La maison biscornue d’ Agatha Christie

— Que fait-il, dans la vie ?

— Il écrit. Pourquoi ? Je me le demande ! Personne n’a envie de lire ses livres, qui mettent au point des détails historiques dont personne ne se soucie. Vous les avez lus ?

Je confessai que non.

— Le fâcheux, pour lui, reprit-elle, c’est qu’il a trop d’argent. Les gens prennent du sérieux quand il faut qu’ils gagnent leur vie.

— Ses livres lui rapportent gros ?

— Pensez-vous ! Il passe pour faire autorité pour je ne sais plus quel siècle, mais il n’a pas besoin de faire de l’argent avec ses bouquins. Aristide, pour éviter de payer des droits de succession, lui a fait une donation de quelque cent mille livres sterling. Une somme fantastique ! Il tenait à ce que ses enfants fussent financièrement indépendants. Roger dirige l’Associated Catering, une affaire d’alimentation. Sophia a des revenus très coquets et l’avenir des petits est assuré.

— De sorte que la mort du grand-père ne profite à personne en particulier ?

La vieille demoiselle s’arrêta et me considéra d’un regard surpris.

— Vous plaisantez ! Elle profite à tout le monde. Ils auront, tous, plus d’argent encore ! Il leur aurait, d’ailleurs, probablement suffi de demander pour obtenir tout ce qu’ils auraient voulu.

— À votre avis, miss de Haviland, qui l’a empoisonné ? Vous avez une idée ?

Elle répondit sans hésiter :

— Pas la moindre ! Ça m’ennuie, parce qu’il me déplaît de penser qu’il y a une espèce de Borgia dans la maison, mais j’imagine que la police mettra ça sur le dos de la pauvre Brenda.

— Vous dites ça comme si vous étiez sûre que, ce faisant, elle commettra une erreur !

— À franchement parler, je n’en sais rien. Je l’ai toujours tenue pour une femme passablement stupide, commune et très ordinaire. Ce n’est pas ainsi que je vois une empoisonneuse. Malgré ça, quand une personne de vingt-quatre ans épouse un monsieur qui en a près de quatre-vingts, on est en droit de penser qu’elle fait un mariage d’argent. Normalement, Brenda pouvait se dire, quand elle est devenue Mrs Leonidès, qu’elle ne tarderait pas à devenir une veuve bien rentée. Mais Aristide avait la vie dure, son diabète n’empirait pas et il semblait parti pour vivre cent ans. Elle s’est peut-être lassée d’attendre…

— Auquel cas…

Miss de Haviland ne me permit pas d’achever.

— Auquel cas, tout serait on ne peut mieux. On parlerait, bien sûr. Mais, après tout, elle ne fait pas partie de la famille !

— Vous ne voyez pas d’autres hypothèses ?

— Ma foi non !

Était-ce bien certain ? J’en doutais. Miss de Haviland en savait peut-être beaucoup plus long qu’elle ne l’admettait et je me demandais même s’il n’était pas possible qu’elle eût elle-même empoisonné Aristide Leonidès ?

Pourquoi non ? Ce liseron, tout à l’heure, elle l’avait arraché d’un geste net et décidé. Je pensais à ce que m’avait dit Sophia. Tous les hôtes de « Three Gables » étaient capables de tuer.

À condition d’avoir pour cela de bonnes et suffisantes raisons.

Quelles auraient pu être celles d’Edith de Haviland ?

Je me posais la question, mais, pour y répondre, il m’eût fallu mieux connaître la vieille demoiselle.

6

La porte d’entrée était ouverte. Nous traversâmes un hall étonnamment vaste, meublé avec sobriété : chêne sombre et cuivres étincelants. Au fond, à l’endroit où normalement eût dû se trouver l’escalier, il y avait un mur, avec une porte au milieu.

— Par-là, me dit miss de Haviland, on va chez mon beau-frère. Le rez-de-chaussée est à Philip et à Magda.

Par un couloir ouvrant sur la gauche, nous gagnâmes un salon élégant et de belles dimensions : cloisons tapissées de bleu pâle, meubles cossus, et partout, des photographies d’acteurs. Il y avait des danseuses de Degas au-dessus de la cheminée et, dans tous les coins, des vases d’où jaillissaient des fleurs, d’énormes chrysanthèmes et des roses.

— J’imagine que vous désirez rencontrer Philip ?

La question de la vieille demoiselle m’amena à me le demander. Tenais-je à le voir ? Je n’en avais pas la moindre idée. J’étais venu pour voir Sophia. C’était fait. Elle avait hautement approuvé le plan du « pater », mais depuis elle avait disparu de la scène, pour se rendre à la cuisine où elle s’occupait du poisson ! J’aurais voulu recevoir d’elle une indication quant à la façon d’aborder le problème. Devais-je me présenter à Philip Leonidès comme un jeune homme amoureux de sa fille, comme un monsieur désireux de faire sa connaissance (pour quelque raison à inventer), ou, simplement, comme un collaborateur de la police ?

Miss de Haviland ne me laissa pas le temps de réfléchir. Elle avait fait mine de m’interroger par politesse, mais ma réponse lui était inutile.

— Allons à la bibliothèque ! dit-elle.

Un nouveau couloir, une porte encore et nous nous trouvâmes dans une pièce immense, où les livres montaient jusqu’au plafond. Il y en avait partout, sur les tables, sur les fauteuils, et même par terre, mais ils ne donnaient point une impression de désordre. L’endroit me parut froid : il y manquait une odeur que je m’attendais à y respirer. Celle du tabac. Très certainement, Philip Leonidès ne fumait pas.

Il était assis à son bureau. Il se leva à notre entrée. C’était un homme d’une cinquantaine d’années, grand et fort beau. On m’avait tellement répété qu’Aristide Leonidès était laid que je ne m’étais nullement préparé à trouver chez son fils des traits d’une telle perfection : un nez droit, un visage d’un ovale régulier, encadré de cheveux légèrement touchés de gris, coiffés en arrière, au-dessus d’un front intelligent.

Edith de Haviland nous ayant présentés l’un à l’autre, il me serra la main et me demanda, le plus banalement du monde, comment je me portais. Avait-il jamais entendu parler de moi ? J’aurais été incapable de le dire. Il était clair que je ne l’intéressais pas. Ce qui m’agaçait un peu.

— Où sont donc les policiers ? demanda miss de Haviland. Ils sont venus vous voir ?

Jetant un coup d’œil sur une carte de visite posée sur son bureau, il répondit :

— J’attends l’inspecteur principal… Taverner, d’un moment à l’autre.

— Où est-il pour l’instant ?

— Je l’ignore, ma tante. Probablement en haut.

— Avec Brenda ?

— J’avoue que je n’en sais rien.

Philip Leonidès ne donnait vraiment pas l’impression d’un monsieur qui pouvait avoir trempé dans un crime.

— Magda est debout ?

— Je l’ignore. Il est rare qu’elle se lève avant onze heures.

— Il me semble que je l’entends.

Miss de Haviland avait perçu le son d’une voix haut perchée, qui se rapprochait rapidement. Bientôt, une femme entrait dans la pièce. Je devrais dire plutôt qu’elle « fit son entrée ».

Elle fumait, un long fume-cigarette entre les dents, et retenait de la main un négligé de satin couleur de pêche. Une cascade de cheveux d’un blond vénitien tombait sur ses épaules et son visage n’était pas encore maquillé. Elle avait des yeux très grands et très bleus. Elle parlait très vite, d’une voix un peu rauque, mais non dépourvue de charme. Son articulation était parfaite.

— Je n’en puis plus, mon cher, je n’en puis plus ! Quand je pense à tout ce que la presse va raconter… Bien sûr, il n’y a encore rien dans les journaux, mais cela ne tardera plus maintenant… et je ne sais pas comment je devrai m’habiller pour l’enquête ! Il faut quelque chose de discret, mais pas du noir… Une robe d’un pourpre un peu sombre, peut-être ? Seulement, je n’ai plus un ticket de textiles et j’ai égaré l’adresse de cet odieux bonhomme qui m’en vend… Tu sais, ce garagiste de Shaftesbury Avenue ? Je pourrais aller le voir, mais, si je vais là-bas, la police me suivra et Dieu sait ce qu’elle imaginera !… J’admire ton calme, Philip. Mais comment peux-tu prendre les choses avec tant de flegme ? Tu ne te rends donc pas compte que nous ne pouvons même plus sortir de la maison ? N’est-ce pas une honte ? Quand on songe à ce que le pauvre cher homme était pour nous et à l’affection qu’il nous portait, en dépit de tout ce que cette vilaine femme faisait pour nous brouiller ! Car, si nous étions partis, elle serait parvenue à ses fins, l’horrible créature ! Le pauvre cher homme allait sur ses quatre-vingt-dix ans et, à cet âge-là, quand une intrigante est sur place, la famille, si elle est loin, est en droit de tout redouter. À part ça, je crois que ce serait le moment de monter la pièce sur Edith Thompson. Ce meurtre va nous valoir une publicité formidable. Bildenstein m’a dit qu’il pourrait obtenir le Thespian Theatre, où cette tragédie en vers sur les mineurs ne saurait se maintenir à l’affiche longtemps encore. Le rôle est magnifique. Je sais bien qu’il y a des gens qui prétendent que je dois me cantonner dans la comédie, à cause de mon nez, mais je vois très bien les effets que je tirerais du texte… Des effets auxquels l’auteur n’a sans doute pas pensé. Je jouerai le personnage en le poussant vers le banal, vers le simple, jusqu’au moment où…

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