La maison biscornue d’ Agatha Christie

— Vous ? s’écria-t-elle.

— Eh ! oui, dis-je. Il faut que je vous parle. Est-ce possible ?

Elle hésita une seconde, puis, prenant son parti, me fit signe de la suivre. Nous traversâmes une pelouse et un petit bois de sapins. Elle m’invita à m’asseoir à côté d’elle, sur un banc rustique, assez dépourvu de confort, mais heureusement situé. Le regard s’en allait très loin dans la campagne.

— Alors ? me dit-elle.

Le ton n’avait rien d’encourageant.

Je m’expliquai. Longuement et complètement. Elle m’écouta avec attention. Quand j’eus terminé, elle poussa un long soupir.

— Votre père est un monsieur très fort, dit-elle ensuite sans ironie.

— Il a son idée. Personnellement, elle ne m’emballe pas, mais…

— À mon avis, elle est loin d’être mauvaise et c’est le seul moyen d’arriver à quelque chose. Votre père, Charles, comprend beaucoup mieux que vous mon état d’esprit !

Elle se tordait les mains.

— Il faut absolument que je sache la vérité !

— À cause de nous ? dis-je. Mais, ma chérie, peu importe !

De nouveau, elle m’interrompit :

— Il ne s’agit pas seulement de nous, Charles ! Je ne serai tranquille que quand je saurai ce qui s’est passé, exactement. Je n’ai pas osé vous le dire hier soir, mais, la vérité, c’est que j’ai peur !

— Peur ?

— Oui, peur. Terriblement peur. Pour la police, pour votre père, pour vous, l’assassin, c’est Brenda !

— Les probabilités…

— Je ne prétends pas le contraire. Seulement, quand je dis : « C’est Brenda qui l’a tué ! », je me rends compte que je ne dis pas ce que je pense, mais ce que je souhaite.

— Vous croyez donc…

— Je ne crois rien du tout ! J’ai simplement l’impression que Brenda n’est pas femme à risquer un coup pareil. Elle est bien trop prudente !

— Soit ! Mais ce Laurence Brown avec qui elle est en si bons termes ?

— Laurence ? Il est peureux comme un lièvre ! Le cran lui aurait manqué.

— Sait-on ?

— Évidemment, on ne peut rien affirmer ! On se fait une idée des gens et, par la suite, on découvre qu’ils ne sont pas du tout comme on les imaginait. Mais, malgré ça, je ne crois pas à la culpabilité de Brenda. Elle était née, je ne saurais mieux dire, pour vivre dans un harem. Rester assise toute la journée, manger des bonbons, avoir de beaux vêtements, des bijoux, lire des romans et aller au cinéma, voilà pour elle l’existence idéale ! J’ajoute, si surprenant que cela puisse paraître, étant donné qu’il avait quatre-vingt-cinq ans, qu’elle ressentait, je pense, beaucoup d’affection pour mon grand-père. Ce n’était pas un homme banal, vous savez ! Il devait lui donner l’impression d’être la favorite du sultan, une jeune personne très romantique, qui voulait qu’on s’occupât d’elle. Il avait toujours su manier les femmes et, même avec l’âge, c’est un art qu’on ne perd pas !

Laissant Brenda de côté pour le moment, je revins sur un point qui me tracassait.

— Vous avez dit tout à l’heure que vous aviez peur, Sophia. Pourquoi ?

— Parce que c’est vrai, me répondit-elle, baissant la voix. Ce qu’il faut que vous compreniez bien, c’est que nous formons une famille assez étrange, composée de gens impitoyables, mais qui ne sont pas tous impitoyables de la même façon.

Mon visage exprimant une incompréhension totale, elle poursuivit :

— Je vais essayer de vous expliquer ce que je veux dire. Prenons grand-père, par exemple. Un jour, dans la conversation, il racontait, comme si la chose eût été toute naturelle, que, dans sa jeunesse, à Smyrne, il avait tué deux hommes à coups de poignard. Il croyait se rappeler qu’ils l’avaient insulté, mais il n’en était plus bien sûr. Il disait ça très simplement et je vous certifie que de tels propos sont assez déconcertants quand on vous les tient à Londres.

J’acquiesçai du chef. Elle reprit :

— Ma grand-mère était tout aussi insensible, mais dans un genre différent. Je l’ai à peine connue, mais on m’a beaucoup parlé d’elle. J’ai idée qu’elle n’avait pas de cœur parce qu’elle manquait d’imagination. Elle avait été élevée parmi les chasseurs de renards, de vieux généraux, très chatouilleux sur le point d’honneur et toujours prêts à tirer un coup de fusil, toujours disposés à expédier leur prochain dans l’autre monde.

— Ne noircissez-vous pas un peu le tableau ?

— Je ne crois pas. On peut être très droit et n’avoir de pitié pour personne. Ma mère, elle, c’est autre chose. Elle est adorable, mais terriblement égoïste, sans d’ailleurs s’en douter. Il y a des moments où elle m’effraie. Clemency, la femme de l’oncle Roger, est une scientifique, qui poursuit je ne sais quelles importantes recherches. Son sang-froid a quelque chose d’inhumain. Son mari, c’est le contraire : le meilleur garçon de la terre, un être charmant, avec des colères épouvantables. Dans ces moments-là, il ne sait plus ce qu’il fait. Quant à Papa…

Elle se tut pendant quelques secondes.

— Quant à Papa, il a presque trop d’empire sur lui-même. On ne sait jamais ce qu’il pense, il ne laisse jamais rien deviner de ses sentiments. C’est peut-être parce que Maman laisse trop déborder les siens. De toute façon, quelquefois, il m’inquiète :

— J’ai l’impression, jeune personne, que vous vous faites bien du mauvais sang, et cela sans raison. Si j’ai bien compris, d’après vous, tous ces gens-là seraient capables d’un crime ?

— Oui. Et moi aussi !

— Vous ? allons donc !

— Et pourquoi ferais-je exception, Charles ? Il me semble que je pourrais parfaitement assassiner quelqu’un.

Après un silence, elle ajouta :

— Seulement, il faudrait que cela en valût vraiment la peine.

J’éclatai de rire malgré moi. Sophia sourit.

— Je suis peut-être une sotte, reprit-elle. L’essentiel est que nous trouvions la vérité, que nous sachions qui a tué mon grand-père. Si seulement ce pouvait être Brenda !

Brusquement, je me mis à penser avec une sympathie apitoyée à Brenda Leonidès.

5

Suivant le sentier d’un pas rapide, une haute silhouette venait vers nous.

— La tante Edith, me souffla Sophia.

La tante approchait. Elle portait un chapeau de feutre informe, une vieille jupe et un chandail qui n’était plus neuf. Je me levai. Sophia fit les présentations.

— Charles Hayward, ma tante… Ma tante, miss de Haviland.

Edith de Haviland devait avoir autour de soixante-dix ans. Ses cheveux gris étaient mal peignés et elle avait le teint hâlé des personnes qui aiment le grand air.

— Comment allez-vous ? me demanda-t-elle, tout en me dévisageant avec curiosité. J’ai entendu parler de vous. Il paraît que vous arrivez d’Orient. Votre père va bien ?

— Très bien, je vous remercie.

— Je l’ai connu quand il n’était encore qu’un enfant, reprit miss de Haviland. Je connaissais très bien sa mère, à qui vous ressemblez d’ailleurs. Êtes-vous venu pour nous aider… ou est-ce le contraire ?

Je me sentais mal à l’aise.

— J’espère, dis-je, que je vous serai de quelque utilité.

Elle approuva d’un mouvement de tête.

— Ça ne serait pas une mauvaise chose ! La maison grouille de policemen. Ils fouinent partout et il y en a, dans le nombre, qui ont de bien vilaines figures. Je ne comprends pas qu’un garçon qui a reçu une éducation avouable entre dans la police. L’autre jour, j’ai aperçu le petit Moyra Kinoul qui réglait la circulation, à deux pas de Marble Arch[2]. Quand on voit ça, on se demande si le monde tourne toujours rond !

S’adressant à Sophia, elle ajouta :

— Nannie voudrait te voir. Pour le poisson…

— Zut ! s’écria Sophia. J’y vais.

Elle partit en direction de la maison. La vieille demoiselle et moi, nous nous mîmes en route derrière elle.

— Sans cette brave Nannie, dit-elle, nous serions perdus. C’est la fidélité même… et elle fait tout : elle lave, elle repasse, elle cuisine, elle fait le ménage… Une servante comme on n’en voit plus ! C’est moi-même qui l’ai choisie, il y a bien des années.

Elle se baissa pour arracher d’un geste énergique un liseron qui s’était accroché au bas de sa jupe. Se redressant, elle poursuivit :

— J’aime autant vous dire, Charles Hayward, que cette histoire me déplaît souverainement. Je ne vous demande pas ce qu’en pense la police, car vous n’avez sans doute pas le droit de me le dire, mais, pour ma part, j’ai peine à croire qu’Aristide a été empoisonné. J’ai même du mal à penser qu’il est mort. Je ne l’ai jamais aimé, jamais, mais je ne peux pas me faire à l’idée qu’il n’est plus. Lui parti, la maison est si… si vide !

Je me gardai d’ouvrir la bouche. Edith de Haviland semblait disposée à rappeler ses souvenirs.

— J’y songeais ce matin… Il y a des années que je vis ici. Quarante et plus… J’y suis venue à la mort de ma sœur, à la demande même d’Aristide. Elle lui laissait sept enfants, dont le plus jeune n’avait pas un an… Je n’allais pas abandonner l’éducation de ces petits à cet étranger, n’est-ce pas ? Je vous accorde que Marcia avait fait un mariage impossible. J’ai toujours eu le sentiment qu’elle avait été ensorcelée par ce nabot, aussi laid que vulgaire. Mais je dois reconnaître qu’il m’a laissé les mains libres. Les enfants ont eu des nurses, des gouvernantes, tout le nécessaire… et ils ont été nourris comme il convenait. On ne leur a pas donné de ces plats de riz, odieusement pimentés, dont il se régalait !

— Et vous êtes restée, même lorsqu’ils eurent grandi ?

— Oui. C’est curieux, mais c’est comme ça. J’imagine que c’est sans doute parce que le jardin m’intéressait… Et puis, il y avait Philip. Quand un homme épouse une actrice, il ne peut guère compter qu’il aura un foyer. Pourquoi les comédiennes ont-elles des enfants ? Elles les mettent au monde et elles s’en vont jouer leur répertoire à Edimbourg ou à l’autre bout du monde. Philip a pris une décision sensée : il s’est installé ici, avec ses livres.

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