La maison biscornue d’ Agatha Christie

— Belle journée, dit-elle. Il fait froid, mais l’air est vif. Un vrai jour d’automne anglais. Sont-ils beaux, ces arbres, avec leurs branches nues, qui se détachent sur le ciel, avec, de loin en loin, une feuille d’or qui n’est pas encore tombée ?

Elle se retourna et embrassa Sophia.

— Adieu, ma chérie ! Ne te tracasse pas trop !… Il y a des choses inévitables et il faut savoir les affronter.

La Ford attendait en bas du perron. Edith monta dans la voiture, puis Joséphine. Elles nous adressèrent, l’une et l’autre, un petit signe d’adieu quand l’auto démarra.

— J’imagine, dis-je, que la tante Edith a raison et qu’il est sage d’éloigner Joséphine pendant une heure ou deux, mais je reste convaincu, Sophia, qu’il faut contraindre cette enfant à dire ce qu’elle sait.

— Il est probable qu’elle ne sait rien du tout ! Elle se vante. C’est une petite qui a toujours aimé se donner de l’importance.

— Je crois qu’il y a autre chose. Sait-on quel poison on a versé dans le chocolat ?

— On croit que c’est de la digitaline. Tante Edith en prend pour son cœur. Elle avait dans sa chambre un flacon plein de petites pilules de digitaline. Il est vide !

— Elle aurait dû le garder sous clef !

— C’est bien ce qu’elle faisait. Mais il ne devait pas être bien difficile de découvrir où elle cachait sa clef !

De nouveau, mes yeux restaient fixés, sur les bagages entassés dans le hall.

Brusquement, je me pris à dire à haute voix :

— Ils ne peuvent pas s’en aller ! Il ne faut pas le leur permettre !

Sophia me regardait, étonnée.

— Roger et Clemency ?… Mais, Charles, vous ne croyez pas…

— Et vous, que croyez-vous ?

— Elle eut un geste d’impuissance.

— Je ne sais pas, Charles ! Je sais seulement que nous sommes revenus en… en plein cauchemar !

— Je sais, Sophia. Ce sont les mots mêmes que j’ai employés, dans la voiture qui m’amenait ici, avec Taverner.

— Justement, parce que c’est bien un cauchemar. Charles ! On est au milieu de gens qu’on connaît, on se trouve devant un être qu’on ne connaît pas, un étranger, cruel et sans pitié…

Dans un cri, elle ajouta :

— Sortons, Charles, sortons !… Dehors, je me sens plus en sécurité… J’ai peur de rester dans cette maison.

25

Nous demeurâmes longtemps dans le jardin. D’un commun accord nous évitâmes de parler de cette angoisse qui nous étreignait tous deux et j’écoutai Sophia évoquer avec affection le visage de la morte, cette brave femme avec qui elle avait joué alors qu’elle n’était encore qu’une enfant et qui avait été sa « Nannie », comme elle avait été celle de Roger, de Philip et de leurs frères et sœurs.

— Elle aimait nous parler d’eux, disait Sophia, parce que ceux-là c’étaient ses vrais enfants. Elle ne revint avec nous que pendant la guerre, quand Joséphine n’était qu’un bébé et Eustace un drôle de petit bonhomme, très amusant…

Ces souvenirs détendaient Sophia et je l’encourageais à continuer. Cependant, je me demandais ce que Taverner pouvait bien faire. Probablement interrogeait-il les uns et les autres. Une auto de la police prit la route de Londres, emportant le photographe et deux policemen. Peu après, une voiture d’ambulance arrivait, qui repartit bientôt. Le corps de la vieille Nannie s’en allait vers le dépôt mortuaire et l’autopsie.

Longtemps encore, nous nous promenâmes dans le jardin, poursuivant une conversation où les mots n’avaient d’autre objet que de nous dissimuler à nous-mêmes nos véritables pensées. Le jour baissait quand, un frisson l’ayant parcourue, Sophia proposa que nous rentrions.

— Il doit être tard. Tante Edith et Joséphine ne sont pas encore revenues. Elles devraient pourtant être là !

Je ne savais que répondre. Que s’était-il passé ? Edith avait-elle délibérément pris le parti d’arracher l’enfant à la maison maudite ?

Nous rentrâmes. Sophia tira les rideaux. Dans la cheminée, le feu flambait et le grand salon, avec son luxe d’un autre âge, avait comme un air de fête. Il y avait sur les tables d’énormes bouquets de chrysanthèmes d’un jaune-vert bronzé.

Sophia sonna et une femme de chambre parut, que je reconnus, pour l’avoir vue quelque temps auparavant, alors qu’elle servait au premier étage. Elle avait les yeux rouges et reniflait sans cesse. Je remarquai aussi qu’elle jetait fréquemment de rapides regards par-dessus son épaule, comme si elle avait eu peur de quelque chose.

Philip se fit servir son thé dans sa bibliothèque, mais Magda vint nous rejoindre. Comme toujours, elle jouait un rôle : celui de la femme accablée de chagrin. Elle parlait fort peu. Elle prit un air soucieux pour s’informer d’Edith et de Joséphine, de qui le retard l’ennuyait.

Pour moi, je ne savais que penser et j’étais de plus en plus mal à l’aise. Je demandai si Taverner était toujours dans la maison. Magda m’ayant répondu qu’elle le croyait, je me mis à sa recherche. Je lui fis part de mes inquiétudes au sujet de miss de Haviland et de Joséphine. Prenant immédiatement le téléphone, il donna certaines instructions. Il me dit ensuite qu’il me préviendrait dès qu’il aurait des nouvelles. Je le remerciai et regagnai le salon.

Eustace s’y trouvait avec Sophia. Magda était partie.

— S’il apprend quoi que ce soit, dis-je, Taverner me le fera savoir.

— Il leur est sûrement arrivé quelque chose, Charles ! Sûrement !

— Il n’est pas tellement tard, Sophia !

Eustace ricana.

— Vous vous en faites pour pas grand-chose ! Elles ont dû simplement aller au cinéma.

Il sortit, en traînant les pieds.

— Il est très possible, dis-je alors à Sophia, qu’elle ait emmené la petite à Londres. À mon avis, elle se rendait parfaitement compte que Joséphine était menacée… Peut-être s’en rendait-elle compte mieux que nous-mêmes…

Elle murmura, d’une voix qui s’entendait à peine :

— Elle m’a dit adieu et elle m’a embrassée.

Incapable de découvrir la signification précise de cette remarque, à supposer qu’elle en eût une, je demandai à Sophia si Magda était vraiment inquiète.

— Maman ? Pas du tout ! Elle n’a jamais eu le sens de l’heure. Si vous l’avez vue comme elle est aujourd’hui, c’est parce qu’elle lit une nouvelle pièce de Vavasour Jones, qui s’appelle : La femme dispose. C’est une comédie où il n’est question que d’assassinats, l’histoire d’une sorte de Barbe-bleue femelle, qui, si vous voulez toute ma pensée doit beaucoup à Arsenic et vieilles dentelles, mais où il y a un bon rôle de femme, celui d’une demi-folle qui a la manie du veuvage.

À six heures et demie, Taverner vint nous rejoindre. Son visage nous préparait à ce qu’il avait à nous dire.

Sophia se leva.

— Alors ?

— Je suis désolé. Je vous apporte de mauvaises nouvelles. J’ai fait lancer un appel-radio. Un automobiliste a fait savoir qu’il avait aperçu la Ford recherchée, alors qu’elle quittait la grand-route, en haut de la côte de Flackspur, pour s’engager dans les bois…

— Elle aurait pris le petit chemin qui va à la carrière ?

— Oui.

Après quelques secondes, il ajouta :

— L’auto a été retrouvée dans la carrière. Les deux personnes qui l’occupaient étaient mortes. Ce sera pour vous une consolation que de savoir qu’elles ont été tuées sur le coup.

— Joséphine !

Magda était à la porte.

— Joséphine !… Mon enfant chérie…

Sophia courut à sa mère et la serra dans ses bras.

— Attendez ! dis-je.

Quelque chose m’était brusquement revenu à la mémoire. Avant de sortir, Edith de Haviland avait écrit deux lettres. Dans le hall, elle tenait encore ses deux enveloppes à la main. Elle ne les avait plus au moment où elle était montée dans, la voiture.

Je me précipitai dans le vestibule. Les deux enveloppes étaient là, sur le grand coffre de chêne, à peine dissimulées par la boîte à thé ancienne derrière laquelle elles avaient été posées. Celle du dessus était adressée à l’inspecteur Taverner.

Il m’avait suivi. Je lui tendis l’enveloppe, qu’il ouvrit. Nous prîmes en même temps que lui connaissance du message qu’elle contenait.

Je pense que ce pli sera ouvert alors que je serai morte, je ne veux pas entrer dans les détails, mais je revendique la pleine responsabilité de la mort de mon beau-frère Aristide Leonidès et celle de Janet Rowe (Nannie). Je déclare solennellement ici que Brenda Leonidès et Laurence Brown sont innocents du meurtre d’Aristide Leonidès. Le docteur Michæl Chavasse, 783 Harley Street, confirmera que ma vie n’aurait pu être prolongée que de quelques mois. Je préfère la quitter comme j’ai résolu de le faire et épargner à deux innocents l’épreuve d’être jugés pour un crime qu’ils n’ont pas commis. Je suis parfaitement saine d’esprit et j’ai pleine conscience de ce que j’écris.

Edith Elfrida de Haviland.

Comme j’achevais ma lecture, je vis que Sophia était à côté de moi. Elle avait lu, elle aussi.

Elle dit, dans un souffle :

— Tante Edith…

Je revis la vieille demoiselle arrachant d’un geste énergique le liseron qui s’était accroché au bas de sa jupe. Je me souvins des soupçons qu’elle m’avait inspirés. Mais pourquoi…

Sophia posa la question, alors même qu’elle se formait en mon esprit.

— Pourquoi Joséphine ? Pourquoi l’a-t-elle emmenée avec elle ?

— Et, à vrai dire, ajoutai-je, pourquoi s’est-elle tuée ?

Je le demandais, mais déjà la réponse m’était connue.

Tout, maintenant, m’apparaissait clairement. J’avais encore la seconde enveloppe à la main. Elle m’était adressée.

Elle était plus lourde et plus épaisse que l’autre et je crois bien que je sus ce qu’elle contenait avant même de l’ouvrir. Je ne me trompais pas : c’était le petit carnet noir de Joséphine.

Penchée sur mon épaule, Sophia lut la première ligne en même temps que moi.

Aujourd’hui, j’ai tué grand-père.

26

Je devais, plus tard, me demander comment j’avais pu rester aveugle à une vérité pourtant évidente. Seule, Joséphine pouvait être coupable. Sa vanité, l’importance qu’elle se donnait, le plaisir qu’elle prenait à parler, l’insistance qu’elle mettait à répéter qu’elle était très forte et que les policiers étaient stupides, tout l’indiquait.

Parce qu’elle n’était qu’une enfant, je n’avais jamais pensé qu’elle pût avoir tué. Pourtant, on a déjà vu des enfants assassins et le meurtre de « Three Gables » était bien de ceux qu’un enfant pouvait commettre. Le vieux Leonidès avait lui-même expliqué à la petite comment il fallait opérer et elle n’eut qu’à suivre ses indications.

Il lui avait seulement fallu faire attention à ne pas laisser d’empreintes digitales, elle avait lu assez d’histoires policières pour ne pas l’ignorer. Tout le reste n’était qu’un salmigondis, en provenance directe des « romans-détectives » dont Joséphine faisait sa lecture ordinaire. Il y avait le carnet, l’enquête « personnelle » qu’elle disait mener, ses prétendus soupçons, sa volonté de ne rien révéler aussi longtemps qu’elle ne posséderait une certitude…

Et aussi, cet attentat qu’elle avait machiné contre elle-même. Une folie, si l’on considère qu’elle aurait très bien pu se tuer. Mais qui s’expliquait, car c’était là une hypothèse que, comme une enfant qu’elle était, elle n’avait pas un instant envisagée. Elle était l’héroïne de l’aventure. L’héroïne ne meurt pas. Là cependant elle a laissé derrière elle un indice : ces morceaux de terre qui se trouvaient sur la chaise. Elle était la seule personne de la maison obligée de monter sur quelque chose pour mettre le bloc de marbre en équilibre sur le battant de la porte. À plusieurs reprises, les trous dans le sol le prouvaient, l’affaire n’avait pas réussi au premier coup. Patiemment, elle avait recommencé, manipulant le lion de marbre en couvrant ses doigts avec son écharpe, pour ne pas laisser d’empreinte sur le bloc. La mort l’avait finalement frôlée de près.

De si près que la réussite était complète, le but atteint. Joséphine était menacée, elle « savait quelque chose », on avait essayé de la tuer. Comment douter ?

Très adroitement, elle attira mon attention sur la chambre aux réservoirs. Et c’est avec des intentions bien définies qu’elle mit sa chambre sens dessus dessous avant de descendre à la buanderie.

À son retour de l’hôpital, elle avait été très déçue. Brenda et Laurence arrêtés, l’affaire étant terminée, elle cessait, elle, Joséphine, d’être dans la lumière des projecteurs. C’est pourquoi elle avait volé dans la chambre d’Edith la digitaline qu’elle versa dans sa tasse de chocolat qu’elle ne buvait pas et laissait en évidence sur la table. Savait-elle que Nannie la boirait ? Probablement. D’après ce qu’elle m’avait dit elle-même, elle acceptait mal les observations de la vieille bonne. Nannie qui avait une longue expérience des enfants, soupçonnait-elle la vérité ? Je ne suis pas très loin de le croire. Elle ne tenait pas Joséphine pour normale. Son intelligence s’était développée de façon précoce, mais non point son sens moral. L’hérédité joua peut-être. Autoritaire, « impitoyable », comme l’étaient ses ancêtres du côté maternel, elle avait l’égoïsme de Magda, incapable de songer à autre chose qu’à elle-même. Très sensible, comme Philip, elle dut vraisemblablement souffrir d’être laide, si laide que, malgré toute son intelligence, elle était appelée par sa mère la « petite niaise ». Enfin, de son grand-père, elle tenait une grande agilité d’esprit et beaucoup de finesse. Mais, alors que le vieux Leonidès avait des qualités de cœur, alors qu’il pensait aux autres, à sa famille et à tous ceux qu’il aimait, elle ne songeait, elle, qu’à elle-même.

Le grand-père, je le crois, s’était rendu compte, ce qui avait échappé à tous les autres, que Joséphine risquait d’être une source de malédictions diverses, non pas seulement pour sa famille, mais aussi pour elle-même et c’était vraisemblablement parce qu’il pressentait ce dont elle était capable qu’il voulut qu’elle soit élevée à la maison. Il l’avait protégée contre elle-même et c’étaient les mêmes raisons qui l’avaient poussé à insister auprès de Sophia pour qu’elle veillât sur l’enfant.

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