La maison biscornue d’ Agatha Christie

Elle eut un petit mouvement d’impatience.

— Laurence est un homme. À lui de se débrouiller ! Mais, pour Brenda, Aristide ne nous pardonnerait jamais de…

Elle laissa sa phrase inachevée.

— Il est presque l’heure de déjeuner, reprit-elle. Rentrons !

Je lui dis que je me rendais à Londres.

— En auto ?

— Oui.

— Me prendriez-vous avec vous ? J’ai cru comprendre que nous avions maintenant l’autorisation de bouger.

— Je vous emmènerais volontiers, mais je crois que Magda et Sophia vont à Londres cet après-midi. Vous serez mieux installée dans leur voiture que dans ma petite deux-places.

— Je ne tiens pas à aller avec elles. Partons et n’alertons personne !

Encore que très surpris, j’acceptai. En chemin, nous n’échangeâmes que de rares paroles. Je lui demandai où elle désirait être déposée.

— Dans Harley Street[5].

La réponse m’inquiéta, mais je ne le laissai pas voir.

Elle poursuivit :

— Ou, plutôt, non ! Il est trop tôt. Laissez-moi chez Debenhams. Je déjeunerai là et j’irai à Harley Street en sortant de table.

— J’espère que…

Ma phrase en restait là. Edith vint à mon secours.

— C’est justement pour ça que je ne voulais pas venir avec Magda. Elle fait un drame avec rien !

— Je suis navré…

Elle s’interrompit.

— Vous auriez tort ! J’ai eu une très belle vie. Très belle…

Avec un sourire, elle ajouta :

— Et ce n’est pas fini !

23

Depuis plusieurs jours je n’avais pas vu mon père. Je le trouvai occupé de tout autre chose que de l’affaire Leonidès et je me mis en quête de Taverner.

L’inspecteur, qui avait quelques instants de loisirs, accepta de venir boire quelque chose avec moi. Mon premier soin fut de le féliciter d’avoir élucidé le mystère de « Three Gables ». Mes congratulations lui firent plaisir. Il ne paraissait, cependant, qu’à demi satisfait.

— Quoi qu’il en soit, me dit-il, c’est fini et l’accusation tient debout ! On ne peut pas prétendre le contraire.

— Croyez-vous qu’ils seront condamnés ?

— Impossible à dire. Ainsi qu’il arrive presque toujours dans les affaires de meurtre, parce qu’il ne peut guère en aller autrement, nous n’avons que des preuves indirectes. Tout dépendra de l’impression qu’ils feront sur les jurés !

— Les lettres constituent-elles une charge sérieuse ?

— À première vue, oui. On trouve dans plusieurs des allusions à ce que sera leur vie à tous deux lorsque le vieux sera mort. Des phrases comme : « Ce ne sera plus long maintenant ! » Naturellement, la défense ergotera. Elle fera valoir que c’est là une formule très innocente, que Leonidès était si vieux que sa femme pouvait raisonnablement penser qu’il ne tarderait pas à mourir de sa belle mort. Jamais, il n’est, noir sur blanc, question de poison, mais il y a des passages qui peuvent être interprétés de façon très fâcheuse pour les accusés. Tout dépendra du juge. Si nous avons le vieux Carberry, leur compte est bon ! Il ne pardonne jamais à la femme adultère. J’imagine que c’est Eagles ou Humphrey Kerr que nous trouverons au banc de la défense. Humphrey, dans les affaires comme celle-là, est extraordinaire. Seulement, il aime bien que la tâche lui soit facilitée par les brillants états de service militaire de son client. Avec un objecteur de conscience, il sera moins étincelant qu’à l’habitude. Quant à l’impression qu’ils feront sur les jurés, on ne peut rien prévoir. Avec les jurés, on ne sait jamais ! Ce qu’on peut dire, c’est qu’ils ne sont ni l’un ni l’autre, très sympathiques. Elle, c’est une jolie femme qui a épousé un très vieil homme pour son argent, et lui un objecteur de conscience qui aurait tendance à faire de la neurasthénie. Le crime est banal en soi, tellement conforme aux traditions qu’on se demande comment ils n’ont pas imaginé autre chose ! Bien entendu, il se peut qu’ils prétendent qu’il est seul coupable et qu’elle a tout ignoré ou, au contraire, que c’est elle qui a tout fait et que lui ne savait rien. Il n’est pas impossible non plus qu’ils disent avoir agi de concert.

— Vous, que croyez-vous ?

Taverner tourna vers moi un visage hermétique.

— Moi, je ne crois rien du tout ! J’ai établi des faits, j’ai adressé un rapport au D.P.P.[6] et il a été décidé qu’il y avait lieu de poursuivre. Un point, c’est tout. J’ai fait mon devoir et le reste ne me regarde pas. Vous vouliez connaître ma position, la voilà !

J’étais renseigné, mais je quittai Taverner avec la conviction qu’il y avait dans tout cela quelque chose qui ne lui plaisait pas.

Ce fut seulement trois jours plus tard qu’il me fut donné de dire au paternel ce que j’avais sur le cœur. Il ne m’avait jamais parlé de l’affaire. En vertu d’un accord tacite, dont je connaissais les raisons, nous évitions d’aborder ce sujet. Ce jour-là, je l’attaquai résolument.

— Il faut tirer ça au clair ! dis-je. Taverner n’est nullement convaincu que ce sont bien les coupables qui ont été arrêtés… et tu ne l’es pas plus que lui !

Mon père secoua la tête et m’objecta que la question n’était pas de sa compétence. Un point lui paraissait acquis, qu’on ne pouvait contester : l’accusation était solide.

— Mais, répliquai-je, tu ne crois pas à leur culpabilité ! Et Taverner non plus !

— C’est au jury qu’il appartient de décider !

— Je le sais bien ! m’écriai-je. Mais ce qui m’intéresse, c’est ton opinion personnelle !

— Mon opinion personnelle, Charles, n’a pas plus d’importance que la tienne.

— Pardon ! Ton expérience…

— Bon. Eh bien ! je serai honnête avec toi. À franchement parler, je ne sais pas !

— Tu crois qu’ils pourraient être coupables ?

— Certainement.

— Mais tu ne saurais dire que tu en es sûr ?

Le « pater » haussa les épaules.

— Sûr, l’est-on jamais ?

— Ne me dis pas ça ! Il y a des fois où tu étais sûr de la culpabilité de tes bonshommes ! Absolument sûr ! Non ?

— C’est arrivé quelquefois. Mais pas toujours !

— Et cette fois-ci, tu ne l’es pas !

— Je voudrais bien l’être.

Nous restâmes silencieux. Je pensais à ces deux silhouettes que j’avais aperçues dans le soir qui tombait, fuyantes et craintives, presque dès mon arrivée à « Three Gables ». Dès le premier jour, Brenda et Laurence me donnèrent l’impression qu’ils avaient peur de quelque chose. N’était-ce pas parce qu’ils ne se sentaient pas la conscience tranquille ? Je me posais la question et j’étais obligé de me répondre : « Pas nécessairement ! » Ils avaient, l’un et l’autre, peur de la vie. Parce qu’ils manquaient de confiance en eux-mêmes, parce qu’ils savaient ne pas être capables d’éviter les dangers qui les menaçaient, parce qu’ils ne se rendaient que trop bien compte que leurs coupables amours pouvaient, à tout moment, les conduire au crime.

Mon père reprit, d’une voix grave et douce à la fois :

— Voyons, Charles ! Regardons les choses en face. Tu persistes à penser que l’assassin est un membre de la famille ?

— À vrai dire, non. Je me le demande seulement.

— Tu le penses, Charles. Tu te trompes peut-être, mais tu le penses !

— C’est vrai.

— Pourquoi ?

— Parce que…

Essayant de voir clair en moi, j’hésitais. La phrase se forma presque à mon insu.

— Parce que c’est ce qu’ils pensent eux-mêmes !

— Ce qu’ils pensent eux-mêmes ! Intéressant. Très intéressant. Veux-tu dire par là qu’ils se suspectent mutuellement ou qu’ils connaissent effectivement le coupable ?

— Je ne saurais dire. Tout ça est très nébuleux, très confus… Dans l’ensemble, j’ai assez l’impression qu’ils font tout ce qu’ils peuvent pour oublier quel est le vrai coupable.

Après un silence, j’ajoutai :

— Une exception, pourtant : Roger. Il est absolument convaincu que c’est Brenda qui a tué et souhaite de tout son cœur qu’elle soit pendue. Sa conversation est… reposante : il est simple, direct, sans arrière-pensées. Les autres, au contraire, semblent mal à l’aise et ont l’air de s’excuser. Ils tiennent à être sûrs que Brenda aura un défenseur de premier ordre, que tout sera fait pour qu’elle ne puisse être condamnée injustement. Pourquoi ?

— Évidemment, répondit mon père, parce qu’au fond ils ne croient pas qu’elle soit coupable.

Puis, très calme, il dit :

— Mais, alors, qui a tué ? Tu leur as parlé. Quel serait, selon toi, le coupable le plus plausible ?

— Je n’en sais rien… et c’est bien ce qui me rend fou ! Aucun d’eux ne ressemble, de près ou de loin, à un assassin et, pourtant, l’assassin, c’est l’un d’eux !

— Sophia ?

— Grands dieux, non !

— C’est pourtant une hypothèse à laquelle tu songes, Charles ! Inutile de nier. Et tu y songes d’autant plus que tu ne veux pas l’admettre ! Quid des autres ? Philip ?

— Ses mobiles seraient fantastiques !

— Il y a des mobiles qui sont fantastiques comme il y en a qui sont absurdes, parce que presque inexistants. Quels seraient les siens ?

— Il est amèrement jaloux de Roger. Il l’a été toute sa vie. Son père a toujours eu une préférence pour Roger et Philip en a beaucoup souffert. Roger allait faire le plongeon. Le vieil Aristide l’a appris et a promis à Roger d’arranger ses affaires. Admettons que la chose soit venue aux oreilles de Philip. Que le vieux meure dans la nuit et Roger devra se passer du secours qu’il attend. Il sera bel et bien liquidé. Oh ! je sais que c’est idiot…

Le « pater » protesta.

— Mais pas du tout ! On voit des choses comme ça. Elles sont anormales, inhabituelles, mais humaines. Elles arrivent. Passons à Magda !

— Elle, c’est une enfant ! Le réel lui échappe. À la vérité, sa culpabilité ne m’aurait jamais paru possible si je n’avais été très surpris de sa hâte à vouloir expédier Joséphine en Suisse. Je n’ai pu m’empêcher de penser qu’elle avait peur que la petite sût ou dît quelque chose…

— Et finalement, Joséphine a pris un grand coup sur la tête !

— Ce n’est évidemment pas sa mère qui…

— Et pourquoi pas ?

— Mais, papa, parce qu’une mère…

— Tu ne lis donc jamais les faits divers, Charles… C’est tous les jours qu’une mère prend en grippe un de ses enfants. Généralement, elle continue à aimer les autres. Mais celui-là, pour une raison qu’il est souvent bien difficile de déterminer, elle le déteste, elle le hait…

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