimé Richard comme j’aime Roger !

Elle ferma les yeux à demi, les rouvrit et, tournée vers moi, ajouta :

— De sorte que, vous voyez, je ne tuerais jamais quelqu’un pour de l’argent. Je n’aime pas l’argent.

Elle disait la vérité, je n’en doutais pas. Elle était de ces gens, très rares, pour qui l’argent demeure sans attraits. Ils abhorrent le luxe et lui préfèrent l’austérité. Seulement, on peut aimer l’argent, non pour lui-même, mais pour la puissance qu’il confère.

— Que vous ne teniez pas à l’argent en soi, dis-je, je le veux bien ! Mais il rend possibles bien des choses intéressantes. Les recherches scientifiques, par exemple…

Je me figurais que Clemency se passionnait pour ces travaux.

— Là-dessus, me répondit-elle, je suis très sceptique. Les fonds des mécènes sont généralement dépensés à tort et à travers. Presque toujours, les résultats qui comptent sont obtenus uniquement avec de l’enthousiasme, de l’intelligence et de l’intuition. Les laboratoires équipés à grands frais rendent moins de services qu’on imagine. Souvent, parce qu’ils sont en mauvaises mains…

— Regretterez-vous d’abandonner votre travail quand vous irez aux Barbades ? demandai-je. Vous partez toujours, je pense ?

— Oh ! certainement. Dès que la police nous le permettra… Je m’en irai sans regrets. Pourquoi en aurais-je ? J’aurai tant à faire là-bas !

Une nuance d’impatience dans la voix, elle ajouta :

— Si seulement nous pouvions partir bientôt !

Un silence suivit. Je repris :

— Que vous ne soyez pour rien dans l’assassinat, Roger et vous, je l’admets d’autant plus volontiers que je ne vois pas ce qu’il aurait pu vous rapporter, mais, cela dit, je vous crois trop intelligente pour ne pas avoir une idée sur le crime. Est-ce que je me trompe ?

Après m’avoir considéré longuement, d’un curieux regard de côté, elle répondit d’une voix qui avait perdu toute spontanéité, une voix étrange et embarrassée :

— Il est antiscientifique de deviner. Tout ce qu’on peut dire, c’est que Brenda et Laurence sont les suspects les plus indiqués.

— Vous les soupçonnez donc ?

Clemency haussa les épaules. Un instant encore, elle resta là, comme tendant l’oreille, puis elle sortit d’un pas rapide. À la porte, elle croisa Edith de Haviland, qui vint directement à moi.

— Je voudrais vous parler.

Je songeai à ce que m’avait dit mon père. Elle poursuivait :

— J’espère que cette réunion ne vous a pas conduit à des conclusions erronées. C’est à Philip que je pense. Il est assez difficile à comprendre. Il peut vous avoir paru réservé et froid, mais il n’est pas comme ça du tout. Il donne cette impression-là, voilà tout ! Il n’y peut rien.

Je commençai une phrase, mais elle ne me laissa pas le temps de continuer.

— Il ne faut pas croire qu’il n’a pas de cœur. Il a toujours été très large et c’est un être délicieux. Seulement, il faut le comprendre.

Mon attitude, je l’espère, donnait clairement à entendre que je ne demandais que ça.

— Il est venu le second, reprit-elle, et les cadets partent souvent avec un handicap. Il adorait son père. Tous ses enfants adoraient Aristide et il les adorait. Mais Roger était l’aîné, le premier, de sorte qu’il bénéficiait peut-être d’une petite préférence. Je crois que Philip l’a senti. Il s’est replié sur lui-même, plongé dans les livres, dans les choses du passé, dans tout ce qui l’éloignait de la vie de tous les jours. Il a dû souffrir. Les enfants peuvent souffrir.

Elle se tut quelques secondes.

— En réalité, j’ai idée que, sans le savoir, il a toujours été jaloux de Roger et je pense qu’il est possible que, sans d’ailleurs qu’il s’en rende compte, l’échec de Roger lui fasse moins de peine qu’il ne devrait.

— Il serait plutôt content de la situation dans laquelle Roger s’est mis ? C’est bien ce que vous voulez dire ?

— Exactement.

Fronçant le sourcil, elle ajouta :

— J’ai été navrée qu’il n’ait pas tout de suite offert de venir au secours de son frère !

— Pourquoi l’aurait-il fait ? répliquai-je. Roger est responsable du gâchis, c’est un homme et il n’y a pas d’enfants à considérer. S’il était malade ou vraiment dans le besoin, sa famille lui viendrait en aide, mais je suis persuadé que, dans les circonstances présentes, il préfère prendre un nouveau départ tout seul et par ses propres moyens.

— Oh ! je n’en doute pas. Il ne pense qu’à Clemency, et Clemency est une créature d’exception, qui n’aime pas le confort et qui boit aussi bien son thé dans un bol que dans une jolie tasse. Elle est moderne, j’imagine. Elle n’a ni le sens du passé ni celui de la beauté !

Il y eut un silence, durant lequel la vieille demoiselle m’examina des pieds à la tête.

— Toute cette affaire, reprit-elle, me navre pour Sophia. Elle est si jeune, si innocente ! Je les aime tous vous savez ? Roger, Philip, et aujourd’hui Sophia, Eustace et Joséphine, ce sont tous les enfants de Marcia ! Je les aime tous ! Énormément !

Elle ajouta, vivement :

— Mais attention, pas jusqu’à les idolâtrer !

Sur quoi, elle me tourna le dos et sortit. Je me demandai ce qu’elle avait bien voulu dire par ces derniers mots, auxquels il m’était difficile de donner un sens.

15

— Votre chambre est prête !

Sophia était debout près de moi. Par la fenêtre, je regardais le jardin, morne et gris, avec ses arbres à demi effeuillés qui se balançaient dans le vent. Elle fit écho à mes pensées.

— Un triste paysage !

Grises, elles aussi, et comme immatérielles dans la lumière déclinante du jour, deux silhouettes passèrent, venant toutes deux du jardin de rocailles qui se trouvait au-delà de la haie de lauriers.

La première était celle de Brenda. Enveloppée dans un manteau de chinchilla, elle avait quelque chose de furtif, une grâce quasi aérienne et comme irréelle. Un instant, j’entrevis le visage de la jeune femme. J’y retrouvai le demi-sourire que je connaissais déjà.

La seconde, qui ne parut que quelques instants plus tard, était celle de Laurence Brown, frêle et toute menue. Elle s’évanouit dans le crépuscule. Impossible d’exprimer ça autrement. Je n’avais pas l’impression d’avoir vu deux personnes qui étaient allées se promener, mais des êtres qui n’étaient pas de chair et de sang, des fantômes.

Je me demandai si ce n’était pas sous le pied de Brenda ou sous celui de Laurence qu’une branche morte avait craqué et, par une association d’idées très naturelle, je m’enquis de Joséphine.

— Où est-elle ?

— Probablement en haut, avec Eustace, dans la salle de classe.

L’air soucieux, Sophia ajouta :

— Eustace m’inquiète.

— Pourquoi ?

— Il est bizarre, lunatique. Sa maladie l’a tellement changé ! Je ne sais pas ce qu’il peut avoir en tête et, parfois, j’ai l’impression qu’il nous déteste tous !

— L’âge ingrat, sans doute. Ça passera !

— Je l’espère. Mais je suis quand même terriblement ennuyée !

— Pourquoi donc, chérie ?

— Je ne sais pas. Sans doute parce que papa et maman ne se font jamais de souci. On ne croirait pas qu’ils ont des enfants !

— C’est peut-être tant mieux ! Les enfants dont on s’occupe trop sont généralement bien plus à plaindre que ceux qu’on laisse tranquilles.

— Je ne m’en suis aperçue qu’en rentrant d’Égypte, mais ils forment un couple bien singulier. Papa s’enfermant résolument dans un monde qui n’est plus et Maman passant son temps à vivre des rôles. La farce de cet après-midi, c’est tout elle ! Elle ne s’imposait nullement, mais Maman voulait jouer la scène du conseil de famille. Ici, vous comprenez, elle s’ennuie à mourir. Alors elle monte des drames !

Une seconde, j’imaginai la mère de Sophia empoisonnant allègrement son vieux beau-père, à seule fin de se régaler d’une tragédie dont elle interpréterait le rôle principal. L’idée m’amusa et, naturellement, je ne la retins pas. Elle me laissait toutefois une impression pénible. Sophia reprit :

— Maman, il ne faut jamais cesser de la surveiller ! On ne sait jamais ce qu’elle va imaginer !

— Oubliez donc votre famille, Sophia ! dis-je d’un ton ferme.

— J’en serais ravie, mais c’est assez difficile en ce moment. J’étais si heureuse au Caire, justement parce que je l’avais oubliée !

Je me souvins qu’en Égypte jamais Sophia ne m’avait parlé des siens.

— C’est pour cela, demandai-je, que vous ne m’aviez jamais rien dit de vos parents ? Vous préfériez ne pas songer à eux ?

— Je le crois. Nous avons toujours trop vécu les uns sur les autres. La vérité, c’est que… nous nous aimons trop ! Nous ne sommes pas comme ces familles où tout le monde se déteste. Évidemment, ça ne doit pas être drôle ! Mais, s’aimer comme nous le faisons, ce ne l’est guère plus. Ici, personne n’a jamais été indépendant, seul, délivré des autres !

La porte s’ouvrit brusquement.

— Mais, mes petits, pourquoi n’allumez-vous pas l’électricité ? Il fait presque noir.

C’était Magda. Elle tourna les commutateurs et des flots de lumière inondèrent la pièce. Elle se jeta sur le divan.

— Quelle scène incroyable nous avons joué, n’est-ce pas ? Eustace est furieux. Il m’a dit que tout cela était positivement indécent. C’est son mot ! Les enfants sont comiques !

Elle poussa un soupir et « enchaîna » :

— Roger est un amour. Je le trouve adorable quand il se décoiffe d’une main rageuse, avant de foncer comme un sanglier ! J’estime que c’est très bien de la part d’Edith de lui avoir offert sa part d’héritage. Elle était sincère, vous savez ? Ce n’était pas seulement un geste. C’était stupide, d’ailleurs, car Philip aurait pu penser qu’il devait en faire autant ! Mais, pour la famille, Edith ferait n’importe quoi. À mon sentiment, il y a quelque chose d’émouvant dans cet amour d’une vieille fille pour les enfants de sa sœur. Il faudra qu’un jour je joue un personnage de ce genre-là. Une vieille tante célibataire, qui fourre son nez partout, têtue, mais bonne et le cœur débordant d’amour…

Soucieux de ne pas laisser la conversation s’égarer, j’intervins.

— Après la mort de sa sœur, elle a dû connaître des jours fort pénibles. Étant donné qu’elle détestait son beau-frère…

Magda ne me laissa pas poursuivre.

— Qu’est-ce que vous dites ? Où avez-vous pris ça ? Elle était amoureuse de lui !

— Maman !

— N’essaie pas de me contredire, Sophia ! Bien sûr, à ton âge, on s’imagine que l’amour est exclusivement réservé aux beaux jeunes gens qui s’en vont rêver à deux au clair de lune !

— Mais, dis-je, c’est elle-même qui m’a déclaré qu’elle l’avait toujours détesté.

— C’était peut-être vrai quand elle est arrivée ici. Elle en avait voulu à sa sœur d’avoir épousé Aristide. Qu’il y ait toujours eu entre elle et lui certains frottements, je le veux bien, mais amoureuse de lui, elle le fut, j’en suis sûre ! Croyez-moi, mes petits, je sais de quoi je parle ! Évidemment, comme elle était la sœur de sa défunte femme, il n’aurait jamais pu l’épouser… et je suis bien persuadée qu’il n’y a jamais pensé. Elle non plus, d’ailleurs. Elle gâtait les enfants, elle se disputait avec lui, ça lui suffisait pour être heureuse. Mais elle n’a pas été contente quand il s’est remarié. Pas du tout, même !

— Vous n’avez pas été ravis non plus, papa et toi ? dit Sophia.

— Bien sûr que non ! Nous avons trouvé ça odieux naturellement ! Mais Edith, c’était bien pis ! Si tu avais vu, ma chérie, la façon dont elle regardait Brenda !

— Voyons, maman !

Magda tourna vers sa fille un regard chargé de tendresse et d’humilité, un regard d’enfant gâté qui a quelque chose à se faire pardonner, puis, sans paraître se rendre compte qu’elle passait à un sujet tout différent, elle reprit :

— J’ai décidé de mettre Joséphine en pension. Il est grand temps.

— En pension ? Joséphine ?

— Oui. En Suisse. Je m’occuperai de ça demain. Je crois qu’il faut que nous nous séparions d’elle au plus tôt. Il est très mauvais pour elle d’être mêlée à cette vilaine affaire. Elle ne pense plus qu’à ça ! Elle a besoin d’avoir de petites camarades de son âge. Il lui faut la vie du pensionnat. J’ai toujours été de cet avis-là.

— Ce n’était pas celui de grand-père !

— Le cher homme voulait nous avoir tous sous les yeux. Les très vieilles gens deviennent quelquefois un peu égoïstes sous certains rapports. Une enfant doit être avec d’autres enfants. Et puis, la Suisse, c’est un pays très salubre ! Les sports d’hiver, le grand air, une nourriture bien meilleure que celle que nous avons ici…

Je me risquai à faire observer qu’un séjour en Suisse poserait peut-être certains problèmes de change, assez difficiles à résoudre. Magda balaya l’objection du geste.

— Du tout, Charles, du tout ! Il y a des accords entre les établissements d’enseignement, on peut prendre un enfant suisse en échange, il y a toutes sortes de moyens… Rudolf Alstir est à Lausanne. Je lui télégraphierai demain. Il s’occupera de tout et elle pourra partir à la fin de la semaine.

Souriante, Magda se leva et se dirigea vers la porte. Avant de sortir, elle se retourna vers nous :

— Il faut d’abord songer aux jeunes !

Elle avait très gentiment donné sa dernière réplique. Elle la compléta :

— Ils passent avant tous les autres ! Pensez, mes chéris, à ce qu’elle va trouver là-bas ! Les fleurs ! Les gentianes toutes bleues, les narcisses…

— En novembre ? dit Sophia.

Magda était déjà sortie. Sophia n’en pouvait plus.

— Maman est vraiment exaspérante ! s’écria-t-elle. Qu’une idée lui vienne, elle s’emballe, lance des centaines de télégrammes et il faut que tout soit fait du jour au lendemain ! Pourquoi est-il tout à coup urgent d’expédier Joséphine en Suisse sans perdre une minute ?

Je fis remarquer à Sophia que l’idée de mettre l’enfant en pension n’était pas si mauvaise et que Joséphine se trouverait sans doute fort bien d’être en contact avec des petites filles de son âge.

Sophia s’entêtait.

— Grand-père n’était pas de cet avis-là !

— Mais croyez-vous, Sophia, qu’un vieux monsieur de plus de quatre-vingts ans soit très bon juge en la matière ?

— En fait d’éducation, grand-père s’y connaissait aussi bien que n’importe qui dans cette maison !

— Aussi bien que la tante Edith ?

— Je n’irai pas jusque-là et j’admets que tante Edith a toujours dit qu’on devrait envoyer Joséphine en classe. La petite est difficile et elle a l’horrible habitude de fourrer son nez partout… Mais c’est surtout, je pense, parce qu’elle adore jouer au détective.

Était-ce uniquement pour le bien de Joséphine que sa mère avait brusquement décidé de l’expédier en Suisse ? Je continuai à me le demander. La petite était remarquablement renseignée sur quantité de choses qui s’étaient passées avant le crime et qui, de toute évidence, ne la regardaient pas. La vie de pension ne lui ferait pas de mal, au contraire. Mais était-il vraiment nécessaire de diriger sans délai l’enfant sur un pays aussi éloigné que la Suisse ? J’avais du mal à m’en convaincre.

16

Le « pater » m’avait dit : « Fais-les parler ! » Je suivis son conseil. Le lendemain matin, tout en me rasant, j’essayai de voir ce que cela m’avait donné.

Edith de Haviland s’était dérangée tout spécialement pour s’entretenir avec moi. Je pus avoir une conversation avec Clemency et assister en spectateur aux bavardages de Magda. Sophia m’avait parlé, naturellement. Nannie elle-même me fit des confidences. Tout cela m’avait-il appris quelque chose ? Avait-on prononcé devant moi un mot, une phrase qui pût me mettre sur la voie ? Quelqu’un a-t-il affiché cette vanité anormale de l’assassin, sur laquelle mon père avait attiré mon attention ? Je n’en eus pas l’impression.

La seule personne qui montra qu’elle n’avait pas le moindre désir de me parler, et de quoi que ce fût, c’était Philip. Je trouvais cela singulier. Il devait savoir que j’avais l’intention d’épouser sa fille. Malgré cela, il se comportait comme si je n’avais pas été dans la maison, sans doute parce que ma présence lui était désagréable. Edith de Haviland essaya de l’excuser, en me disant qu’il était « difficile à comprendre ». Elle me laissa deviner que Philip lui causait du souci. Pourquoi ?

Je songeai à lui. L’homme avait été un enfant malheureux, parce que jaloux de son aîné. Il s’était replié sur lui-même, et aujourd’hui, vivait dans ses livres, avec le passé. Sa froideur pouvait fort bien cacher des passions insoupçonnées. Financièrement, il ne gagnait rien à la mort de son père, mais cette observation offrait peu d’intérêt, Philip n’étant manifestement pas de ces gens qui peuvent tuer pour une question d’argent. Seulement, d’autres mobiles, d’ordre purement psychologique ceux-là, pouvaient être envisagés. Philip était venu vivre dans la maison paternelle. Plus tard, au moment du « Blitz »[4] Roger l’y avait rejoint et, jour après jour, Philip fut obligé de constater que le vieil Aristide marquait une préférence pour son fils aîné. Ne pouvait-on supposer qu’il en était venu à penser que cette petite torture quotidienne qui lui était infligée ne cesserait qu’avec la disparition de son père… et que, si le vieux venait à mourir de mort violente, les soupçons porteraient surtout sur Roger, qui avait des ennuis d’argent et se trouvait à deux doigts de la faillite ? Ignorant tout du dernier entretien de Roger avec son père, Philip ne s’était-il pas dit que Roger apparaîtrait tout de suite comme le seul coupable possible ou comme le plus vraisemblable ? Raisonnement hasardeux, mais pouvait-on jurer que Philip soit absolument sain d’esprit ?

Je lâchai un juron : je venais de me taillader le menton d’un coup de rasoir.

Où diable voulais-je donc en venir ? À démontrer que le père de Sophia était un assassin ? Joli travail ! Mais pas celui que Sophia attendait de moi ! À moins que… Mais oui ! En me priant de venir à « Three Gables », elle avait une idée derrière la tête. N’était-ce pas qu’elle nourrissait des soupçons analogues aux miens ? Si je ne me trompais pas, n’expliquaient-ils pas son attitude ? Ayant de tels soupçons en l’esprit, elle n’aurait jamais consenti à m’épouser, dans la crainte qu’un jour vînt où leur bien-fondé ne se trouvât prouvé. Mais, étant Sophia, c’est-à-dire une petite fille à l’âme droite et courageuse, elle voulait la vérité, préférable, quelle qu’elle fût, à cette incertitude qui dressait entre nous une infranchissable barrière. « Prouvez-moi que la chose horrible à laquelle je pense n’est pas vraie… et, si elle est vraie, prouvez-moi qu’elle est vraie, pour que, sachant la tragique vérité, je la regarde bien en face ! » N’était-ce point cela, en fait, qu’elle m’avait dit ?

Edith de Haviland ne croyait-elle pas, elle aussi, à la culpabilité de Philip ?

Et Clemency ? Lorsque je lui demandai si elle soupçonnait quelqu’un, ses yeux n’avaient-ils pas eu une expression bien étrange, tandis qu’elle me répondait : « Tout ce qu’on peut dire, c’est que Brenda et Laurence sont les suspects les plus indiqués » ?

Brenda et Laurence, toute la famille souhaitait qu’ils fussent coupables. Mais sans vraiment croire à leur culpabilité.

Ce qui ne voulait d’ailleurs pas dire qu’ils n’étaient pas coupables.

Laurence pouvait peut-être être le seul assassin ? C’eût été la solution idéale…

Ma toilette terminée, je descendis, bien résolu à avoir le plus tôt possible un entretien avec Laurence Brown.

Ce fut seulement ma deuxième tasse de thé bue que je m’avisai que la maison commençait à agir sur moi comme sur tous ceux qui l’habitaient. Moi aussi, ce que je désirais trouver maintenant, ce n’était plus la vraie solution du problème, mais celle qui m’arrangeait le mieux.

Mon petit déjeuner pris, je montai au premier étage. Sophia m’avait dit que je trouverais Laurence dans la salle de classe, vraisemblablement avec Eustace et Joséphine. Devant la porte de l’appartement de Brenda, j’hésitai. Devais-je sonner ou entrer directement ? Finalement, je décidai de considérer la maison comme un tout et de ne point distinguer entre ses différents quartiers. Je poussai la porte. Le couloir était désert. Aucun signe de vie nulle part. À ma gauche, la porte du salon était fermée. Celles de droite, par contre, étaient ouvertes, sur une chambre à coucher, que je savais avoir été celle d’Aristide Leonidès, et une salle de bains où la police s’était attardée longuement, puisque là étaient rangées les fioles d’insuline et d’ésérine.

Je me glissai dans la salle de bains. Elle était luxueusement aménagée, avec une profusion d’appareils électriques variés, qui eussent fait l’orgueil du plus exigeant des valets de chambre. J’ouvris le vaste placard blanc, encastré dans une des cloisons. Il contenait tout une pharmacie : deux verres gradués, un bain d’œil, des compte-gouttes et quelques fioles étiquetées sur un premier rayon ; la provision d’insuline sur le second, avec deux seringues hypodermiques et un flacon d’alcool chirurgical ; et, sur le troisième, un flacon de somnifère – « une cuillerée ou deux, le soir, selon ordonnance ». C’était vraisemblablement sur ce dernier rayon qu’on rangeait l’ésérine. Tout était bien en ordre. On devait incontestablement trouver tout de suite dans ce placard ce qu’il fallait pour se soigner… ou pour tuer… Nul ne m’avait vu entrer, j’aurais pu en toute tranquillité substituer un flacon à un autre, puis me retirer, personne n’aurait jamais su que j’étais venu dans la salle de bains. Cette constatation ne m’apprenait rien, mais elle me faisait mieux comprendre combien difficile était la tâche des policiers qui enquêtaient sur la mort du vieux Leonidès.

On n’arriverait à la solution qu’en obtenant du coupable – ou des coupables – les éléments qui permettraient de débrouiller l’énigme.

« Il ne faut pas leur laisser de répit, m’avait dit Taverner. Il faut être tout le temps sur leur dos et leur laisser croire que nous sommes sur la bonne piste ! Montrons-nous ! Tôt ou tard, l’assassin se sentira moins tranquille, il se croira dans l’obligation de faire quelque chose… et il commettra la gaffe qui le fera pincer ! »

Taverner avait peut-être raison, mais jusqu’à présent le coupable ne bougeait pas.

Je quittai la salle de bains. Le couloir était toujours vide. Je le suivis, passant, sur ma gauche, devant la salle à manger, dont la porte était fermée, et, sur ma droite, devant la chambre à coucher et la salle de bains de Brenda. Dans cette dernière pièce, une femme de chambre travaillait. D’une autre pièce, qui se trouvait au-delà de la salle à manger, j’entendis la voix d’Edith de Haviland, qui téléphonait à l’inévitable poissonnier. Un escalier en colimaçon montait à l’étage supérieur. Il y avait à cet étage, je le savais, la chambre à coucher d’Edith, son salon, deux salles de bains encore et la chambre de Laurence. Au bout du couloir, on descendait quelques marches pour gagner une grande pièce, prise sur les communs qui se trouvaient sur le derrière de la maison, la salle de classe.

Devant la porte, je m’arrêtai, tendant l’oreille : Laurence parlait, faisant à ses élèves un cours sur le Directoire.

Je découvris avec surprise, au bout d’un instant, que Laurence Brown était un merveilleux professeur. La chose n’aurait pas dû m’étonner. Aristide Leonidès savait choisir ses hommes. Laurence ne payait pas de mine, mais il était de ces maîtres qui ont le don d’éveiller l’imagination de leurs élèves et de les intéresser. Son exposé, alerte et vivant, évoquait avec une vérité saisissante les grandes figures de l’époque : le fastueux Barras, l’astucieux Fouché et ce petit officier d’artillerie, maigre et mal nourri, qui n’était autre que Bonaparte.

Laurence, son cours terminé, posa quelques questions à Eustace et à Joséphine. De celle-ci, dont la voix me parut enchifrenée, il ne tira pas grand-chose. Eustace, par contre, se montra dans ses réponses intelligent et, me sembla-t-il, doué d’un sens de l’histoire qu’il tenait vraisemblablement de son père.

Il y eut ensuite un bruit de chaises repoussées, qui me décida à battre vivement en retraite. Quand la porte s’ouvrit devant Eustace et Joséphine, j’étais sur la plus haute marche du petit escalier, abordant la descente. Joséphine me gratifia d’un rapide bonjour et passa.

Eustace, apparemment surpris de me voir, me demanda poliment si je voulais quelque chose. Je répondis, avec peut-être un certain embarras, que je désirais voir la salle de classe.

— Je croyais que vous l’aviez vue déjà ! me répondit-il. Elle n’a rien de bien intéressant ! Autrefois, c’était la « nursery » ! Il y a encore des jouets à moi.

Il me tint ouvert le battant de la porte et j’entrai. Laurence Brown, debout près de sa table, leva la tête, rougit en m’apercevant, murmura quelques mots inaudibles en réponse à mon bonjour et sortit précipitamment.

— Vous lui avez fait peur ! me dit Eustace. Il n’en faut pas beaucoup pour le mettre en fuite !

— Un type sympathique ? demandai-je.

— Il n’y a rien à dire ! Une moule, bien sûr !

— Mais un bon professeur ?

— On ne peut pas dire le contraire. Il est intéressant. Il sait un tas de choses et il vous ouvre toutes sortes de perspectives. Je ne savais pas que Henri VIII avait fait des vers, dédiés à Anne de Boleyn, bien entendu… et pas plus mauvais que bien d’autres.

Nous parlâmes pendant quelques instants de sujets tels que la marine d’autrefois, Chaucer, les causes politiques des Croisades, la vie au Moyen ge et, enfin, l’interdiction de la célébration de la fête de Noël, interdiction ordonnée par Cromwell et que le jeune Eustace trouvait inadmissible et odieuse. La conversation me révélait un Eustace à l’esprit curieux et intelligent, que je ne connaissais pas encore. Je ne tardai pas à comprendre pourquoi il était à l’ordinaire de caractère assez sombre. Sa maladie n’avait pas seulement été pour lui une douloureuse épreuve, elle le privait aussi de toutes sortes de satisfactions, au moment même où il découvrait quelques-unes des joies de l’existence.

— Je devais, à la rentrée, faire partie du « onze » et j’aurais fait les championnats de football. Au lieu de ça, il a fallu que je reste ici… et je suis en classe avec Joséphine ! Une gosse de douze ans ! Vous vous rendez compte ?

— Oui, mais vos cours ne sont pas les mêmes !

— Non, bien sûr ! Elle ne fait pas de math et pas de latin. Mais partager son prof avec une fille, c’est moche !

Il était blessé dans son orgueil de garçon. À tout hasard, je me risquai à lui faire remarquer que Joséphine paraissait une petite fille très intelligente pour son âge.

— Vous trouvez ? Eh bien, pas moi ! Elle est idiote. Les histoires de détectives l’ont rendue complètement folle ! Elle fouine partout, elle gribouille des inepties dans son petit cahier noir et elle prétend avoir découvert des tas de choses. C’est une sotte ! Un point, c’est tout !

Après un court silence, il ajouta :

— D’ailleurs, les filles ne peuvent pas faire de bons détectives ! Je lui ai dit et je trouve que Maman a rudement raison de l’expédier en Suisse. Plus tôt elle y sera, mieux ce sera !

— Elle ne vous manquera pas ?

Il eut un petit rire méprisant.

— Une môme de cet âge-là ? Vous ne voudriez pas ! Ce sera toujours un commencement. Parce que, pour tenir le coup ici, il faut être solide ! Maman fait la navette entre la maison et Londres, où elle va asticoter de malheureux auteurs dramatiques pour qu’ils lui écrivent des rôles, et elle passe son temps à faire des histoires à n’en plus finir avec rien du tout. Papa s’enferme avec ses bouquins et ne vous entend même pas quand vous lui parlez. Il a fallu que je tombe sur des parents comme ça ! En plus, parce que ce n’est pas tout, il y a l’oncle Roger toujours si gai qu’on en a le frisson, tante Clemency, qui vous fiche la paix, mais qui pourrait bien être un peu cinglée, et tante Edith, qui n’est pas mal, mais bien vieille ! Les choses se sont un peu améliorées avec le retour de Sophia, mais il y a des moments où elle est plutôt mauvaise. Au total, ça fait une drôle de maisonnée ! Vous n’êtes pas de cet avis-là ? Vous vous rendez compte que ma grand-mère – c’est la femme de mon grand-père que je veux dire – est tout juste assez vieille pour être ma sœur aînée ? Rien de tel pour vous donner le sentiment que vous êtes un parfait imbécile !

Je le comprenais assez bien. À l’âge d’Eustace, j’étais, moi aussi, d’une sensibilité excessive. L’idée que je pouvais ne pas être « comme tout le monde » me donnait des sueurs froides.

— Au fait, dis-je, votre grand-père, vous l’aimiez ?

Eustace plissa le front.

— Grand-père était antisocial.

— Un grand mot ! Que voulez-vous dire par là ?

— Grand-père ne songeait qu’au profit, à l’intérêt. Laurence déclare que c’est un tort. Grand-père était un grand individualiste. Ces gens-là doivent disparaître.

— C’est bien ce qu’il a fait !

— C’est une bonne chose ! Je ne voudrais pas avoir l’air insensible, mais, à cet âge-là, on ne peut vraiment plus jouir de la vie !

— En êtes-vous sûr ?

— En tout cas, il était temps qu’il s’en aille ! Il…

Son professeur revenant dans la pièce, Eustace s’interrompit brusquement. Laurence Brown se mit à déplacer quelques livres sur la table, mais j’eus l’impression qu’il me guettait du coin de l’œil. Il regarda l’heure à sa montre-bracelet.

— Eustace, dit-il, voudriez-vous être de retour ici à onze heures juste ? Nous n’avons perdu que trop de temps, ces jours derniers.

— Bien, monsieur.

Eustace quitta la salle de classe en sifflant. Laurence continua ses inutiles rangements, tout en me jetant des regards à la dérobée. De temps en temps, il se passait la langue sur les lèvres. Je ne doutais pas qu’il ne fût revenu uniquement afin de me parler. Finalement, cessant sa petite comédie, il se décida, engagea la conversation par une question que je n’attendais guère.

— Alors… où en sont-ils ?

— Qui ?

— Les policiers ?

Je le regardai. Avec son petit nez pointu, il me faisait penser à une souris. À une souris prise au piège, même.

— Ils ne m’honorent pas de leurs confidences, dis-je.

— Ah ?… Je croyais que votre père était un haut fonctionnaire de la police.

— C’est exact, mais il n’a pas pour habitude de colporter les informations qui doivent demeurer secrètes.

J’avais pris soin de dire cela d’un ton solennel, dont je m’amusais intérieurement.

— De sorte que vous ne savez pas si…

Les mots lui manquaient. Renonçant à finir sa phrase, il dit d’un trait :

— Envisagent-ils une arrestation ?

— Autant que je sache, non. Mais, comme je vous le disais, je ne suis pas au courant.

Je pensai aux paroles de l’inspecteur Taverner : « Montrons-nous ! Tôt ou tard, l’assassin se sentira moins tranquille ! » Incontestablement, Laurence Brown ne se sentait pas tranquille.

— Vous ne pouvez pas savoir ce que c’est ! reprit-il. La tension d’esprit… Cette incertitude… Ils vont, ils viennent, ils repartent, ils posent des questions… Des questions qui paraissent sans aucun rapport avec l’affaire…

Il se tut. J’attendis, sans ouvrir la bouche. Il voulait parler ? Qu’il parle !

— Vous étiez là, l’autre jour, quand l’inspecteur a fait cette monstrueuse suggestion, à propos de Mrs Leonidès et de moi-même… Une suggestion monstrueuse ! Mais que répondre ? On se sent désarmé, impuissant. Comment empêcher les gens de penser telle ou telle chose ? Comment leur prouver qu’ils se trompent ? Et cela, simplement parce qu’elle est – parce qu’elle était – beaucoup plus jeune que son mari !… J’ai l’impression, voyez-vous, qu’il y a là… un complot, une conspiration !

— Une conspiration ? Voilà qui est intéressant !

— Je n’ai jamais eu… la sympathie de la famille de Mr Leonidès. Elle m’a toujours traité de haut en bas, j’ai toujours eu le sentiment qu’elle me méprisait…

Ses mains tremblaient.

— Cela, parce qu’ils ont toujours eu de l’argent ! Pour eux, qu’est-ce que j’étais ? Un petit précepteur de rien du tout et un sale objecteur de conscience ! J’avais mes raisons. Et elles étaient valables !

Je restais muet. Il poursuivit, s’échauffant :

— Et pourquoi n’aurais-je pas eu peur ? Peur d’être au-dessous de ma tâche ? Peur, lorsque le moment serait venu de presser sur la détente d’un fusil, d’être incapable de me contraindre à faire le geste nécessaire ? Comment être sûr que c’est bien un nazi qu’on va tuer ? Qu’on ne va pas abattre un brave petit gars, un paysan qui n’a jamais fait de politique et qui est là, simplement parce qu’on l’a mobilisé pour défendre son pays ? La sainteté de la guerre, je n’y crois pas ! Comprenez-vous ? Je n’y crois pas ! La guerre est mauvaise.

Je gardais le silence. Il me semblait superflu d’exprimer une opinion quelconque. Brown discutait avec lui-même et, ce faisant, me révélait beaucoup de sa vraie personnalité.

— Tout le monde se moquait de moi. J’ai toujours eu le don de me rendre ridicule. Ce n’est pas que je manque vraiment de courage. Seulement, je n’ai pas de chance. Un jour, je me suis précipité dans une maison en flammes pour sauver une femme dont on venait de me dire qu’elle était restée à l’intérieur. Tout de suite, je me suis perdu dans la fumée et évanoui. Les pompiers ont eu beaucoup de mal à me retrouver et j’ai entendu l’un d’eux qui disait : « Pourquoi cet imbécile a-t-il voulu faire notre travail ? » Quoi que je fasse, les gens sont contre moi ! L’assassin de Mr Leonidès s’est arrangé pour que je sois soupçonné, et c’est ma ruine qu’il a voulu !

— Et Mrs Leonidès ? dis-je.

Il rougit.

— Elle ! s’écria-t-il, c’est un ange ! Un ange ! Avec son vieux mari, elle était toute douceur et toute tendresse. Penser qu’elle a pu l’empoisonner, c’est risible ! Risible ! Et cet imbécile d’inspecteur ne s’en aperçoit pas !

— Que voulez-vous ? Il a vu tant de vieux maris expédiés dans l’autre monde par de charmantes jeunes femmes !

Laurence Brown haussa les épaules et s’en alla rageusement manipuler des livres, sur les rayons de la bibliothèque qui occupait un coin de la pièce. Je jugeai que je ne tirerais plus rien de lui pour le moment et, sans bruit, je sortis. Je suivais le couloir quand une porte s’ouvrit sur ma gauche. Joséphine me tomba presque dessus. Son apparition me fit songer au diable des pantomimes d’autrefois. Ses mains et sa figure étaient couvertes de poussière et une toile d’araignée pendait de son oreille droite.

— D’où venez-vous, Joséphine ?

Je jetai un coup d’œil par la porte entrouverte. J’aperçus deux marches qui conduisaient à une vaste salle qui ressemblait à un grenier, presque tout entière occupée par de grands réservoirs à eau.

— J’étais dans la chambre aux citernes.

— Qu’est-ce que vous y faisiez ?

Elle me répondit, avec le plus grand sérieux :

— Du travail de détective.

— Qu’est-ce que vous espérez donc trouver là ?

Joséphine fit semblant de ne pas avoir entendu.

— Il faut que j’aille me laver, dit-elle simplement.

— Ça me paraît, en effet, indispensable !

Joséphine se dirigea vers une des salles de bains. À la porte, elle se retourna.

— Il me semble que le second meurtre ne devrait plus tarder maintenant. Ce n’est pas votre avis ?

— Quel second meurtre ?

— Eh bien ! le second meurtre ! Dans les livres, au bout d’un certain temps, il y a toujours un second meurtre. La victime, c’est quelqu’un qui sait quelque chose et qu’on tue pour l’empêcher de parler !

— Vous lisez trop de romans policiers, Joséphine. La vie n’est pas comme ça… et je puis bien vous assurer que si, dans cette maison, quelqu’un sait quelque chose, ce quelqu’un n’a pas la moindre idée de le dire !

La réponse de Joséphine me parvint dans un bruit d’eau coulant d’un robinet :

— Quelquefois, il s’agit d’une chose dont la victime ne sait même pas qu’elle la connaît !

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