La maison biscornue d’ Agatha Christie

— Il faut qu’il parle ?

— Ça s’explique. Du fait même qu’il a tué, il est seul. Il aurait besoin de se confier… et la chose lui est interdite, ce qui ne fait qu’exacerber son envie de parler de son crime. Il ne dira rien, bien sûr, du meurtre lui-même, mais il le discutera, avancera des théories, échafaudera des hypothèses. À ta place, Charles, c’est de ce côté-là que je chercherais. Vois les gens et fais-les parler ! Ça n’ira pas tout seul, c’est évident, mais je suis convaincu qu’ils sont plusieurs qui seront heureux de te faire des confidences, parce qu’ils ne verront aucun inconvénient à dire à un étranger des choses qu’ils ne peuvent pas se dire entre eux. Tu verras bien ceux qui ont vraiment quelque chose à cacher, ceux qui essaieront de te lancer sur une fausse piste. Ceux-là commettent toujours la petite erreur qui les trahit.

Le moment me parut venu de rapporter à mon père ce que Sophia m’avait dit du caractère de tous les Leonidès. Tous impitoyables, mais de façon différente. La chose l’intéressa.

— Voilà, me dit-il, qui est évidemment fort intéressant. Il n’est guère de familles où l’on ne relève ainsi quelque trait caractéristique. Le défaut de la cuirasse… C’est passionnant, ces questions d’hérédité ! Les de Haviland sont sans pitié, mais ils ont le sens de la justice. Les Leonidès ne sont pas moins durs, ils ne sont pas toujours très scrupuleux, mais, ce qui rachète tout, ils ne sont pas méchants. Seulement, imagine un descendant qui tienne et des uns et des autres ! Tu vois ce que je veux dire ?

Je n’eus pas le temps de répondre. Il poursuivait :

— Au surplus, je ne te conseille pas de te casser la tête avec ces histoires d’hérédité, qui sont d’une complexité décourageante. Le mieux que tu puisses faire, mon garçon, c’est de provoquer les confidences de ces gens-là. Sophia avait parfaitement raison de te dire que vous ne pouvez, elle et toi, que gagner à ce que la vérité soit connue.

Comme je me levais pour sortir, il ajouta :

— Autre chose ! Fais attention à la petite !

— À Joséphine ? Tu crois qu’elle pourrait me deviner ?

— Tu ne m’as pas compris. Je veux dire : « Veille à ce qu’il ne lui arrive rien ! »

Je regardai mon père avec stupeur. Il reprit :

— Réfléchis, Charles ! Il y a dans cette maison un assassin, à lui la résolution ne manque pas. La jeune Joséphine a l’air d’être au courant de pas mal de choses. Conclus !

— Il est certain, dis-je, qu’elle savait tout des intentions de Roger. Elle se trompait sur un point : Roger n’est pas un escroc, mais, pour le reste, elle avait bien entendu.

— Aucun doute là-dessus. Le témoignage d’un enfant est toujours excellent et, pour moi, je ne le néglige jamais. On ne peut pas compter sur eux devant le tribunal, bien sûr, les gosses devenant idiots quand on les interroge directement, mais lorsqu’ils parlent sans qu’on leur demande rien, lorsqu’ils essaient de se faire valoir, ils sont extrêmement utiles. Joséphine a voulu t’en mettre plein la vue. Il dépend de toi qu’elle continue. Ne lui pose pas de questions, dis-lui qu’elle ne sait rien, je suis convaincu qu’elle fera de son mieux pour te prouver le contraire. Seulement, veille sur elle ! Il y a vraisemblablement quelqu’un qui pourrait juger qu’elle en sait un peu trop !

13

Je quittai mon père assez mal à l’aise : je me sentais coupable. Sans doute, j’avais rapporté à Taverner tout ce que Joséphine m’avait dit sur Roger, mais je ne lui avais pas parlé de ces lettres d’amour que, d’après la petite, Brenda et Laurence Brown s’écrivaient.

J’essayais de me trouver des excuses : la chose n’était peut-être pas vraie, et en admettant qu’elle le fût, elle était sans importance. La vérité, je la voyais bien, c’était qu’il me répugnait de charger Brenda. Elle m’inspirait de la sympathie, du fait même qu’elle se trouvait solitaire dans cette maison où tout le monde lui était hostile. Si les lettres existaient, Taverner et ses sbires finiraient bien par mettre la main dessus. Je n’avais pas à les alerter. Brenda, d’ailleurs, m’avait assuré qu’il n’y avait rien entre Laurence Brown et elle, et j’étais plus porté à la croire qu’à faire confiance à ce petit démon de Joséphine. Brenda elle-même ne m’avait-elle pas dit que l’enfant n’avait pas « toute sa tête » ? Une affirmation, il est vrai, qui me laissait sceptique quand je songeais au regard intelligent de Joséphine.

Je téléphonai à Sophia pour lui demander si je pourrais retourner la voir.

— Mais certainement, Charles !

— Comment vont les choses, là-bas ?

— Je n’en sais trop rien. La police continue à fureter partout. Que cherche-t-elle ?

— Pas la moindre idée !

— Nous devenons tous extrêmement nerveux. Venez le plus tôt que vous pourrez ! Je deviendrai folle si je ne parle pas à quelqu’un !

Je me rendis à « Three Gables » en taxi. La grande porte était ouverte. Devais-je sonner ou entrer directement ? J’hésitais, quand j’entendis derrière moi un bruit léger qui me fit brusquement tourner la tête. J’aperçus Joséphine qui m’observait, debout près d’une haie de lauriers. Son visage était à demi caché par une énorme pomme. Je l’appelai.

— Bonjour, Joséphine !

Elle ne me répondit pas et disparut derrière la haie. Traversant l’allée, je me lançai à sa poursuite. Je la trouvai, assise sur un banc rustique fort inconfortable, auprès d’un bassin où nageaient des poissons rouges. Je ne voyais guère que ses yeux. Ils me regardaient avec une hostilité évidente.

— Me voici revenu ! dis-je.

L’entrée en matière n’était pas fameuse, mais le silence de Joséphine et son attitude fermée me gênaient. Fine mouche, elle ne me répondit pas.

— Elle est bonne, cette pomme ? demandai-je.

Cette fois, Joséphine condescendit à me répondre.

Elle se contenta d’un mot.

— Cotonneuse.

— Dommage ! dis-je. Je n’aime pas les pommes cotonneuses.

Elle dit, d’un petit ton méprisant :

— Personne ne les aime !

— Pourquoi ne m’avez-vous pas répondu quand je vous ai dit bonjour ?

— Ça ne me disait rien !

— Pourquoi donc ?

Afin d’articuler plus clairement, Joséphine finit sa bouchée avant de parler.

— Parce que, dit-elle enfin, vous êtes allé cafarder à la police.

J’étais plutôt surpris. Elle précisa :

— À propos de l’oncle Roger.

— Mais, Joséphine, tout est pour le mieux ! La police sait maintenant qu’il n’a rien fait de mal, qu’il n’a pas commis la moindre escroquerie…

Elle me considéra d’un œil méprisant.

— Ce que vous pouvez être bête !

— Désolé, Joséphine !

— Je me fiche pas mal de l’oncle Roger ! Si je vous en veux, c’est parce que ce n’est pas du travail de détective ! Vous ne savez donc pas qu’on ne raconte jamais rien à la police avant que tout soit terminé ?

— Je suis navré, Joséphine, vraiment navré.

— Il y a de quoi.

La voix lourde de reproche, elle ajouta :

— J’avais eu confiance en vous…

Une troisième fois, je répétai que j’étais navré. Le regard de Joséphine me parut s’adoucir. Elle donna dans sa pomme un nouveau coup de dents. Je repris :

— De toute façon, la police aurait fini par savoir. Nous ne pouvions pas tenir longtemps la chose secrète.

— Parce qu’il va faire faillite ?

Comme toujours, Joséphine était bien informée.

— Je crois qu’il faudra bien en arriver là.

— Ils doivent parler de ça ce soir, dit Joséphine. Papa, maman, l’oncle Roger et la tante Edith. La tante est prête à donner tout son argent à Roger. Seulement, elle ne l’a pas encore et, quant à papa, je ne crois pas qu’il marchera. Il dit que si Roger est dans la mélasse, il n’a à s’en prendre qu’à lui-même et que c’est un jeu de dupes que de courir après son argent. Maman, elle, dit comme lui : elle veut que papa garde ses fonds pour Edith Thompson. Au fait, vous la connaissez, l’histoire d’Edith Thompson ? Elle était mariée, mais elle n’aimait pas son mari, parce qu’elle était amoureuse d’un jeune homme qui s’appelait Bywaters qui a fini par tuer le mari en le poignardant dans le dos.

Une fois encore, les connaissances de Joséphine faisaient mon admiration. Elle poursuivit :

— C’est une belle histoire, mais sans doute que la pièce sera toute différente et que les faits seront arrangés comme dans Jézabel. Je voudrais quand même bien savoir pourquoi les chiens ne lui ont pas mangé les paumes !

J’esquivai la question.

— Vous m’avez dit, Joséphine, que vous étiez à peu près sûre de connaître le nom du meurtrier ?

— Et alors ?

— L’assassin, qui est-ce ?

Elle me toisa avec dédain.

— Compris ! dis-je. Je devrai attendre le dernier chapitre ! Même si je vous promets de ne rien dire à l’inspecteur Taverner ?

Elle parut s’amadouer.

— Il me manque encore des preuves…

Jetant son trognon de pomme dans le bassin, elle ajouta :

— D’ailleurs, je ne vous dirai rien ! Au mieux, vous n’êtes que Watson !

J’encaissai l’insulte.

— Soit ! dis-je. Je suis Watson. Il était ce qu’il était, mais il avait toujours les données du problème…

— Les quoi ?

— Les données, les faits. Il se trompait dans ses déductions, mais il avait tous les éléments de la solution. Ça ne vous amuserait pas de me voir échafauder des hypothèses qui ne tiendraient pas debout ?

Tentée un instant, elle finit par secouer la tête.

— Non. D’ailleurs, je ne suis pas folle de Sherlock Holmes. Il est terriblement vieux jeu. Il n’avait même pas d’auto !

— À propos, vous ne m’avez rien dit des lettres ?

— Quelles lettres ?

— Celles qu’auraient échangées Laurence Brown et Brenda.

— J’ai tiré ça au clair.

— Je n’en crois rien.

— C’est pourtant vrai !

Je la regardai bien dans les yeux.

— Écoutez, Joséphine ! Je connais, au British Museum, un monsieur qui sait un tas de choses sur la Bible. Si j’obtiens de lui qu’il me dise pourquoi les chiens n’ont pas dévoré les paumes de Jézabel, me parlerez-vous de ces lettres ?

Cette fois, Joséphine hésita vraiment. Quelque part, pas très loin, une branche morte cassa avec un petit bruit sec.

— Non, dit enfin Joséphine.

J’étais battu. Un peu tardivement, je me rappelai le conseil paternel.

— Je n’insiste pas, déclarai-je. Vous me faites marcher, mais, en réalité, vous ne savez-rien !

Joséphine me foudroya du regard, mais ne mordit pas à l’appât. Je me levai.

— Il faut que je me mette à la recherche de Sophia. Venez, Joséphine !

— Je reste ici.

— Certainement pas ! Vous m’accompagnez !

Sans plus de cérémonies, je la forçai à quitter son siège. Surprise, elle protesta, mais moins que je ne le craignais. Elle me suivit finalement d’assez bonne grâce, sans doute parce qu’elle était curieuse de voir les réactions des uns et des autres en ma présence. Pourquoi je tenais à ce qu’elle m’accompagnât, je n’aurais su le dire sur le moment. Je ne m’en avisai qu’en entrant dans la maison.

C’était à cause d’une branche morte qui avait craqué.

14

On parlait dans le grand salon. Après une hésitation, je décidai de ne pas entrer et, suivant le couloir, j’allai, cédant à je ne sais quelle impulsion, pousser une porte masquée par une tenture. Elle donnait sur un passage assez sombre, à l’extrémité duquel une autre porte s’ouvrit presque aussitôt, celle d’une cuisine brillamment éclairée. Dans l’encadrement, j’apercevais une femme âgée, assez corpulente, qui portait un tablier éclatant de blancheur. Nannie, évidemment.

Autant que je sache, elle ne m’avait jamais vu. Pourtant, tout de suite elle me dit :

— C’est M. Charles, n’est-ce pas ? Entrez et laissez-moi vous offrir une tasse de thé !

C’était une grande cuisine, où l’on se sentait bien. Je m’assis à l’immense table qui occupait le centre de la pièce et Nannie m’apporta une tasse de thé et deux biscuits sucrés, sur une assiette. J’ai trente-cinq ans, mais, près de Nannie, je me retrouvais un petit garçon de quatre ans. Elle me rassurait. Tout allait bien et je n’avais plus peur du « cabinet noir ».

— Miss Sophia sera contente que vous soyez revenu, me dit-elle. Elle commence à être à bout de nerfs.

Elle ajouta, d’un ton désapprobateur :

— Comme tout le monde ici, d’ailleurs.

Je jetai un coup d’œil par-dessus mon épaule.

— Où est passée Joséphine ? Elle était rentrée avec moi…

Nannie fit la grimace.

— Cette petite ! Tout le temps en train d’écouter aux portes et de gribouiller on ne sait quoi dans ce cahier qui ne la quitte pas ! On aurait dû l’envoyer en classe, où elle aurait joué avec des enfants de son âge. Je l’ai dit à Miss Edith et elle est bien de mon avis. Seulement, le maître n’a pas voulu. Il préférait qu’elle reste ici…

— Il l’aime beaucoup, j’imagine ?

— Il l’aimait bien, monsieur. Il les aimait bien tous.

Je dus avoir l’air un peu surpris. Pourquoi Nannie parlait-elle de Philip à l’imparfait ? Nannie, devinant la cause de mon étonnement, rougit et ajouta vivement :

— Quand j’ai dit le maître, c’est au vieux Mr. Leonidès que je pensais !

Je n’eus pas le temps de répondre. La porte s’ouvrait, livrant passage à Sophia.

— Charles ! vous êtes là ?

Elle se tourna vers Nannie.

— Si tu savais, Nannie, ce que je suis heureuse qu’il soit revenu !

— Je le sais, mon pigeon !

Ayant dit, Nannie rassembla vivement une collection de casseroles et de poêles, qu’elle emporta dans une arrière-cuisine, dont elle referma la porte sur elle. Me levant, j’allai à Sophia et je la pris dans mes bras.

— Ma chérie ! Vous tremblez ! Que se passe-t-il donc ?

— J’ai peur, Charles ! J’ai peur.

— Je vous aime. Si vous voulez partir d’ici…

Elle secoua la tête.

— Impossible, Charles ! Il faut d’abord que nous sachions la vérité ! Jusque-là, je resterai ici. Mais c’est une épreuve terrible, Charles ! Penser qu’il y a dans cette maison quelqu’un, quelqu’un que je vois tous les jours, à qui je parle, qui me sourit peut-être, et qui est le plus froid, le plus calculateur, le plus dangereux des meurtriers…

Que répondre ? Avec une femme telle que Sophia, les banalités rassurantes étaient inutiles. Presque dans un murmure, elle reprit :

— Ce qui m’effraie le plus, c’est qu’il est possible que nous ne sachions jamais…

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