La maison biscornue d’ Agatha Christie

Brusquement, elle lança le bras. La secousse fit tomber sa cigarette sur l’acajou du bureau. Philip, très calme, la ramassa, l’éteignit et la jeta dans la corbeille à papier.

— Jusqu’au moment, acheva-t-elle, où je ferai passer sur la salle un frisson de terreur…

Son visage avait pris une expression horrifiée et, durant quelques secondes, elle fut une autre femme, une créature épouvantée par le tragique destin qui l’accablait. Puis ses traits se détendirent et, se tournant vers moi, elle me demanda le plus simplement du monde si ce n’était pas comme cela qu’on devait comprendre le personnage.

Je répondis que j’en étais persuadé. Je ne connaissais rien de la pièce, je ne me rappelais que très vaguement qui était Edith Thompson, mais je tenais à gagner la sympathie de la mère de Sophia.

— Au fond, reprit-elle, cette femme ressemble assez à Brenda. Je n’y avais jamais pensé, mais le point ne manque pas d’intérêt. Je ferais peut-être bien de le signaler à l’inspecteur.

— Est-il bien indispensable que tu le voies, Magda ? Tout ce qu’il a besoin de savoir, je puis le lui dire.

Elle protesta avec énergie.

— Mais il faut absolument que je lui parle, mon chéri ! Tu manques d’imagination et l’importance des menus détails t’échappe complètement. Il importe qu’il soit renseigné de façon très précise, qu’il sache toutes ces petites choses que certains d’entre nous ont observées, qui nous ont paru sur le moment inexplicables et qui…

Sophia, qui entrait, coupa la parole à sa mère.

— Voyons, maman, tu ne vas pas raconter à l’inspecteur un tissu de mensonges !

— Mais, Sophia, mon amour…

— Je sais que tout est au point dans ton esprit, ma chère maman, et que tu lui donnerais un excellent spectacle, mais j’ai la conviction que tu te trompes du tout au tout.

— Allons donc ! Tu ne sais pas…

— Je sais fort bien. Il faut jouer ça tout autrement. Parler peu, garder tout pour soi, rester sur ses gardes, protéger la famille…

Une perplexité enfantine se lisait sur le visage de Magda.

— Alors, tu crois vraiment…

— Aucun doute, maman. On ne sait rien, voilà le principe.

Sophia ajouta, cependant qu’un sourire détendait les traits maternels :

— Je t’ai fait du chocolat. Il t’attend sur la table du salon.

— Bonne idée, ma chérie. Je meurs de faim !

Sur le seuil, Magda se retourna pour prononcer une ultime réplique, dont je n’aurais su dire si elle s’adressait à moi ou aux rayons chargés de livres qui se trouvaient derrière mon dos :

— Vous ne sauriez imaginer quelle bénédiction c’est pour une maman que d’avoir une fille qui l’aime !

Elle sortit là-dessus.

— Dieu sait ce qu’elle racontera à la police ! dit miss de Haviland avec un soupir.

— Elle sera très bien, déclara Sophia.

— Elle est capable de dire n’importe quoi !

— Rassurez-vous, ma tante ! répliqua Sophia. Elle suivra les instructions du metteur en scène et le metteur en scène, c’est moi !

Ayant dit, elle sortit, vraisemblablement pour aller rejoindre sa mère. Elle revint presque aussitôt pour annoncer à son père que l’inspecteur principal Taverner désirait le voir.

— J’espère, ajouta-t-elle que tu ne vois pas d’inconvénient à ce que Charles assiste à l’entretien ?

La requête me parut surprendre quelque peu Philip Leonidès – il y avait de quoi ! – mais il n’en répondit pas moins, sincère d’ailleurs, que la chose lui était indifférente.

Un instant plus tard, l’inspecteur principal Taverner entrait. Solide, massif et rassurant. Il salua et ce fut miss de Haviland qui parla la première.

— Avez-vous besoin de moi, monsieur l’inspecteur ?

— Pas pour le moment, mademoiselle. Plus tard, si vous pouvez m’accorder quelques minutes…

— Mais certainement. Vous me trouverez en haut.

Elle sortit. Taverner s’assit dans un fauteuil. Philip Leonidès avait repris place derrière son bureau. L’inspecteur commença :

— Je sais, monsieur Leonidès, que vous êtes un homme très occupé et je ne vous dérangerai pas longtemps. Je dois cependant vous informer que nos soupçons se trouvent confirmés. Votre père n’est pas mort de mort naturelle, mais empoisonné par une dose excessive de physostigmine, produit plus communément connu sous le nom d’ésérine.

Philip acquiesça de la tête. Il ne paraissait pas autrement ému.

— Ce que je viens de vous dire, poursuivit Taverner, vous suggère-t-il quelque réflexion particulière ?

— Aucune. Pour moi, mon père a été victime d’un lamentable accident.

— Vous croyez ?

— La chose me semble très possible. Il était plus qu’octogénaire, ne l’oublions pas, et sa vue très mauvaise.

— De sorte que, confondant ses flacons d’ésérine et d’insuline, il aurait versé le contenu d’une fiole dans une autre ? Ça vous paraît vraisemblable ?

Philip Leonidès ne répondit pas.

— La fiole des gouttes pour les yeux, reprit Taverner, nous l’avons retrouvée dans une boîte à ordures. Elle ne porte aucune empreinte digitale, ce qui ne laisse pas que d’être en soi assez curieux. On devrait trouver dessus soit celles de votre père lui-même, soit celles de sa femme ou de son domestique.

Philip leva la tête.

— C’est vrai, au fait ! Il y a le domestique. Vous vous êtes occupé de lui ?

— Voulez-vous dire, monsieur Leonidès, que Johnson pourrait être le meurtrier ? Il avait, je vous l’accorde, toutes facilités pour commettre le crime. Seulement, dans son cas, ce qu’on n’aperçoit pas, c’est le mobile. Votre père avait l’habitude de lui donner chaque année des étrennes, toujours de plus en plus importantes. Il lui avait bien précisé qu’elles remplaceraient le legs qu’il eût pu lui faire par testament. Ces étrennes, après sept ans, représentaient une somme considérable, qui allait toujours en augmentant. Johnson avait évidemment intérêt à ce que votre père vécût le plus longtemps possible. De plus, il s’entendait parfaitement avec lui et son passé était irréprochable. C’est un domestique dévoué et connaissant son affaire.

Après une pause, il conclut :

— Pour nous, Johnson n’est pas suspect.

— Je vois, murmura Philip d’une voix posée.

— Vous serait-il possible, monsieur Leonidès, reprit Taverner, de me dire ce que vous avez fait, le jour où votre père est mort ?

— Très certainement, inspecteur. Je n’ai pas bougé de cette pièce, de toute la journée. Sauf, bien entendu, à l’heure des repas.

— Vous n’avez pas vu votre père ?

— Je suis allé lui dire bonjour après le petit déjeuner, ainsi que j’en avais l’habitude.

— À ce moment-là, vous vous êtes trouvé seul avec lui ?

— Ma… belle-mère était dans la pièce.

— Vous a-t-il paru tel qu’à l’ordinaire ?

Avec une ironie à peine perceptible, Philip répondit que son père ne semblait pas le moindrement se douter qu’il serait assassiné dans la journée. Taverner posa une nouvelle question.

— Il vivait dans une partie de la maison complètement distincte de celle-ci ?

— Oui. On ne peut y accéder que par la porte qui se trouve dans le hall d’entrée.

— Cette porte est fermée à clef ?

— Non.

— Jamais ?

— À ma connaissance, jamais.

— On peut donc passer librement de cette partie de la maison dans l’autre et inversement ?

— Oui.

— Comment avez-vous appris la mort de votre père ?

— Mon frère Roger, qui occupe l’aile ouest du premier étage, est arrivé, tout courant, dans mon bureau, pour me dire que notre père venait d’avoir une faiblesse, qu’il respirait avec peine et semblait très mal.

— Qu’avez-vous fait ?

— J’ai téléphoné au médecin, nul ne paraissant avoir songé à le faire. Il n’était pas chez lui. J’ai laissé pour lui un message le priant de venir le plus tôt possible, puis je suis monté au premier étage. Mon père était effectivement au plus mal. Il est mort avant l’arrivée du médecin.

Il n’y avait pas la moindre trace d’émotion dans la voix de Philip. Il énonçait des faits, simplement.

— Où se trouvaient les autres membres de votre famille ?

— Ma femme était à Londres. Elle est rentrée peu après. Sophia, je crois, était absente, elle aussi. Les deux petits, Eustace et Joséphine, étaient à la maison.

— J’espère, monsieur Leonidès, que vous ne prendrez pas ma question en mauvaise part, si je vous demande dans quelle mesure la mort de votre père modifiera votre situation financière.

— Je me rends très bien compte, inspecteur, que ce sont là des choses que vous avez besoin de savoir. Mon père avait tenu, il y a bien des années déjà, à assurer à chacun de nous son indépendance financière. À l’époque, il fit de mon frère le directeur et le principal actionnaire de l’Associated Catering, la plus importante de ses sociétés. Il me donna, à moi, ce qu’il considérait comme équivalent de ce qu’il donnait à mon frère, une très grosse somme, des valeurs diverses, représentant exactement un capital de cent cinquante mille livres, dont j’étais libre de disposer à mon gré. En même temps, il faisait de très généreuses donations à mes deux sœurs, qui sont mortes aujourd’hui.

— Sa fortune personnelle, cependant, restait considérable ?

— Non, il n’avait gardé pour lui qu’un revenu relativement fort modeste. Afin, disait-il, de conserver un intérêt dans l’existence…

Souriant pour la première fois, Philip ajouta :

— Depuis, il avait fait toutes sortes d’affaires et était redevenu plus riche qu’il ne l’avait jamais été.

— Vous avez décidé, votre frère et vous-même, de venir vivre ici. Était-ce à la suite de… difficultés financières ?

— Nullement, mais simplement parce que cela nous plaisait. Mon père nous avait toujours répété qu’il serait heureux de nous voir nous installer sous son toit. Différentes considérations d’ordre domestique m’ont incité à le faire, indépendamment de l’affection très réelle que j’avais pour lui, et, en 1937, je me suis établi ici avec ma famille. Je ne paie pas de loyer, mais je prends ma part des charges, proportionnellement aux locaux que j’occupe. Lui-même se fixa ici en 1943, quand sa maison de Londres fut écrasée par une bombe.

— Puis-je vous demander, monsieur Leonidès, si vous avez une idée de ce que peuvent être les dispositions testamentaires de votre père ?

— Je les connais fort bien. Il a refait son testament en 1945, dès la fin des hostilités. Il nous a réunis tous, en une sorte de conseil de famille et, à sa demande, son avoué nous a communiqué l’essentiel des dispositions contenues dans son testament. J’imagine que Mr Gaitskill vous les a déjà fait connaître. En gros, il laissait à sa veuve une somme de cent mille livres, tous droits payés, qui venait s’ajouter à la très belle dot qu’il avait reconnue, lors de son mariage, le reliquat de sa fortune devant être partagé en trois parts égales, une pour moi, une pour mon frère et une pour les trois petits-enfants.

— Aucun legs aux domestiques ou à des fondations charitables ?

— Aucun. Les gages des domestiques étaient augmentés chaque année, s’ils ne quittaient pas la maison.

— Actuellement, monsieur Leonidès, vous n’avez pas – je m’excuse de vous demander ça – particulièrement besoin d’argent ?

— Les impôts sont lourds, inspecteur, vous le savez comme moi, mais mes revenus me suffisent amplement. Mon père, d’ailleurs, se montrait avec nous très généreux et, en cas de nécessité, il serait tout de suite venu à notre secours.

D’une voix très calme, Philip ajouta :

— Je puis vous certifier, inspecteur, que je n’avais aucun motif financier de souhaiter la mort de mon père.

— Je serais désolé, monsieur Leonidès, de vous avoir donné à penser que je supposais le contraire. Mon enquête m’oblige malheureusement à des questions indiscrètes, comme celles qu’il me reste à vous poser. Elles concernent les rapports de votre père avec son épouse. S’entendaient-ils bien ?

— Autant que je sache, très bien.

— Ils ne se disputaient pas ?

— Je ne crois pas.

— Il y avait entre eux une… grande différence d’âge ?

— C’est exact.

— Aviez-vous… approuvé le second mariage de votre père ?

— Il ne m’a pas consulté.

— Ce n’est pas une réponse, monsieur Leonidès.

— Puisque vous insistez, je vous avouerai que je tenais ce mariage pour une erreur.

— Vous l’avez dit à votre père ?

— Je n’ai appris son mariage qu’alors qu’il était déjà un fait accompli.

— J’imagine que la nouvelle vous a donné un coup ?

Philip ne répondit pas. Taverner reprit :

— En avez-vous… voulu à votre père ?

— Il était parfaitement libre d’agir comme il l’entendait.

— Vous avez toujours été en bons termes avec Mrs Leonidès ?

— Toujours.

— En termes… amicaux ?

— Nous nous rencontrions rarement.

Taverner passa à un autre sujet.

— Pouvez-vous me parler de Mr Laurence Brown ?

— J’en doute. C’est mon père qui l’a engagé.

— Mais pour s’occuper de l’éducation de vos enfants, monsieur Leonidès.

— C’est exact. Mon fils a souffert de paralysie infantile. Le cas, heureusement, était bénin. On a pourtant estimé que mieux valait ne pas lui faire suivre les cours d’une école publique. Mon père pensa alors qu’on pourrait confier l’enfant et sa sœur Joséphine à un précepteur, lequel était assez difficile à trouver à l’époque, car il fallait qu’il fût dégagé de toute obligation militaire. Les références du jeune Brown étaient bonnes, elles donnaient satisfaction à mon père et à ma tante, qui s’est toujours occupée de l’éducation des petits, et il a été engagé avec mon assentiment. Je dois ajouter qu’il s’est montré un professeur consciencieux et compétent.

— Il ne réside pas dans cette partie de la maison ?

— Nous manquions de place.

— Avez-vous jamais remarqué – vous me pardonnerez de vous demander ça – quelque signe d’intimité entre Laurence Brown et votre belle-mère ?

— Je n’en ai jamais eu l’occasion.

— Vous n’avez jamais rien entendu dire à ce sujet ?

— Par principe, inspecteur, je n’écoute pas les ragots.

— Vous avez raison. Donc vous ne savez rien là-dessus ?

— Rien.

Taverner se leva.

— Eh bien, monsieur Leonidès, il ne me reste plus qu’à vous remercier.

Je sortis sur ses talons.

— Fichtre ! dit-il, une fois dans le couloir. Voilà ce que j’appelle un client dur à manier !

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