La maison biscornue d’ Agatha Christie

— Ça t’ennuie ? demandai-je.

— Ça ne m’aurait pas ennuyé, il y a seulement huit jours. La famille est honorable, la fille aura de l’argent… et je te connais. Tu sais garder la tête froide. Mais, dans la situation actuelle…

— Dans la situation actuelle ?

— Tout est peut-être on ne peut mieux, si…

— Si ?

— Si l’assassin est le bon.

Cette phrase, c’était la seconde fois que je l’entendais ce soir-là. Elle commençait à m’intriguer.

— Que veux-tu dire par là ?

Il m’examina du regard.

— Que sais-tu de l’affaire, exactement ?

— Rien.

— Rien ? La petite ne t’a rien raconté ?

— Non. Elle prétend préférer que je voie les choses avec des yeux non prévenus.

— Je serais curieux de savoir pourquoi.

— N’est-ce pas évident ?

— Non, Charles, je ne crois pas.

Le front soucieux, mon père fit quelques pas dans la pièce. Il avait laissé son cigare s’éteindre, signe manifeste chez lui de préoccupation.

— Que sais-tu de la famille ? me demanda-t-il soudain.

— De la famille ? Je sais qu’il y avait le grand-père et tout une collection de fils, de petits-fils et de parents par alliance. Je n’ai pas très bien saisi ce qu’ils étaient les uns par rapport aux autres… et je serais sans doute plus renseigné si tu me mettais au courant !

— C’est mon avis.

S’asseyant, il poursuivit :

— Je commencerai par le commencement, c’est-à-dire par Aristide Leonidès. Il avait vingt-quatre ans à son arrivée en Angleterre…

— C’était un Grec de Smyrne.

— Ah ! tu sais ça ?

— Oui, mais c’est à peu près tout.

La porte s’ouvrit devant Glover, qui venait annoncer l’arrivée de l’inspecteur principal Taverner.

— C’est lui qui est chargé de l’enquête, m’expliqua mon père. Je vais le faire entrer. Il a pris des renseignements sur la famille et il en sait sur elle beaucoup plus long que moi.

Je demandai si c’était la police locale qui avait sollicité l’intervention du Yard.

— L’affaire est de notre ressort, Swinly Dean appartenant à la grande banlieue.

Je connaissais Taverner depuis des années. Il me serra les mains avec chaleur et me félicita de m’être tiré indemne de la grande bagarre.

— Je suis en train de mettre Charles au courant, lui dit mon père. Vous rectifierez, si je me trompe. Leonidès donc, arriva à Londres en 1884. Il ouvrit un petit restaurant dans le quartier de Soho, gagna de l’argent, en créa un second, puis un troisième, et bientôt en posséda sept ou huit, qui faisaient des affaires excellentes.

— Le bonhomme, fit remarquer Taverner, n’a jamais commis la moindre erreur.

— Il avait du flair, déclara le « pater ». Il finit par être intéressé dans tous les restaurants un peu connus de Londres. Il s’occupa alors d’alimentation sur une grande échelle.

— Il était derrière bien des affaires d’un tout autre genre, ajouta Taverner. Des tas de choses l’intéressaient : les vêtements d’occasion, la bijouterie « fantaisie », etc. Ah ! il en a possédé, des gens !

— C’était un escroc ? demandai-je.

L’inspecteur secoua la tête.

— Je ne dis pas ça. Rusé, finaud, mais pas escroc. Il ne se mettait jamais dans le cas d’être poursuivi, mais il était de ces malins qui pensent à toutes les façons de tourner la loi. C’est comme ça que, tout vieux qu’il était, il a ramassé un gros paquet durant la guerre. Il ne faisait rien d’illégal, mais, quand il mettait quelque chose en train, il devenait urgent de voter un texte comblant la lacune dont il avait trouvé moyen de tirer parti. Quand la nouvelle loi intervenait, il s’occupait déjà d’autre chose.

— Le personnage, dis-je, ne me paraît pas avoir été bien sympathique.

— Ne croyez pas cela ! s’écria Taverner. Il l’était, avec une personnalité qui s’imposait dès l’abord. Physiquement un vrai nabot, haut comme trois pommes, terriblement laid, mais dégageant un extraordinaire magnétisme. Les femmes l’adoraient. Il fit d’ailleurs un mariage étonnant. Il épousa la fille d’un squire campagnard, grand chasseur de renards.

— Mariage d’argent ?

— Du tout ! Mariage d’amour. Elle le rencontra un jour qu’elle s’occupait d’organiser le buffet pour les fiançailles d’une de ses amies. Elle tomba amoureuse de lui et l’épousa, malgré l’opposition de ses parents. Il avait du charme, je te le répète, et dans sa famille, elle s’ennuyait à mourir.

— Et le mariage fut heureux ?

— Très heureux, si surprenant que cela paraisse ! Évidemment, leurs amis respectifs ne se fréquentèrent pas – en ce temps-là, l’argent n’avait pas encore aboli les distinctions de classes – mais la chose ne semble pas les avoir chagrinés. Ils se passaient d’amis. Ils firent construire à Swinly Dean une maison passablement ridicule, où ils vécurent et eurent beaucoup d’enfants.

— Comme dans les contes de fées !

— Le vieux Leonidès fut bien inspiré en choisissant Swinly Dean. Il n’y avait encore qu’un golf et l’endroit commençait seulement à devenir chic. La population se composait d’une part, d’habitants qui étaient là depuis fort longtemps, qui adoraient leurs jardins et à qui Mrs Leonidès fut tout de suite sympathique, et, d’autre part, de riches hommes d’affaires de la Cité, qui ne demandaient qu’à travailler avec Leonidès. Ils purent donc choisir leurs nouvelles relations. Leur union fut, je crois, parfaitement heureuse, jusqu’à la mort de Mrs Leonidès, emportée en 1905 par une pneumonie.

— Elle le laissait avec huit enfants ?

— L’un d’eux était mort en bas âge. Deux des fils furent tués au cours de la Première Guerre mondiale. Une fille se maria et alla se fixer en Australie, où elle mourut. Une autre, encore célibataire, périt dans un accident d’auto. Une autre, enfin, mourut, il y a un an ou deux. Restaient seuls vivants, le fils aîné, Roger, marié, sans enfant, et Philip, qui a épousé une actrice assez connue dont il a trois enfants, la Sophia dont tu m’as parlé, Eustace et Joséphine.

— Et tout ce monde vit à « Three Gables » ?

— Oui. La maison de Roger Leonidès a été détruite par une bombe, tout au début de la guerre. Philip et sa famille vivent à « Three Gables » depuis 1938. Il y a aussi une vieille tante, miss de Haviland, sœur de la première Mrs Leonidès. Elle avait toujours détesté son beau-frère, mais, à la mort de sa sœur, elle considéra comme son devoir d’accepter l’invitation de Leonidès qui lui offrait de vivre chez lui et d’élever les enfants.

— Elle a un très vif sentiment de son devoir, fit observer l’inspecteur Taverner, mais elle n’est pas de celles qui changent d’avis sur les gens. Elle a continué à juger très sévèrement Leonidès et ses méthodes.

— Au total, dis-je, la maison est pleine. D’après vous, qui a tué ?

Taverner eut un geste d’ignorance.

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