La maison biscornue d’ Agatha Christie

— En êtes-vous bien sûr ? Vous êtes dans la diplomatie et c’est une carrière où l’on fait très attention à la femme que vous épousez. Je sais ce que vous brûlez d’envie de me répliquer. Ne le dites pas ! Ces choses-là, la politesse voudrait que vous les disiez, vous les pensez très certainement et, en principe, je suis d’accord avec vous. Seulement, je suis fière… Terriblement fière. Je veux un mariage qui ne prête pas à la médisance et il ne faut pas qu’il représente, de votre part, un demi-sacrifice. D’ailleurs, il est très possible que tout soit fort bien…

— Vous voulez dire que le médecin pourrait… s’être trompé ?

— En admettant même qu’il ne se soit pas trompé, s’il a été tué par le bon assassin, tout va bien !

Je ne comprenais plus. Elle poursuivit :

— C’est odieux, ce que je viens de dire, n’est-ce pas ? Mais ne vaut-il pas mieux être sincère ?

Elle répondit à ma question avant que je ne l’eusse formulée.

— Non, Charles, je n’ajouterai rien… et peut-être en ai-je déjà trop dit ! Si je suis venue ce soir, c’était parce que je tenais à vous déclarer moi-même que nous ne pouvions rien décider avant que cette affaire ne soit éclaircie.

— Expliquez-moi au moins de quoi il s’agit !

— Je n’y tiens pas !

— Mais…

— Non, Charles ! Je ne veux pas que vous voyiez les choses de mon point de vue à moi. Je tiens à ce que vous nous considériez sans préjugé aucun, de l’extérieur, comme un étranger !

— Comment le pourrais-je ?

Une lueur passa dans ses yeux bleus.

— Votre père vous le fera savoir !

J’avais dit à Sophia, au Caire, que mon père était commissaire adjoint à Scotland Yard. Il était toujours en fonctions. Ces derniers mots m’atterraient.

— Les choses, dis-je, se présentent si mal que ça ?

— J’en ai peur. Vous voyez cet homme, assis tout seul à une table, près de la porte ? Il a l’air d’un sous-officier…

— Oui.

— Eh bien ! il était sur le quai de la gare de Swinly Dean quand je suis montée dans le train.

— Il vous a suivie ?

— Oui. J’ai idée que nous sommes tous… comment dire ?… en surveillance. On nous avait plus ou moins laissé entendre que nous ferions bien de ne pas quitter la maison. Seulement, je voulais vous voir.

Projetant en avant son petit menton volontaire, elle acheva :

— Je suis sortie par la fenêtre de la salle de bains, en me laissant glisser le long de la gouttière.

— Chérie !

— Mais la police ouvre l’œil… et connaissait le télégramme que je vous avais envoyé ! Quoi qu’il en soit, nous sommes ici, tous les deux, et c’est le principal !… malheureusement, à partir de maintenant, nous allons jouer notre partie, vous et moi, chacun de notre côté…

Sa main posée sur la mienne, elle poursuivit :

— Je dis « malheureusement », parce qu’il n’est pas douteux que nous nous aimons !

— C’est bien mon avis mais il n’y a pas de quoi dire « malheureusement » ! Nous avons, vous et moi, survécu à une guerre mondiale, nous avons, vous et moi, vu la mort de près… et il n’y a aucune raison vraiment pour que le décès inopiné d’un vieillard… Au fait, quel âge avait-il ?

— Quatre-vingt-cinq ans.

— C’est juste ! C’était dans le Times. Entre nous soit dit, c’est un bel âge et il est tout simplement mort de vieillesse, ainsi que l’aurait reconnu tout médecin conscient de ses devoirs.

— Si vous aviez connu grand-père, vous seriez surpris qu’il ait pu mourir de quelque chose !

3

Je me suis toujours intéressé aux enquêtes policières de mon père, mais je n’aurais jamais pensé que l’une d’elles me passionnerait pour des raisons directes et personnelles.

Je ne l’avais pas encore revu. Il n’était pas à la maison lors de mon arrivée et, baigné, rasé, changé, j’étais tout de suite sorti pour aller rejoindre Sophia. Quand je revins, Glover me dit que mon père était dans son cabinet. Je le trouvai assis à son bureau, le nez plongé dans des papiers. Il se leva à mon entrée.

— Charles ! Un moment qu’on ne s’est vu !

Notre reprise de contact, après cinq ans de guerre, eût paru bien décevante à un Français. Pourtant, nous étions l’un et l’autre réellement émus. Le « pater » et moi, nous nous aimons bien et nous nous comprenons.

— J’ai un peu de whisky, dit-il, tout en emplissant un verre. Arrête-moi quand tu en auras assez ! Je suis désolé de n’avoir pas été à la maison pour t’accueillir à ton retour, mais j’ai du travail par-dessus la tête et je n’avais certes pas besoin de la fichue affaire qui me tombe dessus aujourd’hui !

Renversé dans un fauteuil, j’allumai une cigarette.

— Aristide Leonidès ? demandai-je.

Il me dévisagea une seconde, sourcils froncés.

— Qu’est-ce qui te fait dire ça, Charles ?

— Alors, je ne me trompe pas ?

— Comment as-tu deviné ?

— Un tuyau.

Il attendait. J’ajoutai :

— Et un tuyau sûr.

— Voyons ce que c’est !

— La chose ne va peut-être pas te plaire, repris-je. Quoi qu’il en soit, voici ! J’ai fait la connaissance de Sophia Leonidès au Caire, nous nous aimons et j’ai l’intention de l’épouser. Je l’ai vue ce soir. Elle a dîné avec moi.

— Dîné avec toi ? À Londres ? Je me demande comment elle a fait. Toute la famille avait été priée – oh ! très poliment – de ne pas bouger de chez elle !

— Je sais. Elle a filé par la fenêtre de la salle de bains, le long d’une descente d’eau.

Un sourire voleta sur les lèvres du « pater ».

— On dirait que c’est une femme de ressource !

— Mais ta police a l’œil et un de tes hommes l’a suivie jusqu’au restaurant. Je serai mentionné dans le rapport qui te sera remis : un mètre soixante-quinze, cheveux bruns, yeux bruns, complet râpé, etc.

Le regard de mon père se posa sur moi.

— Dis-moi, Charles… C’est sérieux cette histoire-là ?

— Oui, papa, répondis-je. C’est sérieux.

Il y eut un silence.

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