La maison biscornue d’ Agatha Christie

Après deux secondes de réflexion, il reprit :

— On vous a posé la question ?

— Euh… non !

— Alors, ne vous en faites donc pas ! Pas d’explications, c’est une excellente devise, surtout dans une maison comme celle-ci, où les gens ont suffisamment de soucis personnels pour ne pas avoir envie d’interroger les autres. On ne vous demandera rien aussi longtemps que vous aurez l’air d’avoir le droit d’être ici… et c’est toujours une erreur que de parler quand ce n’est pas indispensable ! Cela dit, montons !

Le pied sur la première marche, il poursuivit :

— Naturellement, vous vous rendez compte que toutes ces questions que je leur pose n’ont absolument aucun intérêt et que je me moque éperdument de ce que ces gens-là faisaient quand le bonhomme est passé de vie à trépas ?

— Alors, pourquoi les interroger ?

— Parce que cela me permet de voir à quoi ils ressemblent et qu’il n’est pas impossible que, dans leur bavardage, ils me donnent quelques informations dont nous pourrons tirer parti.

Plus bas, il ajouta :

— J’ai idée que Magda Leonidès, si elle le voulait, pourrait nous dire des choses fort intéressantes.

— Vous lui feriez crédit ?

— Bien sûr que non ! Seulement, j’aurais peut-être un point de départ. Le chiendent, c’est que, dans cette sacrée maison, tout le monde avait l’occasion et le moyen de commettre le crime ! Ce que je cherche, c’est le mobile.

En haut de l’escalier, une porte barrait le couloir de droite. Elle était fermée à clef. L’inspecteur manœuvra le marteau de cuivre. Un homme ouvrit presque aussitôt, une manière de géant aux puissantes épaules, avec des cheveux noirs mal peignés. Il me parut laid, mais d’une laideur sympathique. Taverner se nomma.

— Entrez ! dit l’homme. J’allais sortir, mais ça n’a pas d’importance. Venez au petit salon ! Je vais prévenir Clemency… Ah ! tu es là, chérie ? C’est l’inspecteur Taverner. Voyons… Y a-t-il ici des cigarettes ? Je vais en chercher. J’en ai pour une seconde.

Il se heurta à un paravent, auquel j’eus bien l’impression qu’il bredouillait quelques paroles d’excuses, puis disparut. C’était comme la sortie d’un bourdon. Le silence qu’il laissait derrière semblait perceptible.

Mrs Roger Leonidès était debout près de la fenêtre. Tout de suite, sa personnalité m’intrigua, comme l’atmosphère même de la pièce où nous nous trouvions.

Nous étions « chez elle », la chose ne faisait aucun doute. Les murs, peints en blanc, étaient nus, exception faite d’une toile accrochée au-dessus du manteau de la cheminée, une fantaisie géométrique, réalisée en triangles gris-noir et outremer. Les meubles étaient peu nombreux : quelques sièges, une table à dessus de verre et une petite bibliothèque. Aucun bibelot. De la lumière, de l’espace et de l’air. Un contraste total avec le grand salon d’où nous sortions.

Il apparaissait de même que Mrs Roger Leonidès était une tout autre femme que Mrs Philip Leonidès. Magda possédait trente-six personnalités différentes. Clemency était elle-même et ne pouvait être qu’elle-même.

Elle devait avoir une cinquantaine d’années. Ses cheveux gris, coupés court, encadraient heureusement un visage agréable. Elle avait de très beaux yeux gris, au regard vif et intelligent. Elle portait une robe rouge, en laine, qui mettait en valeur la minceur de sa silhouette. On sentait en elle quelque chose d’inquiétant. Du moins en jugeai-je ainsi, sans doute parce qu’il me semblait que cette femme ne devait pas considérer l’existence avec les yeux de tout le monde.

Nous ayant invités à nous asseoir, elle demanda à Taverner « s’il y avait du nouveau ».

— Oui, madame, reprit-il. La mort est due à un empoisonnement, causé par l’ésérine.

De la même voix posée, elle dit, pensive :

— Donc, il s’agit d’un meurtre. Il ne saurait être question d’un accident ?

— Certainement pas.

— Puis-je, inspecteur, vous prier d’être très gentil avec mon mari ? Cette nouvelle va le bouleverser. Il adorait son père et c’est un homme extrêmement sensible.

— Vous étiez en bons termes avec votre beau-père, madame ?

— En excellents termes.

Très calme, elle ajouta :

— Je ne l’aimais pas beaucoup.

— Pourquoi donc ?

— Je n’approuvais ni les buts qu’il donnait à son activité ni les méthodes qu’il employait pour les atteindre.

— Et Mrs Brenda Leonidès ?

— Brenda ? Je ne l’ai jamais vue beaucoup.

— Croyez-vous qu’il soit possible qu’il y ait eu… quelque chose entre elle et Mr Laurence Brown ?

— Je ne le pense pas, mais serait-ce, je ne le saurais vraisemblablement pas.

Le ton même de sa voix donnait à entendre que la chose ne l’intéressait pas. Roger Leonidès entrait en coup de vent.

— J’ai été retenu, expliqua-t-il. Le téléphone. Alors, inspecteur ? Vous nous apportez des nouvelles ? On sait de quoi mon père est mort ?

— Empoisonnement par l’ésérine.

— Mon Dieu !… Alors, c’était bien ça ! C’est cette femme qui n’aura pas pu attendre ! Il l’avait pratiquement tirée du ruisseau et voilà ce qu’aura été sa récompense ! De sang-froid, elle l’a assassiné. Quand j’y pense…

— Avez-vous quelque raison particulière de l’accuser ?

Fourrageant de ses deux mains dans ses cheveux, Roger arpentait la pièce de long en large.

— Une raison ? Mais, si ce n’est pas elle, qui voulez-vous que ce soit ? Moi, je ne lui ai jamais fait confiance et je n’ai jamais eu la moindre sympathie pour elle. Aucun de nous d’ailleurs ne l’aimait. Philip et moi, nous sommes restés atterrés le jour où papa nous a appris ce qu’il avait fait ! À son âge ! C’était de la folie !… Mon père, inspecteur, était un personnage étonnant. Son intelligence restait aussi jeune, aussi alerte, que celle d’un homme de quarante ans. Tout ce que j’ai en ce monde, je le lui dois. Il a tout fait pour moi et jamais son aide ne m’a manqué. La mienne, par contre, quand j’y réfléchis…

Il se laissa lourdement tomber dans un fauteuil. Sa femme lui posa la main sur l’épaule.

— Voyons, Roger, calme-toi !

— Je sais, chérie, je sais… Mais comment resterais-je calme quand je songe…

— Il faut pourtant que nous restions calmes, Roger, tous ! L’inspecteur Taverner ne demande qu’à nous aider et…

Brusquement, Roger Leonidès s’était levé.

— Vous savez ce que je voudrais faire ?… Eh bien ! cette femme, j’aimerais l’étrangler de mes mains ! Voler à un malheureux vieillard les dernières années qu’il lui reste à vivre… Si elle était ici, je lui tordrais le cou !

— Roger !

La voix était impérieuse. Il baissa la tête.

— Pardon, chérie !

Se tournant vers nous, il ajouta :

— Je m’excuse, messieurs. Je me laisse emporter… Pardonnez-moi !

Il sortit de nouveau. Clemency Leonidès dit, avec un vague sourire :

— Et c’est un homme qui ne ferait pas de mal à une mouche !

Taverner déclara fort courtoisement qu’il n’en doutait pas, puis entreprit de poser à Mrs Leonidès des questions auxquelles elle répondit avec autant de précision que de brièveté. Le jour de la mort de son père, Roger Leonidès, après avoir passé la matinée à Londres, à Box House, le siège social de l’Associated Catering, était rentré au début de l’après-midi et avait passé quelques instants avec son père, ainsi qu’il avait coutume de faire chaque jour. Pour elle, elle était allée comme d’habitude au Lambert Institute, dans Gower Street. Elle n’était revenue à « Three Gables » qu’un peu avant six heures.

— Avez-vous vu votre beau-père ?

— Non. C’est la veille que je l’ai vu pour la dernière fois. Après le dîner, nous avions pris le café avec lui.

— Vous ne l’avez pas vu le jour de sa mort ?

— Non. Je suis bien allée dans la partie de la maison qu’il habitait, pour y chercher une pipe appartenant à Roger, mais, l’ayant trouvée sur une table du vestibule, où il l’avait oubliée, je n’ai pas eu besoin de déranger mon beau-père. Vers six heures, il lui arrivait souvent de somnoler.

— Quand avez-vous appris qu’il était fort mal ?

— C’est Brenda qui est venue nous prévenir. Il était un peu plus de six heures et demie.

Taverner, dont le regard se détachait rarement de celui de Clemency Leonidès, lui posa ensuite quelques questions sur la nature de son travail au Lambert Institute. Il s’agissait de recherches sur la désintégration atomique.

— En somme, vous vous occupez de la bombe atomique ?

— Pas précisément. Nos expériences intéressent le côté thérapeutique de la désintégration atomique.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer