La maison biscornue d’ Agatha Christie

— Tout cela est parfaitement exact, déclara Roger. Effectivement, l’an dernier, vers la fin de novembre, mon père nous réunit tous, un soir, pour nous donner lecture de son testament.

Taverner se tourna vers Philip Leonidès.

— Est-ce que cela concorde avec vos souvenirs, monsieur Leonidès ?

— Oui.

Magda poussa un soupir.

— Je me rappelle fort bien cette soirée. On aurait cru que nous jouions une scène de La Succession de Voysey.

Taverner revint à Gaitskill.

— Et quelles étaient les dispositions du testament ?

Roger ne laissa pas à l’avoué le temps de répondre.

— Elles étaient extrêmement simples. Electra et Joyce étant mortes, les donations que notre père leur avait faites lui étaient revenues. Le fils de Joyce, William, avait été tué à Burma et l’argent qu’il avait était allé à son père. Nous étions, Philip, les enfants et moi, les seuls héritiers en ligne directe. Notre père laissait, libres de tous droits et charges, cinquante mille livres sterling à la tante Edith et cent mille à Brenda, celle-ci héritant en outre la maison, qu’elle conserverait, à moins qu’elle ne préférât en acheter une à Londres. Le reste devait être partagé en trois parts égales, une pour Philip, une pour moi, la troisième devant être divisée également entre Sophia, Eustace et Joséphine, les parts de ces deux derniers ne devant, bien entendu, leur être remises qu’à leur majorité. Il me semble, monsieur Gaitskill, que je ne me suis pas trompé ?

— Effectivement, reconnut l’avoué, un peu vexé que Roger eût pris la parole à sa place, ce sont bien là, en gros, les dispositions du document que j’ai établi.

— Notre père nous l’a lu, reprit Roger. Puis il nous a demandé si nous avions des observations à faire. Naturellement, il n’y en eut pas.

Miss de Haviland rectifia :

— Il y eut les commentaires de Brenda !

— C’est exact ! dit Magda avec un plaisir évident. Elle déclara qu’il lui était insupportable d’entendre son cher Aristide parler de sa mort, que ça la rendait malade et que, s’il venait à disparaître, elle ne voulait pas de son argent !

— Une protestation de pure forme, qui montre bien dans quel milieu la dame a été élevée !

Edith de Haviland avait prononcé ces mots d’un ton acide et méprisant. Elle haïssait Brenda, on n’en pouvait douter.

— La lecture terminée, que s’est-il passé ? demanda Taverner.

— Mon père a signé le testament, dit Roger.

— Quand et comment ?

Roger jeta vers sa femme un regard de détresse. Clemency parla aussitôt, à la satisfaction de tous, me sembla-t-il.

— Vous voulez savoir quel a été exactement le… cérémonial de la signature ?

— S’il vous plaît, madame.

— Mon beau-père a posé le testament sur son bureau et prié l’un de nous – Roger, si je me souviens bien – d’appeler son domestique. Johnson, répondant au coup de sonnette, est entré dans la pièce. Mon beau-père lui a demandé d’aller chercher Janet Woolmer, la femme de chambre. Elle est venue, il a signé devant eux, et les a invités à apposer leur signature sur le document, en dessous de la sienne.

— Procédure rigoureusement légale, fit observer Gaitskill.

— Ensuite ? demanda Taverner.

— Il les a remerciés et ils se sont retirés. Mon beau-père a mis son testament sous enveloppe, en disant qu’il le ferait parvenir le lendemain à Mr Gaitskill.

Taverner promena son regard sur l’assistance.

— C’est bien ainsi que les choses se sont passées ? Vous êtes tous d’accord ?

Des murmures d’acquiescement lui répondirent.

— Vous m’avez dit, reprit-il, que le testament était posé sur le bureau. Étiez-vous loin de ce bureau ?

— Pas trop. Disons trois ou quatre mètres.

— Quand Mr Leonidès a donné lecture de son testament, il était assis à son bureau ?

— Oui.

— Sa lecture terminée, s’est-il levé et éloigné de son bureau, avant de signer ?

— Non.

— En signant, les domestiques ont-ils pu lire le document ?

— Non, mon beau-père avait placé sur le texte une feuille de papier blanc.

— Avec raison, dit Philip. Le contenu de son testament ne les regardait pas.

— Je vois, grommela Taverner. Ou, plutôt, je ne vois pas…

Brusquement, il tira de la poche intérieure de son veston une grande enveloppe oblongue qu’il tendit à l’avoué.

— Jetez un coup d’œil là-dessus et dites-moi ce que c’est !

Mr Gaitskill ouvrit l’enveloppe, déplia le document qu’elle contenait et, stupéfait, se tourna vers l’inspecteur.

— Je ne comprends pas. Puis-je vous demander où vous avez trouvé ça ?

— Dans le coffre de Mr Leonidès, parmi d’autres papiers.

— Et qu’est-ce que c’est ?

Mr Gaitskill répondit à la question de Roger.

— C’est là, Roger, le testament que j’ai envoyé à votre père pour qu’il le signe. Mais, et c’est ce que je ne m’explique pas, après ce que vous nous avez dit, il n’est pas signé !

— Alors, c’est qu’il s’agit d’un brouillon !

— Nullement, répliqua l’avoué. Le brouillon, le projet original, M. Leonidès me l’avait retourné et je m’en suis servi pour établir le document même que j’ai entre les mains, lequel devait porter trois signatures. Je n’en vois aucune !

— Mais c’est impossible ! s’exclama Roger, sur un ton véhément que je ne lui connaissais pas encore.

Taverner se tourna vers lui.

— Votre père avait une bonne vue ?

— Il souffrait d’un glaucome. Pour lire, il mettait des verres très forts.

— Il les portait ce soir-là ?

— Oui. Il n’a tiré ses lunettes qu’après avoir signé. Je ne crois pas me tromper.

— C’est parfaitement exact, affirma Clemency.

— Et vous en êtes tous bien sûrs, personne ne s’est approché du bureau avant la signature ?

— Maintenant, je me le demande ! dit Magda, clignant des yeux. Il faudrait pouvoir revoir la scène.

Sophia intervint, catégorique.

— Personne n’est allé près du bureau et grand-père ne s’en est pas éloigné une seconde.

— Le bureau était où il se trouve actuellement ? Il n’était pas près d’une porte, près d’une fenêtre, ou d’une tenture quelconque ?

— Non. Il n’était où vous l’avez vu.

— J’essaie, reprit Taverner, de me représenter comment la substitution, qui n’est pas douteuse, a pu être opérée. M. Leonidès, j’en suis convaincu, était persuadé qu’il signait le document dont il venait de vous donner lecture.

— N’est-il pas possible qu’on ait fait disparaître les signatures ? demanda Roger.

— Non, monsieur Leonidès. La chose aurait laissé des traces. Ce qui se peut, par contre, c’est que ce document ne soit pas celui que Mr Gaitskill avait envoyé à M. Leonidès et qui fut signé en votre présence.

— Du tout ! s’écria l’avoué. Je puis jurer que c’est bien là le document original. Il y a une paille dans le papier, dans le coin gauche, en haut… On dirait un avion. Je l’avais remarquée à l’époque.

— Mais enfin, lança Roger, nous étions tous là ! Je me refuse à croire que tout cela soit possible !

Miss de Haviland toussota.

— Inutile de dire que les choses sont impossibles quand on constate ce qu’elles sont ! Ce que j’aimerais savoir, c’est ce qu’est maintenant notre position.

Gaitskill retrouva immédiatement toute sa prudence de juriste.

— La situation, déclara-t-il, demande un examen attentif. Le présent document, c’est incontestable, révoque tous les testaments que M. Leonidès aurait pu faire antérieurement. Des témoins nombreux ont vu mon client apposer sa signature sur ce qu’il croyait, en toute bonne foi, être le document même que voici. Sa volonté est certaine, mais nous nous trouvons en présence d’un problème juridique extrêmement délicat.

Taverner consulta sa montre.

— J’ai bien peur, dit-il, d’être en train de vous empêcher de vous mettre à table !

— Puis-je vous retenir à déjeuner, inspecteur ? demanda Philip.

— Je vous remercie, monsieur Leonidès, mais j’ai rendez-vous à Swinly Dean avec le Dr Gray.

Philip se tourna vers l’avoué.

— Vous restez avec nous, Gaitskill ?

— Volontiers, Philip.

Tout le monde se leva. Je me glissai discrètement près de Sophia, à qui, dans un souffle, je demandai si je devais m’en aller. Elle me répondit qu’elle croyait que cela valait mieux. Je quittai la pièce, me hâtant pour rejoindre Taverner, déjà sorti. Dans le couloir, je rencontrai Joséphine.

— Les policiers sont des idiots ! me dit-elle.

Sophia parut, venant du salon.

— Où étais-tu, Joséphine ?

— Avec Nannie, à la cuisine.

— Je croirais plutôt que tu écoutais à la porte.

Joséphine fit une grimace à sa sœur et battit en retraite. Sophia hocha la tête et dit :

— L’éducation de cette enfant pose des problèmes bien difficiles.

11

J’entrai dans le bureau de mon père, au Yard, comme Taverner achevait un récit qui devait avoir été passablement désabusé.

— Et voilà où nous en sommes ! disait-il. Je sais à peu près ce qu’ils ont dans le ventre et qu’est-ce que ça me donne ? Rien du tout ! Mobiles ? Néant. Aucun d’eux n’est fauché et tout ce que nous avons contre la femme et son amoureux, c’est qu’il la contemple avec des yeux langoureux quand elle lui verse son café !

— Allons, allons, Taverner ! dis-je. Si vous voulez, moi je peux vous donner mieux que ça !

— Vraiment ? Et qu’est-ce que vous avez donc ?

Je m’assis, j’allumai une cigarette, puis je vidai mon sac.

— Roger Leonidès et sa femme devaient filer à l’étranger mardi prochain. Roger et son père ont eu une explication orageuse le jour même de la mort du vieux. L’ancêtre avait découvert quelque chose qui ne tournait pas rond et Roger se reconnaissait coupable.

Les joues de Taverner s’étaient empourprées.

— D’où diable tenez-vous tout ça ? Si vous avez interrogé les domestiques…

— Je ne leur ai rien demandé. Je dois mes renseignements à un détective privé.

— Qu’est-ce que vous me chantez là ?

— Et j’ajoute que, comme dans les meilleurs romans du genre, ce détective privé laisse loin derrière lui les limiers officiels. Je crois, d’ailleurs, qu’il en sait plus encore qu’il ne m’en a confié.

Taverner ouvrit la bouche pour parler et la referma sans avoir rien dit. Il avait tant de questions à poser qu’il ne savait par laquelle commencer.

— Alors, dit-il enfin, Roger serait un pas grand-chose ?

Je le mis au courant. Sans joie. Roger m’était sympathique et il me répugnait un peu de lancer sur lui les policiers. Évidemment, Joséphine pouvait m’avoir menti, mais j’en doutais fort. Si elle avait dit vrai, la situation prenait un aspect tout nouveau. Si Roger avait détourné les fonds de l’Associated Catering et si son père avait découvert la chose, on pouvait trouver au crime une explication, Roger supprimant le vieux et quittant l’Angleterre avant que la vérité ne fût connue.

— Avant tout, dit mon père, il faut savoir comment vont les affaires de l’Associated Catering. Si c’est un krach, il sera de taille !

— Si la société est en difficulté, déclara Taverner, le problème est résolu. Le vieux Leonidès fait comparaître Roger. L’autre s’effondre et avoue. Brenda est au cinéma. Roger sort de la chambre de son père, va à la salle de bains, vide une fiole d’insuline et la remplit avec une solution d’ésérine, et le tour est joué ! À moins que sa femme ne se soit chargée de l’opération. Elle nous a raconté que, ce jour-là, en rentrant, elle est allée dans l’autre aile de la maison, soi-disant pour y chercher une pipe oubliée par son mari. Il se peut très bien qu’elle n’ait été là-bas que pour trafiquer les fioles dans la salle de bains, avant le retour de Brenda. C’est une femme qui a du sang-froid et je la vois très bien faisant ça !

J’acquiesçai.

— Je la vois même dans ce rôle-là beaucoup mieux que son mari, reprit Taverner. D’autre part, Roger Leonidès n’aurait sans doute pas pensé à l’ésérine. Le poison, c’est un truc de femme !

— Des empoisonneurs, il y en a eu ! dit mon père. Et beaucoup.

— D’accord ! Mais ils n’étaient pas construits comme Roger.

— Et croyez-vous que Pritchard ressemblait à un empoisonneur ?

— Alors, disons qu’ils étaient dans le coup tous les deux…

— Et ayons l’œil tout spécialement sur lady Macbeth ! ajouta mon père, tandis que Taverner s’en allait vers la porte.

L’inspecteur parti, le « pater » se tourna vers moi.

— Cette dernière comparaison te semble bonne ?

Je revis la gracieuse silhouette de Clemency Leonidès.

— Pas tellement ! dis-je. Lady Macbeth était l’avidité personnifiée. Je ne crois pas que Clemency Leonidès soit âpre.

— Mais peut-être a-t-elle voulu, au prix d’une tentative désespérée, sauver son mari !

— Peut-être… Et il est certain que c’est une femme capable de se montrer… impitoyable !

Je pensais à la phrase de Sophia : « Des gens impitoyables, mais qui ne sont pas tous impitoyables de la même façon. » Le paternel gardait ses yeux fixés sur moi.

— À quoi songes-tu ?

Je préférai ne pas le lui dire.

Le lendemain, mon père me convoquait à son bureau. Je l’y trouvai avec un Taverner radieux.

— L’Associated Catering est en perdition, me dit le « pater ».

— Elle coulera d’une minute à l’autre, ajouta Taverner.

— Effectivement, dis-je, j’ai vu que les cours ont sérieusement baissé hier. Mais ils paraissent avoir remonté aujourd’hui.

Taverner reprit :

— Nous avons enquêté avec une discrétion exemplaire, aussi bien pour ne pas provoquer de panique que pour ne pas alerter notre client, mais nos renseignements sont sûrs : le krach est imminent et on ne l’évitera pas. La vérité, c’est que, depuis des années, l’affaire est menée en dépit du bon sens.

— Par Roger Leonidès ?

— Évidemment. C’est lui le grand patron !

— Et il a détourné des fonds ?

— Non, ce n’est pas notre impression. À franchement parler, Roger Leonidès est peut-être un assassin, mais je ne crois pas que ce soit un escroc. C’est plutôt un imbécile. Il n’a pas le moindre jugement. Il s’est lancé à fond quand il aurait dû freiner et il a freiné quand il aurait dû appuyer sur l’accélérateur, il a donné des pouvoirs exorbitants à des individus impossibles, accordé sa confiance à tout le monde et à n’importe qui, bref, toujours fait exactement ce qu’il convenait de ne pas faire !

— Il y a des gens comme ça, dit mon père. Ils ne sont pas bêtes pour autant. Ils ne savent pas juger les hommes, voilà tout ! Et ils s’emballent toujours à contretemps !

— Quand on est comme ça, fit remarquer Taverner, on ne se met pas dans les affaires !

— Sans doute. Mais il se trouvait qu’il était le fils d’Aristide Leonidès…

— Quand le vieux lui a passé la main, reprit Taverner, la compagnie était en plein boum ! C’était une mine d’or. Il n’y avait qu’à s’asseoir dans le fauteuil et à laisser courir !

Mon père hocha la tête.

— Ne croyez pas ça, Taverner ! Il n’y a pas d’affaire qui se dirige toute seule ! Il y a toujours des décisions à prendre et des problèmes, grands ou petits, à résoudre. Si Roger Leonidès se trompait régulièrement…

— Il faut reconnaître, dit Taverner, que c’est un brave homme. Il a conservé des types invraisemblables, simplement parce qu’il avait pour eux de la sympathie ou parce qu’ils étaient là depuis longtemps. Il a eu le tort aussi de dépenser des sommes folles pour réaliser des projets qui ne tenaient pas debout.

— Sans commettre, cependant, rien de répréhensible ?

— Rien.

— Alors, demandai-je, pourquoi aurait-il tué ?

— Dans ces cas-là, répondit l’inspecteur, qu’on soit un fou ou une crapule, le résultat est le même, ou à peu près. Il n’y avait qu’une chose qui pouvait empêcher l’Associated Catering de sombrer. Il lui aurait fallu recevoir, avant mercredi prochain au plus tard, une somme vraiment considérable.

— Analogue à celle dont il hériterait ?

— Exactement.

— Mais cet héritage ne lui donnerait aucune disponibilité immédiate.

— Il lui vaudrait du crédit. Ça revient au même.

Le « pater » approuva du chef et dit :

— N’aurait-il pas été pour lui infiniment plus simple d’aller trouver le vieux Leonidès et de lui demander un coup d’épaule ?

— À mon avis, déclara Taverner, c’est ce qu’il a fait et c’est la conversation qu’ils ont eue à ce moment-là que la gosse a entendue. Le vieux n’a pas marché, estimant que les pertes étaient suffisantes comme ça et que mieux valait ne pas essayer de les rattraper. Il avait horreur de jeter l’argent par les fenêtres.

Je crois que, sur ce point, Taverner voyait juste. Aristide Leonidès n’avait pas voulu monter la pièce de Magda, parce qu’il considérait qu’elle ne ferait pas un sou. L’événement devait lui donner raison. Il se montrait généreux avec les siens, mais il n’était pas homme à engloutir des capitaux dans une entreprise condamnée. L’Associated Catering avait vraisemblablement besoin de centaines de milliers de livres. Il avait refusé de les donner. Il ne restait donc à Roger qu’un moyen d’éviter la ruine : tuer son père.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer