La maison biscornue d’ Agatha Christie

Après un silence, Taverner ajouta :

— Mrs Leonidès était beaucoup plus jeune que son mari, n’est-ce pas ?

— Je le crois… C’est-à-dire que… oui !

— Il devait y avoir des moments où elle se sentait bien seule ?

Laurence passa sa langue sur ses lèvres sèches et ne répondit pas. Taverner poursuivit :

— Il devait lui être assez agréable d’avoir ici un compagnon ayant à peu près le même âge qu’elle ?

— Je… Non, pas du tout… Je veux dire… Je n’en sais rien.

— Moi, il me semble tout naturel que des liens d’amitié se soient développés entre vous !

Brown protesta avec véhémence.

— Mais il n’en est rien ! Je vois très bien ce que vous pensez, mais vous vous trompez ! Mrs Leonidès a toujours été très bonne pour moi et j’ai toujours eu pour elle le plus grand… le plus grand respect. Seulement, je n’ai jamais éprouvé pour elle un autre sentiment et ce que vous insinuez est tout simplement monstrueux ! Je ne me vois pas tuant quelqu’un, ni par le poison ni autrement ! Je suis extrêmement nerveux et la seule idée de tuer est pour moi un cauchemar ! Mes convictions religieuses s’opposent à ce que je tue. C’est pourquoi je n’ai pas été soldat. Au lieu de porter l’uniforme, j’ai travaillé dans un hôpital. Je m’occupais des chaudières. Un travail pénible, si terrible que j’ai dû abandonner au bout d’un certain temps. On m’a permis de me consacrer à l’enseignement. Ici, je fais de mon mieux, avec mes deux élèves, Eustace et Joséphine, une enfant très intelligente, mais difficile. Tout le monde a été très gentil avec moi : Mr Leonidès, Mrs Leonidès, miss de Haviland… Et voici maintenant que vous me suspectez d’un meurtre, moi !

Taverner avait perdu un peu de la raideur qu’il avait en entrant dans la pièce.

— Je n’ai pas dit ça, fit-il observer.

— Non, mais vous le pensez ! Je le sais bien. C’est ce que tout le monde pense ici ! Je le vois bien à la façon dont on me regarde !… Je ne suis pas en état de parler. Je ne me sens pas bien…

Courant presque, il sortit. Lentement, Taverner tourna la tête vers moi.

— Votre impression ?

— Il a terriblement peur !

— Je sais. Mais est-il un assassin ?

— Si vous voulez mon avis, dit le sergent Lamb, il n’a pas tué : il n’aurait jamais eu assez de cran.

— Je vous accorde, déclara Taverner, qu’il serait incapable d’assommer quelqu’un ou de braquer sur lui un revolver. Seulement, dans le cas qui nous occupe, on n’en demandait pas tant au meurtrier : il lui suffisait de manipuler une paire de fioles pharmaceutiques… Il ne s’agissait, en somme, que d’aider un vieillard à sortir de ce monde, à peu près sans douleur…

— Une sorte d’euthanasie, dit le sergent.

— Ensuite, après un intervalle décent, on épousait une jeune veuve, héritière de cent mille livres et possédant, d’autre part, une fortune équivalente, plus des perles, des rubis et des émeraudes, gros comme des œufs ou des bouchons de carafe !

Taverner soupira et reprit :

— Évidemment, tout ça, c’est de l’hypothèse ! Je me suis arrangé pour lui flanquer la frousse, j’y ai réussi, mais ça ne prouve rien ! Il peut très bien avoir peur et être innocent. À vrai dire, je n’ai pas tellement dans l’idée que c’est lui qui a fait le coup. Je pencherais plutôt pour la femme… Seulement, alors, pourquoi diable n’a-t-elle pas jeté la fiole ou ne l’a-t-elle pas rincée ?

Il se tourna vers Lamb.

— Au fait, sergent, les domestiques n’ont rien remarqué au sujet des relations de Brown avec sa patronne ?

— La femme de chambre dit qu’elle est sûre qu’ils ont « un sentiment » l’un pour l’autre.

— Qu’est-ce qui lui fait dire ça ?

— La façon dont il la regarde quand elle lui verse du café.

— Un fameux argument à produire dans une enceinte de justice ! Bref, il n’y a rien ?

— Rien qu’on ait vu, en tout cas.

— Je suis bien tranquille qu’on aurait vu s’il y avait eu quelque chose à voir ! Plus ça va et plus je commence à croire qu’il n’y a rien entre eux.

Se tournant vers moi, il ajouta :

— Allez donc la revoir et bavarder un peu avec elle. J’aimerais avoir votre impression…

Je sortis sans enthousiasme, mais pourtant intéressé.

9

Je trouvai Brenda Leonidès assise à l’endroit même où je l’avais laissée. Elle m’interrogea dès mon entrée.

— Où est l’inspecteur Taverner ? Il ne revient pas ?

— Pas maintenant.

— Qui êtes-vous ?

On m’avait enfin posé la question que j’avais attendue toute la matinée. Ma réponse resta assez près de la vérité.

— Je suis avec la police, mais je suis aussi un ami de la famille.

— La famille ! De sales bêtes ! Je les déteste tous !

Elle me regardait. Sa bouche tremblait. Elle poursuivit :

— Avec moi, ils ont toujours été méchants, toujours ! Dès le début. Et pourquoi donc n’aurais-je pas épousé leur père ? En quoi cela les dérangeait-il ? Ils étaient tous immensément riches déjà, de l’argent qu’il leur avait donné et qu’ils auraient été bien incapables de gagner eux-mêmes ! Pourquoi n’aurait-il pas eu le droit de se remarier ? Même s’il était un peu vieux ? D’ailleurs, il n’était pas vieux du tout ! Il y a vieux et vieux. Je l’aimais bien.

Comme me défiant des yeux, elle répéta :

— Oui, je l’aimais bien. Je suppose que vous ne le croyez pas, et pourtant, c’est vrai ! J’en avais assez des hommes. Je voulais un intérieur, je voulais quelqu’un qui me gâte et me dise des choses gentilles. Ces choses-là, Aristide me les disait… et il savait me faire rire. Et puis il était très fort ! Il imaginait toute sorte de moyens de tourner tous les stupides règlements d’aujourd’hui… Il était très, très fort ! Ah ! non, je ne me réjouis pas de sa mort ! Au contraire, j’ai bien du chagrin.

Elle se laissa aller sur le dos du canapé. Les coins de sa bouche, plutôt grande, se relevèrent en un étrange sourire.

— J’ai été heureuse ici. Je me sentais en sécurité. J’allais chez les grands couturiers… et je n’y étais pas plus déplacée qu’une autre ! Aristide me donnait de jolies choses…

Ses yeux se portèrent sur son rubis. Elle sourit.

— Où est le mal ? J’étais gentille avec lui, je le rendais heureux…

Penchée vers moi, elle ajouta :

— Savez-vous comment j’avais fait sa connaissance ?

Elle n’attendit pas ma réponse pour continuer.

— J’étais au « Gay Shamrock ». Il avait commandé des œufs brouillés. Quand je les lui apportai, je pleurais. Il me dit : « Asseyez-vous et dites-moi ce qui ne va pas ! » Je lui réponds : « Impossible ! Si je faisais ça, on me mettrait à la porte ! » Alors, il me dit : « Ça m’étonnerait ! L’établissement est à moi. » Je l’ai regardé. Au premier abord, c’était un petit vieux qui n’avait l’air de rien. Seulement, après, on découvrait qu’il avait comme un pouvoir qui n’était qu’à lui… Bref, je lui racontai mon histoire. Il est probable que vous la connaissez déjà… Ils ont dû vous parler de moi et vous expliquer que je ne valais pas grand-chose… Ils vous ont menti. J’ai reçu une très bonne éducation. Mes parents avaient un magasin, un très beau magasin… Des travaux d’aiguille. Je n’ai jamais été une fille qui courait avec les garçons… Seulement, Terry n’était pas comme les autres : il était irlandais et allait partir pour l’autre bout du monde… Il ne m’a jamais écrit et je n’ai jamais eu de ses nouvelles. Bien sûr, j’ai été sotte… Mais c’était fait… et mes ennuis étaient exactement ceux de la petite bonne qui a été plaquée par son amant… Aristide a été admirable. Il me dit que tout s’arrangerait, qu’il était très seul et que nous allions nous marier sans plus attendre. Je me demandais si je rêvais. J’ai appris ensuite qu’il s’agissait du fameux Mr Leonidès, qui possédait des restaurants, des salons de thé et des boîtes de nuit. C’était comme un conte de fée ! Vous n’êtes pas de cet avis ?

— Peut-être.

— Peu après, nous nous sommes mariés dans une petite église de la Cité. Puis nous sommes partis en voyage de noces sur le continent…

— Et l’enfant ?

— Il n’y en a pas eu. Je m’étais trompée.

Souriante, elle poursuivit :

— Je me jurai d’être pour lui une bonne épouse et j’ai tenu parole. Je lui faisais servir la cuisine qu’il aimait, je m’habillais comme il le désirait, je faisais tout pour le rendre heureux et il était heureux. Mais nous n’avons jamais pu nous débarrasser de sa famille, tous ces parasites qui ne vivaient qu’à ses crochets. La vieille miss de Haviland, par exemple. Est-ce qu’elle n’aurait pas dû s’en aller, quand il s’est remarié ? Je l’ai dit à Aristide. Il m’a répondu : « Elle est ici depuis si longtemps ! Ici, maintenant, elle est chez elle ! » La vérité, c’est qu’il aimait les avoir tous autour de lui et à sa merci. Ils étaient méchants avec moi, mais il faisait semblant de ne pas s’en apercevoir. Roger me hait. L’avez-vous vu, Roger ? Il me hait par envie. Philip, lui, a une si haute opinion de lui-même qu’il ne m’adresse jamais la parole. Et aujourd’hui ces gens-là voudraient faire croire que j’ai assassiné mon mari ! Mais ce n’est pas vrai ! Ce n’est pas vrai ! Dites-moi que vous me croyez ! Je vous en supplie !

Il y avait dans sa voix et son attitude quelque chose de pathétique. Je me sentais ému. Prêt à proclamer inhumaine la conduite de cette famille si acharnée à croire que cette femme était une criminelle, alors qu’elle m’apparaissait comme un être traqué et sans défense.

— Et ils pensent que, si ce n’est pas moi qui l’ai tué, c’est Laurence !

— Parlez-moi un peu de lui !

— Je l’ai toujours un peu plaint. Il est de santé délicate et n’a pas fait la guerre. Non pas par lâcheté, mais parce qu’il est d’une sensibilité trop vive. J’ai fait de mon mieux pour qu’il se sente heureux ici. Il a deux élèves impossibles : Eustace, qui ne perd pas une occasion de l’humilier, et Joséphine… Celle-là, vous l’avez vue, vous savez à quoi elle ressemble…

Je dis que je n’avais pas encore rencontré Joséphine.

— C’est une enfant dont je me demande parfois si elle a bien toute sa tête. Elle me fait songer à un serpenteau et elle est bizarre… Il y a des moments où elle me fait peur…

Joséphine ne m’intéressait pas. Je ramenai la conversation sur Laurence Brown.

— Qui est-il ? demandai-je. D’où vient-il ?

J’avais posé ma double question assez gauchement. Brenda rougit.

— Il n’est personne, le pauvre ! Il est comme moi… Que pouvons-nous contre eux tous ?

— Est-ce que vous n’êtes pas en train de vous faire des idées ?

— Mais non ! Ils veulent établir que le coupable, c’est Laurence… ou bien moi. L’inspecteur est avec eux. Quelle chance nous reste-t-il ?

— Il ne faut pas voir les choses comme ça !

— Pourquoi ne serait-ce pas l’un d’eux, l’assassin ? Ou quelqu’un de l’extérieur ? Ou un domestique ?

— Il faut songer au mobile…

— Le mobile !… Quel mobile aurais-je eu, moi ?… Ou Laurence ?

Un peu gêné, je répondis :

— On pourrait, je crois, supposer qu’il existait entre vous et… Laurence des liens affectueux et que vous souhaitiez vous marier un jour.

Elle eut un sursaut.

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